Réflexion sur l’exemple espagnol à l’approche des élections européennes de 2019

Les partis traditionnels de gouvernement sont à la peine en Europe, depuis plusieurs années et de façon durable. C’est vrai pour les conservateurs, libéraux ou chrétiens-démocrates, mais plus encore pour les sociaux-démocrates. Il y a à chaque fois un contexte particulier qui explique par exemple comment le PS français s’est émietté sous l’effet conjugué des “insoumis”, des “frondeurs”, ou des “marcheurs”, ou encore comment le SPD allemand a été pris en tenaille entre son désir d’opposition à la politique d’Angela Merkel et la nécessité de ne pas plonger l’Allemagne dans l’instabilité. Et il n’a réédité l’expérience de la “grande coalition” qu’au prix de très forts doutes.

Mais on voit bien qu’il y a aussi un contexte général défavorable à ces partis, qui ont souvent exercé des responsabilités gouvernementales au cours des cinquante dernières années, et sont tenus pour responsables par les électeurs de leurs insatisfactions – souvent légitimes. La crise financière de 2008, dont tous les effets ne sont pas effacés, la panne de “l’ascenseur social”, les inquiétudes liées au terrorisme ou aux migrations, un changement climatique et une transition énergétique mal maîtrisés, de nouveaux équilibres mondiaux tout sauf rassurants, conjuguent leurs effets et aboutissent à ce que, partout, les résultats électoraux des partis sociaux-démocrates soient en baisse, hypothéquant leur retour au pouvoir. Parfois, c’est leur survie même qui est en jeu. Ce n’est pas un moindre paradoxe, car plus que jamais les préconisations des sociaux-démocrates auraient besoin d’être entendues dans l’espace public. Mais en politique où tout n’est pas que raison, les peurs et les émotions ont aussi leur part. D’où la question : la social-démocratie a-t-elle encore un avenir en Europe comme parti de gouvernement ? On se gardera d’y répondre directement, mais il semble néanmoins intéressant d’examiner les évolutions très particulières en cours en Espagne : ne sont-elles liées qu’à leur contexte propre, ou peut-on les voir comme une hirondelle annonçant le renouveau ? L’avenir ne devrait pas tarder à nous apporter ses réponses !

Emergence de nouveaux partis suite à la crise de 2008…

Depuis la « transition » qui, à partir de 1978, mit fin au franquisme et permit ensuite l’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne (1986), la vie politique s’y caractérisa par l’alternance au pouvoir du PSOE (socialiste) et du PP (droite), lesquels devaient parfois chercher l’appoint de partis régionaux comme les basques ou les catalans. Mais la crise de 2008, qui vit l’explosion d’une énorme bulle immobilière, frappa durement l’Espagne. Le chômage, qui avait bien décru depuis les années 90, remonta alors vers les sommets (27 % de la population active, 50 % chez les jeunes), le PIB chuta de 5 %, et les salaires de 25 %. Ce n’est pas pour autant que les Espagnols enfilèrent des gilets jaunes et occupèrent les ronds-points, mais quand même, il fallait que la représentation politique puisse exprimer la colère et la souffrance de la partie la plus vulnérable de la population. Le mouvement des “indignés”, né suite à l’expulsion de leurs logements par les banques de ceux qui ne pouvaient plus payer les hypothèques, trouva sa traduction politique avec Podemos, un parti d’inspiration gaucho-libertaire, plutôt jeune et urbain, qui se situa d’emblée à la gauche du PSOE, et avec pour but de supplanter ce dernier.

A droite, le parti Ciudadanos naquit en réaction à l’effroyable corruption qui régnait – entre autres, mais notamment – dans le PP et dont les révélations successives ne firent qu’indigner toujours plus de nombreux Espagnols, plongés dans des difficultés au quotidien. Après une période consacrée à l’émergence, puis la consolidation des deux nouveaux venus, on arriva assez vite à un partage de l’électorat en quatre parties presque égales, quoiqu’avec des fluctuations, et toujours une certaine avance pour le PP, puis pour le PSOE. Chacun des deux nouveaux partis semblait grignoter inexorablement l’avantage résiduel du parti leader de son camp, et ils se situaient eux-mêmes dans cette logique du “sorpasso” électoral, qu’il voyaient comme leur voie privilégiée d’accéder au pouvoir, et qui les accaparait presque plus que tout le reste. On voit aujourd’hui que c’était assez présomptueux.

… et alliances fragiles

En tout cas, c’en était fini d’un bipartisme rassurant, mais failli. Or, tant la société civile que la classe politique manquaient d’expérience pour gérer la nouveauté du multipartisme, et l’on assista à des moments de confusion. Ainsi, entre les deux législatives de décembre 2015 et d’octobre 2016, l’Espagne connut dix mois sans pouvoir investir de gouvernement. Plus aucun parti n’avait la majorité à lui seul, ni ne s’imposait indiscutablement. Et ce n’était pas non plus le cas d’une coalition de deux des quatre partis, à l’exception d’un impensable accord PP-PSOE, dont personne ne voulait. Il fallut alors explorer la possibilité d’une coalition tripartite, par nature plus difficile à former et plus instable, et le PSOE de P. Sanchez, qui avait négocié avec Ciudadanos un pré-accord de gouvernement, rechercha par deux fois l’investiture. Cela aurait supposé sinon l’appui explicite, du moins l’abstention bienveillante de Podemos. Ce que ce parti refusa les deux fois, sans doute parce qu’il ne voulait à aucun prix de la victoire du PSOE. Les “barons” régionaux du PSOE, inquiets du déclin électoral de leur parti (84 députés sur 350 en octobre 2016, soit pas même 25 %) écartèrent alors P. Sanchez de la direction et permirent, par leur abstention, l’investiture d’un gouvernement minoritaire du PP, dirigé par Rajoy, et appuyé par Ciudadanos. Comme le PSOE n’avait pas conclu d’alliance avec ces deux partis, ce n’était pas vraiment une tripartite, il n’empêche que la survie du gouvernement dépendait de son bon vouloir.

Dans l’intervalle, P. Sanchez revint à la tête du PSOE lors d’un congrès, contre l’avis des “barons” mais avec la préférence marquée des militants. Il mena une opposition déterminée au gouvernement de Rajoy, ce qui ne l’empêcha pas de le rejoindre lors de la mise sous tutelle de la Généralité de Catalogne (art. 155 de la Constitution) en octobre 2017, après que les indépendantistes eurent fait voter au parlement régional des lois dites de déconnexion, aussitôt déclarées illégales par le Tribunal Constitutionnel, et proclamé dans des conditions rocambolesques l’indépendance de la Catalogne. Elle aussi immédiatement déclarée illégale. Sanchez critiquait l’immobilisme du gouvernement, qui en six ans n’était parvenu à aucun progrès dans le règlement de la crise catalane, et parce qu’il ne la traitait que sous l’angle judiciaire, sans faire aucun effort sérieux de dialogue. Il critiquait aussi la poursuite d’une austérité douloureuse, la faiblesse de l’engagement européen, et affirmait la nécessité de faire plus en matière de lutte contre les discriminations, notamment de genre, contre la violence machiste, et quant à la crise des réfugiés. C’était déjà une façon d’indiquer ses propres priorités. Mais, instruit par ses mésaventures antérieures, il résistait aux demandes incessantes de Podemos de chercher à faire tomber Rajoy par une motion de censure parlementaire, attendant son heure pour qu’il tombe comme un fruit mûr.

La justice permet de faire tomber Rajoy (PP)

En quoi il fit bien car cette heure vint en mai 2018, lorsque le tribunal qui instruisait l’un des cas de corruption lié au PP, l’affaire “Gürtel”, prononça des condamnations et signala que l’affirmation de Rajoy selon laquelle il n’était pas au courant des énormes malversations du trésorier de son parti, Luis Barcenas, n’était pas crédible. Pour Sanchez, quelle meilleure confirmation de ses thèses que celle d’une justice lente mais opiniâtre, lui qui déjà en 2015 reprochait à Rajoy de couvrir la corruption au sein de son parti, et lui disait que c’était une honte et qu’il devait démissionner? C’est alors qu’il déclencha la motion de censure, et la gagna grâce à une improbable coalition de son parti (84 sièges) avec Podemos (71), les indépendantistes catalans (14), les nationalistes basques (7), et le parti canarien (1). Cette courte majorité de circonstance permit à P. Sanchez de devenir Premier Ministre d’un gouvernement uniquement PSOE sans passer par la case “élections”. Il annonça tout d’abord l’organisation de prochaines législatives, ainsi que beaucoup le lui demandaient (comme une compréhensible vérification de légitimité). Assez vite cependant, il se ravisa et annonça son intention de terminer la législature, qui courait jusqu’en 2020. Avec pour raisonnement politique : dans le laps de temps relativement bref qui reste à courir, tentons de convaincre un électorat désabusé et réticent de ce dont les socialistes sont capables, et essayons alors de gagner plus confortablement. Après la motion de censure, Podemos avait pensé pouvoir monnayer son soutien et obtenir des postes ministériels-clés, dont la vice-présidence du gouvernement. Ce que Sanchez refusa sans ambages, conscient du fait que beaucoup d’Espagnols associent Podemos avec le Venezuela et craignent la paupérisation du pays si ce parti parvenait de près ou de loin au pouvoir. Il ne voulut donc leur promettre une alliance en bonne et due forme (inévitable à la longue), qu’après un temps aussi long que possible où le PSOE pourrait déjà faire ses preuves seul.

L’habileté de Sanchez

Incontestablement, il y a une part de funambulisme dans la démarche de Sanchez, basée sur une coalition aussi hétéroclite que fragile, mais aussi de volontarisme et d’audace : celle de celui qui sait distinguer le temps de l’attente de celui de l’action, et de celui qui sait transformer en force politique une faiblesse initiale. Sans que cela n’ait peut-être été suffisamment apprécié à sa juste valeur, P. Sanchez a donné à l’Europe une leçon politique assez magistrale. Il commença par former un gouvernement rajeuni, compétent et très féminisé, dont la composition même, visiblement peaufinée à l’avance, résonnait comme autant de messages : action sociale, prise en compte de la dimension environnementale et du changement climatique, lutte contre les discriminations et la violence machiste, renforcement de l’ancrage européen, reprise du dialogue territorial, en premier lieu avec les Catalans, et recherche de la réconciliation nationale pour refermer définitivement la page noire du franquisme. A l’opposé par exemple du parti travailliste de J. Corbyn, qui semble un peu fossilisé, Sanchez cherche à dessiner les contours de ce que pourrait être une social-démocratie convaincante pour le XXIème siècle.

Comme il était parvenu au pouvoir en juin 2018, sagement il ne chercha pas à modifier le budget que venait de faire approuver Rajoy juste avant sa chute. En revanche, il se mit tout de suite à la préparation d’un projet de budget pour 2019 plus conforme à ses orientations. Hausse de 23 % du SMIC, qui passerait à 900€/mois sur 14 mois, maintien de la progression des pensions, relance des investissements en infrastructures et dans la recherche, rééquilibrage  des investissements publics dans les régions, notamment au profit de la Catalogne, où le retard était manifeste. Le tout au prix d’une légère hausse du déficit, qui passerait ainsi de 1,4 à 1,8 % du PIB, en accord avec la Commission européenne, et toujours dans les clous du pacte de stabilité (règle des 3 %).

Bien sûr, le poids de la dette publique, passée en dix ans de 60 % à 100 % du PIB sous l’effet de la crise, ne donne pas au gouvernement de grandes marges, mais même cette petite augmentation du déficit apparaît comme contra-cyclique à un moment où la croissance – 3-4 % en moyenne en Espagne ces dernières années – donne quelques signes de fléchissement. P. Sanchez avait fait du vote de son projet de budget la pierre angulaire de sa survie politique à court terme – on a vu qu’elle était tout sauf évidente – et si la reprise du dialogue avec les indépendantistes catalans avait bien pour but la recherche d’une solution politique à cette crise, le marché leur fut clairement mis en main que cela devait passer par leur soutien au budget. Au passage, c’était une façon de les faire rentrer dans le jeu habituel des institutions, dont ils ne cessaient de s’exclure davantage. Cette équation déclencha de la part de la droite (PP et Ciudadanos) un pilonnage anti-Sanchez d’une incroyable violence, où ils l’accusaient de se mettre à la main des indépendantistes et de leur vendre l’unité de l’Espagne en échange de sa supposée soif de pouvoir. Une sorte de version moderne du plat de lentilles de la Bible. En l’occurrence, un discours choquant où l’insulte le dispute au mensonge et que certains qualifièrent “de guerre civile”. Par exemple, ils n’hésitèrent pas à appeler Sanchez un traître au pays !

Prochaine étape : les élections du 28 avril

Or justement, les indépendantistes rejetèrent ce projet de budget, forçant par là Sanchez à organiser des législatives anticipées, prévues pour le 28 avril. En refusant la main tendue du Premier Ministre, ils apportaient certes un démenti cinglant au discours chauvin et absurde de la droite, mais surtout ils donnaient à penser qu’ils voyaient plus d’avantages à un possible retour de cette même droite au pouvoir à Madrid (sous forme d’une coalition PP-Ciudadanos soutenue par Vox, le nouveau parti d’extrême droite) qu’à la poursuite de l’expérience du gouvernement Sanchez et de sa politique de détente. L’heure d’un choix important pour l’Espagne – et par conséquent aussi pour l’Europe – est donc proche. Le résultat s’annonce serré, et il n’est pas sûr qu’il puisse donner lieu à la formation d’une majorité nette et stable. L’intelligence du pari de P. Sanchez est qu’il se présente devant les électeurs en disant : “voici ce que j’aimerais faire, qui est bon pour vous et pour le pays, mais comme vous l’avez vu, j’en ai été empêché. Donnez-moi donc une majorité conséquente.” S’il ne le gagne pas, ce sont des partis qui dans les derniers mois ont tous donné un très fort coup de barre à droite qui viendront au pouvoir, avec les conséquences que l’on imagine aisément : un fort regain de la tension, et la poursuite des blocages. Comme cela n’a rien de très attrayant, il n’est pas impossible que Sanchez gagne ce pari, en faisant revenir vers le PSOE (et accessoirement vers son probable allié Podemos, bien qu’il soit manifestement en crise) des électeurs qui n’en avaient plus envie et s’étaient beaucoup réfugiés dans l’abstention. S’il le gagne, et les premières enquêtes semblent montrer que ce n’est pas impossible, cela voudra dire que son courage, sa détermination et son astuce auront payé. Ce serait une bonne nouvelle pour l’Espagne, et peut-être un exemple à suivre ailleurs en Europe !

Mots clés : Espagne, Social-démocratie et Elections

Eric Dufeil