Aurélia me rejoint près de la gare du Nord à deux stations de RER du centre d’Emmaüs Coup de Main situé à Pantin. Il y a un an nous nous serions retrouvées au bas de la tour Dexia à la Défense. Parcours de rejet et de rupture ou évolution naturelle vers ce qui résonne profondément en elle ? C’est à cette question que je voulais répondre en lui demandant de décrire la trajectoire singulière qui est la sienne.
Aurélia Dalbarade grandit à Paris, dans un foyer de cadres supérieurs, l’une travaille chez EDF, l’autre dans la communication. Elle n’est pas passionnée par les études à part celles des langues, seule matière dans laquelle elle s’implique vraiment. Aujourd’hui elle parle couramment l’italien, l’anglais, l’allemand et le français, a une connaissance scolaire de l’arabe littéral et des notions de mandarin.
Pourtant à 17 ans, en classe de terminale, l’adolescente rétive aux études fait une rencontre déterminante pour sa vie future : son professeur de mathématiques du lycée privé Edgar-Poe lui fait découvrir le plaisir des chiffres et du raisonnement mathématique, et par là-même lui donne le goût du travail. C’est une révélation qu’elle évoque encore aujourd’hui avec gratitude.
La suite coule de source : bac scientifique et classe préparatoire aux écoles de commerce. Au moment de passer les concours, elle choisit de tenter les écoles parisiennes, les Ecricom et une école nouvellement accessible par ce concours, l’ENSAE. Lorsqu’elle en informe sa mère, Ibtissam Achou-Haehnel, elle découvre que celle-ci en est diplômée (promotion 1967) !
Trois ans plus tard, diplôme de l’ENSAE en poche, doublé d’un DEA de macroéconomie, Aurélia se destine à une carrière d’économiste.
C’est à Hong Kong où son mari, rencontré sur les bancs de l’ENSAE, part faire sa coopération, qu’elle démarre sa carrière professionnelle, en contrat local au Crédit lyonnais. Une courte année asiatique, puis retour en France en 1998, Aurélia a 26 ans.
Elle entre alors à la FBF puis à l’AFG ; pendant quatre ans elle réalise des études économiques dans la droite ligne de sa formation.
Arrive le jour où Aurélia et son mari font face à la situation « banale » des couples de trentenaires diplômé.e.s d’écoles équivalentes, aux carrières comparables, parents d’un premier enfant, confrontés au choix de l’expatriation. Qu’à cela ne tienne, Aurélia aime bouger, découvrir des langues étrangères et voyager. Ce sera l’Italie où son mari est nommé. Aurélia ne parlait pas italien, un an plus tard, elle le parle couramment, a un deuxième fils et rentre chez Axa à Milan pour y faire de l’ALM (Asset Liability Management) ! « J’ai adoré » se souvient-elle avec enthousiasme, « ce fut un travail passionnant en finance, qui plus est en italien, avec beaucoup de responsabilités. Etant la seule Française dans la succursale italienne, travailler avec les italiens reste un souvenir fort !« .
Et c’est en Italie qu’une nouvelle facette d’Aurélia prend forme, de manière naturelle, comme une évidence : chaque matin en allant travailler, elle rencontre sur son chemin une Roumaine, mère de famille, SDF, avec ses deux enfants de l’âge des siens. Tout d’abord, elle l’observe, n’ose pas trop l’aborder, puis s’approche et au fil des jours la confiance va s’établir entre les deux femmes, des liens vont se créer, et petit à petit les choses se mettront en place. Aurélia, interpelée par la situation de la jeune mère va l’aider à trouver de quoi manger, un logement, du travail … « J’ai pris concrètement conscience que la misère des autres ne me laissait pas indifférente, mieux, me poussait irrésistiblement à agir, de façon naturelle, pour les aider« .
Mais l’aventure italienne se termine. Aurélia a vécu une expérience professionnelle passionnante chez Axa Italie ; mais aussi, sans peut-être en prendre pleinement conscience, une expérience personnelle intense de solidarité qui l’amène dès son retour en France à s’investir tout naturellement dans le comité de soutien des dix enfants de sans-papiers qu’accueille l’école maternelle de ses propres enfants dans le 11° arrondissement de Paris. Elle découvre et agit aux côtés du réseau éducation sans frontières (RESF) en animant un comité de soutien aux familles de sans-papiers.
A 35 ans, commence ainsi une période de vie riche et passionnante qu’Aurélia va dérouler, sans rien planifier, sur les trois registres qui finalement la constituent : sa vie familiale puisque sa famille s’agrandit avec l’arrivée d’un troisième enfant ; sa vie professionnelle, elle rentre chez Dexia pour y faire de l’ALM puis, au bout de quelques années, deviendra responsable des reportings de liquidités ; et enfin sa vie d’engagement solidaire, d’une part en prenant des responsabilités de présidence locale à la FCPE (au collège-lycée Jacques Decour dans le 9° arrondissement, 50 classes, 130 parents délégués), d’autre part en devenant coordinatrice d’un groupe local (9° et 18°) pour SNL, Solidarités Nouvelles pour le Logement. Dans ce cadre, elle coordonne l’accompagnement d’une dizaine de familles sorties de la précarité, dans des logements passerelles, en attente de logements sociaux.
En écoutant Aurélia raconter tout simplement ses multiples vies simultanées, je suis tentée d’évoquer agenda surbooké, stress permanent, surmenage. Le ton de sa voix lorsqu’elle parle de ses différentes activités me rassure. Et j’en viens à comprendre que finalement Aurélia exprime ainsi, naturellement, les différentes facettes de sa personnalité. Ce faisant, elle résume tout cela en disant : « Je suis restée 10 ans chez Dexia. Si certaines prises de fonctions m’ont certes enthousiasmée, il s’est avéré qu’au bout d’un certain temps j’avais l’impression d’être arrivée au bout de l’exercice, je me consacrais alors plus volontiers à mes activités associatives qu’à mon activité professionnelle. Il était temps pour moi de concrétiser mon engagement. J’ai en effet beaucoup de mal à supporter le mal-être des autres sans m’investir pour les aider« , et ajoute-t-elle « mes trois fils ne semblaient pas souffrir de mes multiples activités, au contraire ils ont été très vite sensibilisés à l’importance de l’aide et de l’accueil du prochain« .
C’est dans ce contexte que se profilent les questions de la quarantaine, âge du passage du devenir à l’être. Aurélia décide de passer à 4/5 de temps chez Dexia et peut ainsi donner plus de temps à ses engagements solidaires. Et pourquoi pas, commencer aussi à regarder les offres d’emploi dans l’économie solidaire.
Mais comme il est difficile, vu son parcours très classique, de convaincre qu’elle est prête à abandonner les avantages d’un grand groupe, le charme des immeubles de La Défense, un salaire enviable … pour les conditions plus spartiates des associations qu’elle sollicite.
C’est Emmaüs Coup de Main qui osera : en avril 2018, à 46 ans, Aurélia « se décide en 3 semaines, démissionne de Dexia et plonge« . Elle devient co-directrice en charge des finances, des RH et de l’administration aux côtés de deux autres co-directrices, chargées l’une de la recyclerie, l’autre de l’action sociale. Ses deux acolytes, formées à Sciences po et en droit, ont toujours travaillé dans l’économie solidaire. Aurélia, quant à elle, a tout à apprendre, ou presque.
Elle nous explique le projet de l’association : « Emmaüs Coup de Main est créé en 1995 dans le nord-est parisien pour développer un projet de solidarité globale, orchestré par et pour les personnes vivant dans la rue. Historiquement lié à la Roumanie, le projet social est notamment tourné vers l’accompagnement des familles roumaines.
En 2011, l’association rejoint Emmaüs, le mouvement fondé par l’abbé Pierre, et formalise ainsi les liens forts existant entre l’association et Emmaüs.
Aujourd’hui Emmaüs Coup de Main continue de porter un projet d’accompagnement global autour de trois domaines d’activité : l’hébergement, le recyclage et l’insertion sociale et professionnelle.
Ces trois facettes du projet social donnent des résultats tangibles chaque année :
– le dispositif d’hébergement permet notamment à 20 familles de trouver un logement
– ce sont chaque année 1000 tonnes d’objets qui sont collectées et revalorisées dans les cinq boutiques de l’association, leur donnant ainsi une seconde vie
– les ateliers d’insertion permettent à des dizaines de personnes de trouver un emploi stable, une formation qualifiante ou tout simplement un projet professionnel pérenne« .
Aurélia décrit les moyens et la mise en oeuvre de ce projet associatif et solidaire : « Emmaüs Coup de Main accueille chaque année dans ses deux chantiers d’insertion 80 personnes très éloignées du monde du travail (au chômage depuis plus de deux ans, bénéficiaires du RSA), souvent non francophones et en situation de grande précarité. Durant leur parcours chez Emmaüs Coup de Main, elles seront accompagnées socialement (ouverture des droits au logement, CAF, sécurité sociale…) et bénéficieront de nombreuses formations tant externes (cours de français, de cariste, de SST – sauveteur secouriste du travail – et autres ateliers liés à l’estime de soi) qu’internes (ateliers numériques, logiciel de vente, de réemploi, d’éco-conduite, ateliers de revalorisation…). En moyenne un.e salarié.e en insertion passera un tiers de son temps en formation. Les salarié.e.s vont apprendre les règles et les codes du travail (être présent, à l’heure, travailler en équipe…) grâce aux emplois qu’ils occupent dans l’association : chauffeur, livreur, ripeur, manutentionnaire, agent de tri, cordonnier, tailleur, réparateur, vendeur…« .
Aurélia, en charge des RH, découvre ce que signifient les Ressources Humaines dans ce cadre particulier de 20 salarié.e.s permanent.e.s et de près d’une centaine de salarié.e.s en insertion. Par ailleurs, elle gère également le budget de l’association dont un tiers provient des ventes et le reste de subventions via des partenaires publics « la Dirrecte, la Ville de Paris, la DRIHL, la DASES, le FSE… » ou via des appels à projets émanant de différents partenaires : « une de nos particularités est aussi le développement des services aux entreprises (les journées RSE). De plus en plus d’entreprises font appel à Emmaüs Coup de Main pour des opérations de team building au cours desquelles les salarié.e.s des entreprises du privé viennent passer une journée chez nous, en immersion, et partagent les activités de nos salarié.e.s en insertion. Cela peut aller du tri des objets collectés en ramassage au relooking d’une de nos boutiques. Ces journées sont très enrichissantes pour toutes et tous, chacun se familiarisant avec un univers différent du sien« . Et Aurélia d’ajouter « si vous êtes partant pour un team building solidaire pour vos équipes, n’hésitez pas à me solliciter !« .
Finalement au terme de notre entretien, j’ai ma réponse : depuis toujours Aurélia a choisi de s’orienter vers ce qui lui plaisait, ce qui l’attirait. Pas de concession avec l’ennui, l’obligation, l’utile ou le stratégique. Quitter le milieu de la banque s’est imposé à elle car « il était temps pour moi de m’engager dans le monde de la solidarité, une évolution guidée par ce qui résonne en moi, le souci des autres qui a toujours fait partie de moi« .
Elle a choisi de mettre à profit ses compétences et son expérience au service des autres pour aider les personnes en situation de précarité, leur remettre le pied à l’étrier, les aider à trouver un emploi pérenne et une formation.
Aurélia ne fait pas un virage, elle se déploie, tout simplement.
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très inspirant, merci beaucoup !