L’alchimie des succès

Le « pitch » : un « Dallas à la française », portant le titre prometteur de Riviera, dans le domaine du parfum, évoquant les péripéties personnelles et business d’une riche famille de parfumeurs issue de la Riviera française et implantée dans plusieurs pays européens.

Une bonne idée ?

Oui assurément : nous étions au début des années 90, tous les ingrédients étaient là pour créer le premier programme quotidien de fiction à portée européenne puisqu’à peu près tous les pays majeurs de l’Europe de cette époque étaient impliqués dans l’histoire, qui devait donc potentiellement concerner, au travers de cette famille, tous les citoyens / téléspectateurs des pays européens. De plus, d’un point de vue « savoir-faire », qui n’existait pas en France à l’époque pour ce genre de feuilleton, celui-ci était importé des Etats-Unis par la filiale française d’un groupe de production américain.

Un succès ?

Pas vraiment car seule la diffusion en Grèce a réalisé de bonnes performances…

Pourquoi ?

Eh bien, rien de clair !… En tout cas, tous les professionnels, chez le producteur (EC Télévision, filiale française du groupe de communication américain Interpublic, spécialisée à l’origine dans les jeux comme « La Roue de la Fortune), et chez le diffuseur (TF1), qui ont œuvré sur ce programme, ont fait de leur mieux et étaient persuadés – c’est la moindre des choses- que cette fiction allait marcher.

Cette anecdote est typique de cette fameuse alchimie, souvent impénétrable, qui s’établit, ou pas, lors de toute la chaîne de fabrication et de référencement d’un programme : en effet il faut que le contenu soit bon, mais aussi qu’il soit bien diffusé, c’est-à-dire sur la bonne chaîne, le bon jour, et à la bonne heure. Et ce bon jour de diffusion, personne ne le connaît, y compris et surtout chez les professionnels reconnus alors aux manettes.

Pour les émissions de plateau, c’est-à-dire essentiellement les jeux, les « talk-shows », les magazines, et les programmes de téléréalité, les horizons de décision sont différents et bien plus courts ; cependant les processus sont pratiquement les mêmes : idée / la narration pour une fiction ou la mécanique pour une émission de plateau / réalisation / diffusion. Toutefois, les investissements sont moindres avant de s’apercevoir que l’idée est bonne…ou pas.

En effet, pour ce genre d’émissions, la matière est moins écrite, plus malléable, plus propice à tester, plus légère à produire, plus rapide à réaliser, plus facile à corriger en cours de diffusion.

Citons l’exemple de « Ça se discute », magazine de société lancé en 1994 sur France 2, produit et présenté par Jean-Luc Delarue. Il s’agissait de partages de témoignages sur des sujets de société donnés : l’euthanasie, « mon conjoint est en prison », ou encore « mon conjoint n’arrête pas de me tromper » en passant par « Quelle vie après la célébrité ? ». Dans une première formule, ce magazine a d’abord été diffusé en deux temps : les « pour » le lundi soir et les « contre » le mardi soir. Cette formule restreignait le champ des sujets qui pouvaient être abordés, était moins propice aux polémiques, et finalement ne permettait pas de « conclure ». C’est pour cela qu’au bout de 18 mois environ, ces deux émissions ont été regroupées en une seule où étaient mélangés les « pour » et les « contre ». Ceci permit également d’en augmenter l’audience en la concentrant sur une seule soirée. Au passage, cet exemple permet de se rendre compte du temps nécessaire pour installer une formule efficace et pérenne.

Les bonnes idées de la téléréalité

Autre exemple, encore bien plus polymorphe, avec la téléréalité, apparue dans toute sa splendeur en 1999 aux Pays-Bas avec Big Brother, produit par la société ENDEMOL : il s’agissait d’un programme dit « d’enfermement » (dénommé de nos jours plus vertueusement « vie en collectivité ») où les candidats, jeunes filles et garçons, étaient observés en continu dans leurs moindres faits et gestes (ou presque !) sans avoir aucun contact avec l’extérieur. Leur communication externe se limitait au « confessionnal » où ils venaient faire état de leur ressenti…car ils vivaient sous contrainte et devaient accomplir des tâches, souvent ménagères, qui se transformaient en épreuves. Sur fond de mise en lumière des capacités personnelles des candidats et de leur aptitude à vivre en collectivité, le mélange savant de profils individuels divers et variés et les contraintes auxquelles ils étaient soumis généraient des péripéties et des confrontations plus ou moins rudes.

Ainsi, pendant 3 mois et pratiquement chaque semaine, un candidat était éliminé, jusqu’au dernier candidat qui gagnait des prix substantiels (argent, voiture, maison, …) et une forme de célébrité à éventuellement monétiser par la suite.

Ce programme, que l’on peut résumer en un laboratoire d’observation de comportements d’êtres humains sous contraintes, a fait beaucoup d’émules. Formaté à l’origine pour une chaîne de télévision d’un « petit » pays, son succès et son coût imbattable en ont vite fait une sorte de panacée. En outre, sa rentabilité était d’autant plus importante que, dans la plupart des pays, ces programmes pouvaient être coupés par de la publicité en quantité bien plus grande que pour des œuvres de fiction.

Nombreuses en ont été les déclinaisons, comme « Loft Story » sur M6 ou « La ferme des célébrités » sur TF1. La téléréalité perdure de nos jours sous des formes vertueuses et très performantes, en particulier auprès des publics jeunes – qui ont par ailleurs tendance à délaisser la télévision -, comme les recherches de talents, sorte de reclassification de l’ancien genre télé-crochet avec « The Voice », et aussi des compétitions comme « Danse avec les Stars » ou « Koh-Lanta ».

L’imagination étant sans limite dans tous les sens du terme, il existe aussi des formes très trash de téléréalité qui épargnent encore la France (personnes obèses devant se soumettre à une cure d’amaigrissement, candidats privés de sommeil, …).

L’avènement de la téléréalité est instructif par ses conséquences sur la macro-économie des genres de programmes et l’appétence des chaînes de télévision : en réaction à ces programmes venant d’un « petit » pays sans gros moyens financiers, rassemblant à faible coût une audience très importante, dont les jeunes, et capables de maximiser les recettes publicitaires, les studios américains ont massivement investi, avec grand succès, dans la production de séries TV bien mieux adaptées à l’univers de la télévision que les films de cinéma. Cela a donné par exemple « Lost, les disparus », « Urgences » et « Les Experts » existant en versions Manhattan, Miami, Los Angeles, et Cyber. Là encore, ces émissions réalisent de fortes audiences aux Etats-Unis et ont de faibles prix car déjà amorties sur leur territoire d’origine ; ces séries se sont donc facilement invitées sur les grandes chaînes françaises.

Et ce n’est qu’au cours de la période très récente que la fiction française, encouragée par le succès de la production américaine sur nos antennes, a pris des risques et a réussi à faire jeu égal et même dépasser les performances de la fiction US.

Tous ces exemples mettent bien en évidence la conjugaison d’une trilogie idée – réalisation – moyens financiers pour créer un succès qui, dans tous les cas de figure, sera sublimé par une forme de magie qui s’opèrera sur le public.

Un marché sous tension : révolution numérique et mondialisation

Même si, contrairement aux émissions de plateau, les œuvres audiovisuelles (fictions et documentaires) bénéficient d’aides financières sur fonds publics grâce au CNC (Centre National du Cinéma et de l’Image Animée), tous les programmes, en plus d’être nécessairement bons de manière intrinsèque, sont soumis à la loi du marché qui, avec une complexité et des tensions grandissantes, laisse de plus en plus difficilement la place aux idées originales.

Comme bien d’autres secteurs, le secteur de la production audiovisuelle est fortement touché par la numérisation qui facilite par ailleurs la mondialisation. Le marché subit une profonde mutation accompagnée d’une violente remise en cause des modèles économiques. En raison de sa rareté, l’offre y a toujours joué un rôle nettement prépondérant par rapport à la demande : pourtant de nos jours le fameux « y’a rien à la télé ce soir » a du plomb dans l’aile !

En effet le numérique a généré une expansion considérable du paysage audiovisuel qui s’étend maintenant avec internet au-delà du « simple » téléviseur : la démultiplication des supports de diffusion génère un foisonnement de l’offre pour les usagers et en conséquence une fragmentation du public, jusqu’alors plutôt monolithique dans la mesure où, faute de mieux (la télévision est de loin le premier loisir à domicile des foyers français en temps passé), il se répartissait sur seulement 6 chaînes de télévision.

De nos jours, tous les Français ont accès à 27 chaînes gratuites grâce à la TNT et à une offre vidéo internet gratuite pléthorique touchant tous les domaines. Dans le domaine de l’offre payante, nécessitant soit un abonnement forfaitaire soit un paiement à l’acte, aussi bien en TV que sur internet, l’opulence est là également, tout particulièrement pour le sport, le cinéma et les séries. Et la consommation en délinéaire (différé, replay) complète la vision en direct.

Pourtant, à y regarder de plus près, cet accroissement de l’offre ne s’accompagne pas, en France, d’une expansion de nouveaux programmes aussi forte.

Certes, les produits premium, à l’instar des grandes compétitions sportives, des blockbusters cinéma et des grosses séries TV, restent rares et sont les seuls à avoir la capacité de fédérer un très large public ; mais les diffuseurs qui ont encore les moyens de les acquérir souffrent par ailleurs et surtout ne sont plus du tout les seuls à pouvoir les acquérir.

D’ailleurs, la plupart des programmes premium ont d’abord une première vie dans l’offre payante puis passent dans l’offre gratuite : c’est le parcours classique d’un film de cinéma qui, après sa sortie en salles, se retrouve d’abord sur Canal Plus puis sur une chaîne gratuite comme TF1 un an plus tard, tout en étant également mis à disposition sur les services de Vidéo à la demande. Cela fait qu’il a pu être vu et revu par une grande partie de la population lorsqu’il arrive sur la télévision gratuite.

La plupart des retransmissions sportives, matière éphémère par excellence, n’ont plus qu’une seule vie dans le domaine payant, comme c’est le cas pour le championnat de Ligue 1 et le TOP 14.

Mais que se passe-t-il donc ?

D’abord le numérique a permis la démultiplication de contenus fabriqués à bas coûts pour le net et surtout pour les petites chaînes, puis pour les grandes. Cela a engendré une baisse globale des coûts de production de tous les programmes et donc des marges des sociétés de production.

Autre phénomène majeur, la numérisation a démultiplié également les moyens de diffusion et de réception, et a favorisé la fragmentation des audiences. A l’ère d’une convergence, tant technologique que de contenus – on peut tout voir partout -, la plupart des contenus sont maintenant accessibles pratiquement à tout moment sur les 4 écrans, TV, ordinateur, tablette, smartphone, et le public a maintenant les moyens de s’éparpiller. Ceci érode sensiblement la toute puissance rassembleuse des 6 grandes chaînes historiques jusqu’alors bien tranquilles. Les recettes publicitaires indexées sur la quantité d’audience à un instant donné se sont donc elles aussi érodées, provoquant une baisse de leur capacité d’investissement dans les programmes et une aversion grandissante pour le risque lié à la mise à l’antenne. Il s’agit donc d’une conséquence directe sur la création et l’imagination puisque ce sont ces grandes chaînes uniquement qui disposent de la surface financière suffisante pour développer de nouveaux programmes.

Ainsi, les nouvelles chaînes de la TNT, à l’exception de programmes originaux à succès comme « Quotidien » ou « Touche pas à mon poste », rediffusent fréquemment d’anciens programmes appartenant aux « grandes » chaînes pour en amortir les droits et ne pas créer de dépenses inutiles. Et pour réduire le risque au maximum, l’importation des bonnes idées de programmes qui ont déjà fait leurs preuves à l’étranger va bon train ; même dans la fiction, domaine de prédilection de la création, on va jusqu’à acheter des scénarios de séries américains pour en faire des adaptations françaises. On peut donc parler de pénurie d’idées car depuis la téléréalité, aucun nouveau genre de programmes n’est apparu…

Et voici que les GAFAN (Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix) et les opérateurs télécoms arrivent sur le marché et en changent radicalement la donne : dotés de moyens financiers considérables par rapport aux chaînes de télévision, ils acquièrent de nombreux programmes premium et produisent leurs propres contenus originaux.

Chez les opérateurs télécoms, on assiste à divers phénomènes : développement d’acquisitions de retransmissions sportives, création de leurs propres chaînes (SFR Sport, Altice studio et OCS -Orange- pour le cinéma et les séries), création de leurs propres studios de production (SFR Studio et Orange Studio), et bien sûr émergence de leurs propres catalogues pour leurs services de Vidéo à la Demande.

Les GAFAN, bien que ne déployant pas de chaînes de télévision traditionnelles, misent exclusivement sur les services de Vidéo à la Demande (et des retransmissions sportives en direct pour Facebook) avec une stratégie dans le domaine des contenus d’autant plus agressive envers les acteurs historiques qu’ils bénéficient d’une assise mondiale permettant d’amortir leurs coûts à grande échelle (environ 110 millions d’abonnés pour Netflix) et aussi d’éviter les contraintes des réglementations de la fiscalité locales auxquelles sont soumis leurs concurrents locaux.

Avec le numérique, on assiste ainsi à un foisonnement de l’offre qui va modifier profondément les comportements et continuer à fragmenter le public de la télévision au profit d’acteurs mondiaux dont la puissance est inégalée à ce jour.

Et après la « déification » de l’algorithme de recommandation de Netflix qui, en scrutant le comportement de ses abonnés, en déduit leurs goûts et optimise les propositions qui leur sont faites, semblant avoir largement contribué à son succès, voilà que les premières séries écrites par des procédés d’Intelligence Artificielle commencent à apparaître…

Alors statisticien aujourd’hui, magicien TV de demain ?

 

Patrick Ballarin
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