Article initialement publiĂ© dans Variances n°42 d’octobre 2011. Cet article s’appuie sur le travail rĂ©alisĂ© par ClĂ©mence Bonniot, Anne Degrave, Guillaume Roussellet et Astrid Tricaud, lors de leur 2Ăšme annĂ©e Ă  l’ENSAE en 2011, dans le cadre d’un mĂ©moire de statistiques appliquĂ©es encadrĂ© par Julyan Arbel et Pierre Jacob.

 

Quand un quidam visite un musĂ©e d’art moderne et qu’il observe une Ɠuvre telle que 1024 Colours de Gerhard Richter (Figure 1), il peut naturellement se poser la question suivante : les couleurs ont-elles Ă©tĂ© choisies une par une, minutieusement, suivant une intention prĂ©cise de l’auteur, ou ont-elles Ă©tĂ© placĂ©es alĂ©atoirement par un peintre malicieux, riant sous cape en imaginant les critiques chercher un sens lĂ  oĂč il n’y aurait que de l’alĂ©atoire ? Dans le cas de cette peinture, la technique est expliquĂ©e par le peintre lui-mĂȘme, qui dĂ©clare[1] avoir utilisĂ© un processus alĂ©atoire programmĂ© sur ordinateur pour placer les couleurs, rĂ©duisant Ă  dessein le rĂŽle de la volontĂ© de l’artiste dans la crĂ©ation de l’Ɠuvre. Cette peinture fait partie d’une sĂ©rie datant de 1973, Colour Charts, qui compte une cinquantaine de grilles de diffĂ©rentes tailles (de 6 Ă  5000 couleurs).

Figure 1: 1024 Colours, 1973, Gerhard Richter [2]

Figure 1: 1024 Colours, 1973, Gerhard Richter [2]

Mais la question du quidam est-elle vraiment rĂ©solue ? Si le peintre dĂ©clare avoir utilisĂ© une machine dans son processus crĂ©atif, dans le but d’introduire de l’alĂ©a, il ne dĂ©taille pas vraiment sa mĂ©thode. On ne sait donc pas quel processus alĂ©atoire a Ă©tĂ© utilisé : est-ce  pour choisir les couleurs, ou pour les placer ? Le but est-il d’obtenir une forme d’uniformitĂ© sur l’ensemble des grilles de couleurs possibles ? AprĂšs tout, « alĂ©atoire » est un mot assez vague, qui peut signifier tout autant « imprĂ©visible », « chaotique » ou « incertain », et qui a Ă©galement dans le langage courant des acceptions plus proches d’« uniforme ». Par ailleurs il existe une infinitĂ© de processus alĂ©atoires (au sens mathĂ©matique du terme) pouvant associer des couleurs Ă  des zones de toile dans le but de produire un tableau, et l’explication de l’auteur est donc trĂšs vague.

Pour s’attaquer Ă  ces questions d’un point de vue statistique, il s’agit d’abord de transformer ces tableaux en jeux de donnĂ©es. Le site du peintre propose des photographies des peintures, Ă  partir desquelles nous avons opĂ©rĂ© une simplification : nous avons extrait de chaque case de la grille une couleur moyenne, reprĂ©sentĂ©e par un triplet de nombres correspondant aux composantes « Rouge », « Vert », « Bleu » (modĂšle RVB). La peinture 1024 Colours devient alors une matrice de taille 32 x 32, contenant des triplets de couleurs. Les donnĂ©es peuvent aussi ĂȘtre reprĂ©sentĂ©es de maniĂšre Ă©quivalente en triplets de « Teinte », « Saturation », « Luminosité » (modĂšle TSL). Bien entendu, la structure matricielle est importante car la position des cases les unes par rapport aux autres devra ĂȘtre prise en compte. Une fois ce jeu de donnĂ©es constituĂ©, une premiĂšre Ă©tude a Ă©tĂ© faite sur les couleurs indĂ©pendamment de leur disposition.

La répartition des couleurs est-elle uniforme?

Une Ă©tape prĂ©liminaire pour comprendre les donnĂ©es consiste Ă  tracer les reprĂ©sentations graphiques suivantes: histogrammes, nuages de points… sur un jeu de donnĂ©es aussi colorĂ©, les possibilitĂ©s de produire de jolis graphes ne manquent pas[3]. On souhaite d’abord rĂ©pondre Ă  une question simple: la rĂ©partition des couleurs sans prendre en compte leur position est-elle uniforme ? Tracer l’histogramme de donnĂ©es tridimensionnelles relĂšve de la gageure. Les histogrammes couleur par couleur pallient cette difficultĂ© et permettent de se donner une premiĂšre idĂ©e. On apprend Ă  ce stade que la distribution de chaque composante diffĂšre nettement d’une loi uniforme, et prĂ©sente un surplus de valeurs foncĂ©es. L’histogramme de la teinte dans le modĂšle TSL montre que certaines couleurs de l’arc-en-ciel sont sous reprĂ©sentĂ©es dans le tableau, Ă  savoir les verts et les violets. Les nuages de points permettent d’apprendre sur l’aspect multivariĂ© des donnĂ©es, c’est-Ă -dire la corrĂ©lation entre les composantes. Par exemple, on reprĂ©sente les points dans les plans constituĂ©s de couples de composantes (on observe des points dans les lois marginales bivariĂ©es). On constate que la premiĂšre bissectrice est toujours sur-reprĂ©sentĂ©e dans le modĂšle RVB. Cela est corroborĂ© par le nuage des points dans le cube de la Figure 2: les points se concentrent le long de la diagonale entre le sommet noir et le sommet blanc.

Figure 2: Représentation en perspective des cases selon leurs coordonnées dans le modÚle RGB.

Figure 2: Représentation en perspective des cases selon leurs coordonnées dans le modÚle RGB.

De nombreux tests statistiques ont permis de quantifier ces premiĂšres intuitions. L’ensemble des rĂ©sultats montre finalement que les couleurs n’ont vraisemblablement pas Ă©tĂ© tirĂ©es uniformĂ©ment dans les diffĂ©rents schĂ©mas de couleurs considĂ©rĂ©s. Mais aprĂšs tout, ce n’est pas exactement ce qu’avait affirmĂ© l’auteur, dont le but Ă©tait de minimiser le rĂŽle de sa propre volontĂ© dans son procĂ©dĂ© artistique.

Y a-t-il des corrélations entre les différentes cases ?

AprĂšs ce travail descriptif et afin de rĂ©pondre Ă  la question initiale, il s’agit de prendre en compte la dimension spatiale des donnĂ©es : il y a des couleurs, et il y a des positions sur la toile. On peut interprĂ©ter l’hypothĂšse d’alĂ©a dans les donnĂ©es comme une hypothĂšse sur l’autocorrĂ©lation spatiale. Ici cette derniĂšre indique si la couleur d’une case donnĂ©e « influe » sur les couleurs des cases voisines. Si elle est nulle, cela indique que la couleur d’une case n’a pas d’effet direct sur les couleurs voisines (penser Ă  l’ « effet de neige » que l’on peut observer sur les tĂ©lĂ©viseurs dĂ©rĂ©glĂ©s). Les cases voisines sont ici dĂ©finies comme les cases se situant sur les cĂŽtĂ©s et aux coins d’une case donnĂ©e. La Figure 3 montre, pour chaque composante, le niveau de la composante (de rouge) de chaque case en abscisse, et le niveau moyen de la composante (de rouge) sur les cases voisines en ordonnĂ©e. La droite de rĂ©gression qui traverse le graphe permet de dĂ©tecter s’il y a une tendance positive ou nĂ©gative. Ici la droite est presque horizontale (pente non significativement diffĂ©rente de 0), indiquant une absence d’effet spatial. Un test (dit de Moran) vient confirmer et quantifier ce constat.

Figure 3: Moyenne des niveaux de rouge des 8 cases voisines en fonction du niveau de rouge (Ă©chelle de 0 Ă  256); droite de rĂ©gression (d’équation y = 0.002 x + 75).

Figure 3: Moyenne des niveaux de rouge des 8 cases voisines en fonction du niveau de rouge (Ă©chelle de 0 Ă  256); droite de rĂ©gression (d’équation y = 0.002 x + 75).

MalgrĂ© l’absence uniformitĂ© des couleurs elles-mĂȘmes, on trouve ainsi que les couleurs d’une case ne sont pas corrĂ©lĂ©es avec les couleurs voisines. En ce sens la mĂ©thodologie mise en oeuvre confirme le succĂšs de l’auteur, qui a vĂ©ritablement construit une sĂ©rie d’Ɠuvres uniques de ce point de vue, oĂč la couleur de chaque partie du tableau est imprĂ©visible, mĂȘme si l’on connaĂźt les autres parties. Le mĂȘme test d’autocorrĂ©lation spatiale appliquĂ© Ă  la plupart des tableaux (pourvu que l’on s’accorde sur la maniĂšre de dĂ©couper un tableau en cases) donnerait Ă  coup sĂ»r des rĂ©sultats diffĂ©rents, que l’Ɠuvre soit figurative ou pas.

Appliquer des mĂ©thodes statistiques Ă  tout (et n’importe quoi)

Au-delĂ  de l’enjeu, en somme trĂšs limitĂ©, de l’étude prĂ©sentĂ©e dans cet article, il nous a semblĂ© instructif d’utiliser et de faire utiliser Ă  des Ă©lĂšves des mĂ©thodes classiques sur un problĂšme original, voire loufoque. D’une part pour souligner l’aspect universel de la statistique en tant que science, mais aussi en tant que mĂ©tier: le statisticien peut ĂȘtre amenĂ© pendant sa carriĂšre Ă  papillonner entre de nombreux secteurs, comme l’atteste l’annuaire des anciens de l’ENSAE (il y a certes peu d’opportunitĂ©s de carriĂšre en tant que statisticien critique d’art). Et d’autre part pour souligner les limites de ces mĂ©thodes statistiques, qui s’appliquent toujours mais dont il faut savoir bien interprĂ©ter le rĂ©sultat dans le contexte d’application, et le confronter Ă  la question initiale.


[1]        Sur son site internet http://www.gerhard-richter.com/

[2]       Image tirée de son site, ibid.

[3]        Des images qui n’ont pas Ă©tĂ© reproduites dans cet article sont accessibles en ligne sur le blog Statisfaction: http://statisfaction.wordpress.com/2011/08/09/richter/

 

Julyan Arbel et Pierre Jacob
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