L’édition de septembre 2016 du petit-déjeuner Economie-Finance a permis à un grand nombre de nos membres d’écouter Philippe Brassac (1981), directeur général du groupe Crédit Agricole SA, qui intervenait sur le thème « L’industrie bancaire face à ses défis ». Le succès de cet événement a été tel qu’il nous a malheureusement fallu clore les inscriptions.

Nous vous proposons de retrouver ici le portrait de Philippe Brassac initialement paru dans le numéro 48 de Variances (octobre 2013)  :

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Variances – Philippe, qu’est-ce qui t’a incité à choisir l’ENSAE à l’issue des concours ?

Philippe Brassac – Mon ambition était de devenir pilote de ligne, mais j’ai raté les tests d’aptitude en vol du concours de l’ENAC et me suis rabattu sur l’école la plus réputée parmi celles auxquelles j’avais été reçu. Mon professeur de Mathématiques de classes préparatoires
disait le plus grand bien de cette école, vers laquelle m’attirait mon goût des mathématiques et des probabilités, que j’ai pu d’ailleurs pleinement assouvir pendant mes années de scolarité. Je me souviens ainsi d’avoir choisi comme projet de groupe de travail l’application de Box-Jenkins à des données qualitatives, comme les facteurs de déclenchement d’une avalanche. L’ENSAE m’a également permis de découvrir l’économie qui m’a passionné.

Variances – Peux-tu nous décrire brièvement ton parcours au sein du groupe Crédit Agricole ?

Philippe Brassac – J’ai intégré le Groupe Crédit Agricole dès 1982, après mon service national effectué comme contrôleur aérien de l’Aéronavale. Lorsque j’avais cherché une entreprise pour m’accueillir en tant que stagiaire durant mes études, je m’étais naturellement tourné vers le Crédit Agricole du Gard : il s’agissait du plus gros employeur du département dont je suis originaire – je suis Nîmois -, et j’y ai été embauché à la fin de mon service militaire comme chef de service, organisateur du domaine crédit. J’y suis devenu Sous-Directeur à l’âge de 29 ans, en charge de l’organisation, puis Directeur Financier, bancaire et Marketing, avant de rejoindre la Caisse Régionale des Alpes-Maritimes en 1994, en tant que Directeur Général Adjoint. De 1999 à 2001, j’ai exercé, au sein de la Caisse Nationale, la fonction de Directeur des Relations avec les Caisses Régionales, qui m’a conduit à développer des liens avec l’ensemble des Présidents et Directeurs Généraux de Caisses. En 2001, retour sur le terrain, puisque je prends la Direction Générale de la Caisse Régionale Provence Côte d’Azur, une Caisse couvrant un périmètre plus large que celle où j’avais évolué précédemment, suite au processus de fusions qui a abouti à la réduction du nombre de Caisses Régionales à 39. Parallèlement, j’ai effectué une carrière nationale dans le Groupe Crédit Agricole, lorsque je suis entré au bureau fédéral en 2003, avant de devenir Secrétaire Général de la Fédération Nationale du Crédit Agricole en 2010.

J’ai eu la chance, tout au long de ce parcours, de me voir confier des responsabilités importantes de manière très précoce et j’en suis très reconnaissant à mon groupe, tout en regrettant qu’il soit devenu plus difficile aujourd’hui aux entreprises de faire rapidement confiance aux jeunes. J’ai également eu le grand privilège de travailler, dès mon arrivée à la Caisse Régionale du Gard, sous la responsabilité d’un Directeur Général emblématique, André Costabel. Cet homme remarquable m’a appris que l’on devait gérer en permanence l’utilité de son entreprise pour le monde extérieur – clients particuliers et entreprises -, et pas seulement se focaliser sur des
ratios financiers qui ne sont qu’une résultante de la stratégie définie.

Variances – Le Groupe Crédit Agricole peut apparaître complexe aux lecteurs non-initiés. Peux-tu nous en dire plus sur le rôle des Caisses Régionales et celui des instances fédérales du Groupe ?

Philippe Brassac – Le groupe Crédit Agricole est un groupe fédéral, constitué d’un ensemble de Caisses Régionales, qui sont toutes des banques de plein exercice, pleinement autonomes dans l’élaboration et la mise en oeuvre de leur stratégie, et qui consentent librement de déléguer certaines responsabilités au niveau central. Cela a par exemple été le cas en 1985 lorsqu’a été décidée la création de Predica, entreprise d’assurance du groupe ; ou bien lorsque l’ensemble des Caisses régionales délègue au niveau national la négociation d’une nouvelle convention collective. La Fédération Nationale a pour objectif de fédérer les Caisses régionales sur des ambitions partagées, sur des positions communes face à l’Etat. Elle est également le mandataire des Caisses régionales pour jouer le rôle d’actionnaire majoritaire de Crédit Agricole SA, à l’origine organisme de tutelle des Caisses Régionales, et que celles-ci ont acquis en 1989, avant de le coter en bourse en 2001. Les CRCA se réunissent à la Fédération une fois par mois, et participent à de nombreuses commissions et Groupes de travail. Je passe ainsi la moitié de la semaine en PACA et l’autre à Paris. Je parviens à concilier mes fonctions de Directeur Général de la CRCA PCA et de Secrétaire Général de la FNCA car la matière sur laquelle je travaille est la même : stratégie de développement, prise en compte des évolutions réglementaires dans le secteur bancaire, questions relatives à la liquidité bancaire…

Variances – Le regard de la société française est souvent critique sur le secteur bancaire. Comment conçois-tu ton rôle de dirigeant de banque dans cet environnement, et comment mets-tu en pratique le concept de finance responsable ?

Philippe Brassac – Je ne suis pas très à l’aise avec les produits labellisés socialement responsables, c’est parfois une manière de masquer par des produits marginaux un coeur d’activité qui ne change pas. Pour moi, la finance durable ou responsable est un concept qui doit irriguer toute l’entreprise. À la CRCA PCA, nous avons défini dès 2003 le concept de banque personnalisée pour tous, qui a évolué récemment vers celui de banque loyale.
Cela se traduit de différentes façons :

• nous avons supprimé dès 2003 le commissionnement de nos commerciaux sur les produits qu’ils vendent : leur objectif est de conseiller les clients au mieux des intérêts de ces derniers. Les salariés travaillent mieux lorsqu’ils se sentent utiles et participent au progrès matériel de la société.
• nous nous refusons à mettre en place une stratégie qui viserait à la maximisation des profits à tout instant. Si l’accroissement de la rentabilité implique de pénétrer dans des zones de danger, on peut certes y arriver, mais pendant combien de temps ? Gérer une entreprise par des scores financiers, c’est un peu jouer au tennis en se focalisant uniquement sur le score, sans regarder la balle ! Lorsque le patron d’Apple s’adresse aux analystes, il évoque ses produits, alors que trop de patrons de banques parlent uniquement de leurs performances financières. Or, si une banque crée par exemple des produits de gestion de l’épargne qui ne sont pas utiles, elle disparaît du paysage.

Les résultats sont là : en termes d’indice de recommandation des clients, ma Caisse Régionale (PCA) est classée numéro un de toutes les Caisses Régionales, et elle devance sur son territoire tous ses concurrents. Et cette satisfaction des clients n’a pas empêché notre coefficient d’exploitation de diminuer de 15 points en 10 ans, mais il s’agit d’une conséquence de notre stratégie et non d’un objectif. J’ai rejoint il y a 30 ans le Crédit Agricole du bon sens, et c’est bien cette valeur qui continue à me guider aujourd’hui. Le capitalisme se gangrène s’il oublie qu’il est là pour servir ses clients, pour fabriquer de l’utilité.

Le rôle croissant que jouent les consultants et leurs incitations au benchmarking, conduit hélas à une uniformisation des pratiques sur la seule optimisation de la rentabilité. Il faut au contraire se différencier des autres : le Crédit Agricole s’est ainsi fixé un objectif d’excellence sur les grands défis sociétaux des dix prochaines années : les filières énergie-environnement, les solutions santé-prévoyance, l’agriculture et l’agro-alimentaire, et enfin le logement.

Variances – La finance porte toutefois une bonne part de la responsabilité dans la crise financière. L’évolution en cours de la réglementation du secteur bancaire permettra-t-elle une réduction de ces risques à l’avenir ?

Philippe Brassac – La France manque cruellement de culture économique et financière et tend à mélanger les métiers de l’intermédiation bancaire et
ceux de la banque de marché, même si tous deux ont leur place. Mais les crises financières sont toujours venues des mécanismes de marché ; dans le cas de la dernière crise, une explosion de bulles de risque a contaminé l’ensemble de l’économie, car les banques américaines ont disséminé les crédits subprime, en les titrisant, au lieu de les conserver dans leur bilan.

Le paradoxe des nouvelles réglementations en cours d’application en Europe est qu’elles vont conduire à réduire la taille des banques et ainsi à favoriser encore les mécanismes de marché par rapport au crédit bancaire, consacrant une vision « anglo-saxonne » du financement de l’économie. Rappelons en effet qu’en France, contrairement aux Etats-Unis, ce sont les crédits bancaires qui apportent la majeure partie du financement de l’économie (et la part du groupe Crédit Agricole est comprise entre 25 et 30 % de ce marché français du financement bancaire). Ainsi, selon la réglementation Bâle 3, les crédits mobilisables octroyés par les banques ne seront plus recevables dans le calcul du ratio de liquidité, les obligeant à acheter massivement des titres de marché, en lieu et place d’accorder des crédits à l’économie.

Par méconnaissance du fonctionnement des banques et de leur rôle et à force de discours négatifs, les politiques ont laissé se mettre en place une réglementation qui va réduire l’utilité des banques pour l’économie et transformer un modèle qui fonctionnait bien. Les parlementaires et le gouvernement commencent à en prendre conscience, mais il est bien tard pour revenir en arrière. Comme dans ce jeu utilisé dans les séminaires de management, on se trouve dans la situation type où un groupe parvient à une mauvaise décision qu’aucun de ses membres n’aurait prise.

Variances – En quoi ta formation à l’ENSAE t’a-t-elle été utile dans ta carrière ?

Philippe Brassac – L’ENSAE nous prépare bien à la rationalité économique, et à la complexité d’une science qui ne doit pas être modélisée à l’excès car elle doit prendre en compte les comportements sociaux et la psychologie des acteurs. Elle nous apprend aussi que l’entreprise propose du progrès matériel et que ses profits permettent d’investir, alors que trop d’analystes ne raisonnent que sur des critères de gestion. Trente ans après, je n’oublie pas non plus la richesse des contacts que j’ai pu développer pendant les années d’Ecole, et je regrette parfois de ne pas avoir créé assez d’occasions de revoir mes anciens condisciples. Notamment les co-équipiers avec lesquels nous sommes devenus champions universitaires Ile de France de football en 1981 – je pense en particulier aux excellents joueurs qu’étaient Ahamdou Alhousseini ou Azzouz Jakhjoukhi -.

Variances – Et comment trouves-tu ton équilibre pour faire face à tes lourdes responsabilités ?

Philippe Brassac – L’équilibre personnel vient de la satisfaction que l’on trouve dans sa vie professionnelle. En parvenant, à son échelle et à travers l’action de son entreprise, à être un moteur de la transformation de la société. En partageant réellement du sens et des valeurs avec ceux avec qui l’on travaille au quotidien. Et puis en sachant faire preuve d’humour face aux difficultés qui se présentent inévitablement.

J’essaie également de conserver une activité sportive, en pratiquant du judo une fois par semaine (j’ai obtenu le 3e dan il y a un an et demi). D’ailleurs, vous le voyez, c’est une photo d’un grand judoka français en pleine action, Bernard Pariset, qui vous fait face dans mon bureau.

Variances – Quels conseils voudrais-tu prodiguer à de jeunes diplômés de l’ENSAE, en particulier à ceux qui s’intéressent au secteur bancaire ?

Philippe Brassac – Pour ce qui est du secteur bancaire, je le trouve riche d’enjeux passionnants pour les jeunes ENSAE capables de dépasser la diabolisation excessive dont le métier fait l’objet ; c’est le croisement le plus poussé entre le champ économique, les techniques financières et le marketing. Il propose une bonne combinaison de réflexion et d’action commerciale puisqu’une banque est avant tout là pour servir ses clients. Je reconnais toutefois qu’il y est moins facile de visualiser le fruit de sa production que lorsque l’on fabrique des Airbus ou tout autre produit industriel.

Sinon, plus généralement, je considère qu’il faut, quel que soit le métier, privilégier ce que l’on aime faire, c’est là que l’on peut donner le meilleur de soi-même. Et puis donner du sens à ce que l’on fait. Enfin, oser réhabiliter l’utopie pour guider notre action ! Car l’utopie, c’est comme un horizon : il paraît reculer au fur et à mesure que l’on avance vers lui, il est par essence inatteignable… mais ce n’est pas pour autant que l’on n’a pas progressé. De façon plus générale encore, il faut admettre que nos vies ne seront plus linéaires, et ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose : il faut donc saisir toutes les occasions qui se présentent pour faire autre chose ou autrement. Ne serait-ce que pour prouver que nos trajectoires de vie ne seront jamais « encapsulables » dans des méthodes de type Box and
Jenkins !

Propos recueillis par Eric Tazé-Bernard

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