Une version plus complète de cet article a été publiée dans la revue Futuribles, septembre-octobre 2021, n°444.


La place des géants du net dans l’économie mondiale est considérable, elle l’est plus encore dans nos vies. Récemment, leur rôle s’est encore renforcé à la faveur de la pandémie. En Occident les GAFA[1] exercent désormais une domination sans partage sur des pans entiers de l’économie et leurs dirigeants ne voient pas de limites à leur conquête du monde ; ils croisent le fer avec les États-nations quand ils ne pensent pas remplacer ces « vieilles structures qui aiment la loi ». En Chine, la montée en puissance des BATX[2], sur un modèle voisin des GAFA, les a rendus maitres de multiples secteurs d’activité et les services qu’ils rendent aux autorités les ont conduits à se penser tout-puissants. Cette situation interpelle les États sur leur rôle et leur pouvoir : face à des acteurs hyper-scalaires qui échappent à leur contrôle, il en va de leur souveraineté. Et ils se sont réveillés. Les États-Unis, l’Union européenne et la Chine ont engagé des initiatives fortes de régulation des services et des marchés et ce sont de véritables batailles juridiques et politiques qui s’annoncent. Alors, quelles issues à ces confrontations ? Faut-il craindre la victoire des géants du net et la collusion de ceux-ci avec des pouvoirs autoritaires confortés par des dispositifs de surveillance ? Faut-il y voir la fin des États souverains tels que nous les connaissons au profit de nouvelles gouvernances ? Quels sont les équilibres à venir entre les géants du net et les États ? Autant de questions centrales dans un débat qui mérite sans doute d’être développé.

Déplacement des pouvoirs et réaction des États

On ne peut comprendre les rapports de force  sans se pencher sur les mécanismes à l’œuvre dans la transition numérique. En économie, les plateformes redistribuent la donne à l’échelle planétaire. En matière d’information et de communications, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux redéfinissent les relations entre les personnes comme entre celles-ci et les institutions. Dans tous les cas ce sont des millions d’utilisateurs qui ont recours à ces services et en apprécient l’efficacité. Pour ce qui est de la sécurité, la surveillance et l’espionnage se généralisent et quant au militaire, de nouvelles armes émergent et des formes inédites de conflits apparaissent  avec les cyberattaques. En d’autres termes, la puissance économique et matérielle, la puissance technologique et militaire, la maîtrise de l’accès à l’information comme celle de sa circulation sont en jeu. Bref, les sources de pouvoir se sont déplacées et, dans chaque domaine, les technologies de l’information, y compris l’Intelligence artificielle, constituent un facteur décisif de ces mouvements, parfois en les provoquant, toujours en les accélérant et en les amplifiant. Avant d’être une révolution scientifique ou culturelle, c’est à une révolution dans les faits[3] que nous assistons. Pour les États, le temps du laisser-faire semble révolu. D’abord l’Union européenne puis, plus récemment, les États-Unis et la Chine ont engagé des actions visant à restaurer leur prééminence respective sur les territoires de leur compétence.

L’Union européenne, le gouvernement par la règle

Depuis plusieurs années déjà, l’Union européenne a mis en place une panoplie réglementaire incluant la protection de la vie privée des citoyens, celle des consommateurs ou celle des auteurs et des créateurs. D’autres dispositions spécifiques visent les contenus terroristes en ligne, les messages de haine, etc. Mais c’est insuffisant face à l’économie des plateformes et des réseaux, aussi deux nouveaux projets concernant les services et les marchés[4] ont été proposés en 2020, avec l’ambition de  « réguler l’espace informationnel européen »[5]. Et puis en 2021, c’est l’intelligence artificielle elle-même qui fait l’objet de nouvelles propositions pour la rendre respectueuse des valeurs européennes en suivant une approche fondée sur les risques liés aux usages[6]. Mais pour l’Union, les faiblesses sont patentes, il n’y a pas d’acteurs alternatifs européens aux géants du numérique, les États membres ne sont pas unanimes et tant les GAFA que les autorités américaines pèseront sur les décisions à venir et sur les modalités de leur application. De plus, il sera problématique, voire risqué pour la compétitivité de la zone, d’imposer une réglementation efficace de manière isolée.

Les États-Unis, jusqu’à un démantèlement des GAFA 

En 2020 aux États-Unis, l’audition des patrons des Big Tech par le Sénat et le rapport d’enquête[7] réalisé ont mis en lumière la réalité des GAFA « autrefois des start-ups rebelles (…) devenues le genre de monopoles (…) vus pour la dernière fois à l’ère des barons du pétrole et des magnats des chemins de fer ». Et puis en janvier 2021 les décisions de couper la parole au Président des États-Unis, prises par les responsables des réseaux sociaux, ont fait l’effet d’un électrochoc. Alors, la machine législative s’est mise en route au Congrès américain  avec le projet de Safe Tech Act[8] qui propose de réformer la législation en vigueur sur le web. Plus récemment encore, c’est un paquet législatif de cinq lois[9] qui a été introduit en commission du Congrès. Ces textes abordent notamment les règles de concurrence, la loyauté des moteurs de recherche, la portabilité des données et l’interopérabilité des services. Là non plus le futur n’est pas certain. Pour les politiques américains, c’est un dilemme. Car s’il est vital de  préserver la concurrence, il est risqué de démanteler des acteurs dont le poids économique et la capacité d’innovation sont considérables, surtout dans le contexte de rivalité avec la Chine. Aussi, c’est un véritable bras de fer à l’issue incertaine qui s’est engagé au Congrès américain.

La Chine, vers la fin d’un capitalisme débridé 

De manière moins attendue, l’année 2020 a été aussi celle de la mise au pas des géants du net chinois. Et elle s’est poursuivie en 2021. En dépit des coopérations entre les BATX et les autorités chinoises, celles-ci ont réaffirmé leur pouvoir institutionnel face aux entrepreneurs.  Les mesures les plus emblématiques ont frappé Alibaba avec la mise à l’écart de son charismatique fondateur, le blocage de l’introduction en bourse d’Ant Group et la mise sous contrôle de WeChat, sa plateforme de paiement en ligne. Le dirigeant Xi Jinping a déclaré que l’économie des plateformes était à un stade crucial et qu’elle devait être dotée d’une gouvernance qui donne autant d’importance au développement qu’à la réglementation, la concurrence équitable et la lutte contre les monopoles. Très récemment, des dispositions ont été prises sur le contrôle des données par des organismes d’État. Le Parti communiste chinois devrait adopter une ligne beaucoup plus restrictive vis-à-vis de l’enrichissement rapide des entrepreneurs capitalistes[10]. Là encore il subsiste des incertitudes car les répercussions de ces décisions sur les marchés financiers et le souci de préserver l’accès aux marchés internationaux pourraient conduire Beijing à tempérer cette politique.

Le reste du monde, des États isolés face aux géants du net ?

Des affrontements entre les géants du web et les États se produisent régulièrement en dehors des cas cités précédemment. Cela a été le cas en Australie quand le gouvernement a légiféré sur les droits et qu’il a dû faire face à un boycott de la part de Facebook . Au Canada, c’est la fin du projet de Smart city à Toronto qui montre que les citoyens et les autorités ont préféré arrêter un projet emblématique plutôt que d’accepter les conditions de Google. En Inde, le projet de loi visant à obliger les sociétés étrangères à stocker les données personnelles des utilisateurs sur son territoire a été revu sous la pression des États-Unis. Au Japon, la Fair Trade Commission envisage une enquête sur le rachat de Fit Bit par Google ; mais des sociétés japonaises font affaire avec les BATX. Pourtant ces signaux n’annoncent pas une opposition globale aux GAFA et le numérique n’est l’objet que de recommandations à l’ONU, en dépit de l’Appel de Paris « pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace » de novembre 2018.

Chacune de ces réactions présente des incertitudes et, plus surprenant, elles manquent de coordination, ce qui ne peut que réduire leur portée et instaurer de larges espaces de non-droit. Face à des acteurs qui ont des stratégies planétaires, les États restent dans les limites du système westphalien, celui où l’État se définit comme l’institution souveraine, détentrice du pouvoir suprême sur un territoire. Ainsi les États-Unis s’appuient sur l’antitrust, l’UE sur les règles de son marché intérieur et la Chine sur la prééminence du Parti communiste chinois. Or les frontières s’effacent dans une économie mondialisée, les citoyens comme les entreprises se conforment aux normes dominantes. Et puis les interdépendances entre les géants du net et les États limitent les marges de manœuvre de ces derniers.

Quelles issues à cet affrontement ?

L’extension du monde digital s’affirme comme une tendance lourde. Ses interactions seront de plus en plus fortes avec le monde réel.  et l’extension de l’appropriable pourraient s’ensuivre. Dans ce mouvement, l’industrie des services de l’information s’imposerait dans un rôle d’opérateur de services d’intérêt général et la place de ses majors y serait centrale. Aussi les États risquent fort de ne garder que les attributs formels d’un pouvoir qui leur échappe. Toutefois, dans le contexte de leur retour,  les issues de cet affrontement d’autant que d’autres facteurs entreront en jeu dans les équilibres à venir, comme la forme de la confrontation entre la Chine et les États-Unis. Dans ce cadre, trois trajectoires d’évolution peuvent être envisagées : les géants du net l’emportent et cela signerait la fin des États ; les géants du net se diluent et un multilatéralisme de fait s’impose, accompagné d’une retour de la primauté des États ; le monde se fracture en deux blocs principaux, une régulation démocratique en Occident, un régime autoritaire en Chine et chez ses alliés.

La suprématie des géants du net et la fin annoncée des États : dans ce schéma, les États-Unis et la Chine renforcent leur emprise sur le monde grâce à l’appui des géants du net respectifs. Ils s’accordent sur un pacte de non-agression mutuelle et s’engagent à une refonte du multilatéralisme  pour reconnaitre la place des acteurs privés dominants. Les GAFAM et les BATX acquièrent ainsi un statut de quasi-État en échange de leur collaboration à la gestion du monde. Dans un premier temps, c’est une gouvernance publique-privée qui s’instaure. Au niveau global, la gouvernance est assurée par des instances sur le modèle de l’ICANN pour les questions qui mobilisent l’industrie et la recherche (le spatial ou l’environnement), ou sur celui de la Fondation Bill Gates pour les grands domaines de l’action sociale (santé, éducation, protection de l’enfance, etc.). Les métropoles qui abritent la majorité des populations s’inscrivent dans le modèle de la Smart city selon Google , une gouvernance reposant sur les données est assurée par des agences sectorielles. Pour des raisons de stabilité et de sécurité, les sociétés de la surveillance publique ou privée deviennent le modèle dominant. Progressivement les États sont relégués à un rôle formel et c’est le crépuscule des États et de l’organisation des relations internationales que nous connaissons aujourd’hui.

Le réveil des États et le démantèlement des géants du net : sous la pression de l’opinion publique et de la société civile pour des raisons d’environnement ou de refus citoyen du règne des algorithmes, les États se réveillent. Les États-Unis imposent des règles de libre concurrence et un contrôle du périmètre d’activités des GAFA. La Chine évolue dans le même sens en luttant contre les monopoles. La régulation européenne de l’économie des plateformes se met en place et le modèle inspire de nombreux autres États. L’utilisation des données personnelles et l’usage de l’IA sont encadrés par des accords multilatéraux. Une véritable concurrence s’instaure même si la Big Tech américaine et chinoise conserve des positions dominantes, les alternatives se multiplient grâce à de nouveaux acteurs. Les ONG ont un rôle reconnu. C’est un multilatéralisme revisité qui s’instaure ; il reste basé sur les structures étatiques mais il accorde un rôle accru au secteur privé et à la société civile.

Deux blocs antagonistes se constituent, Orient-Occident : dans cette trajectoire, la confrontation entre les États-Unis et la Chine s’exacerbe. Deux blocs antagonistes se constituent sur fond de valeurs sociétales différentes, démocratiques et universelles d’un côté, collectives et alternatives de l’autre. Une partie de l’Asie et la Russie basculent dans l’orbite chinoise et l’Europe se range sous la bannière américaine, des zones d’influence à géométrie variables se développent au gré des opportunités. L’Internet se balkanise selon le même schéma entre les deux zones. L’insécurité s’accroit dans la sphère réelle comme dans la virtuelle ; c’est un monde dominé par les rapports de force. Dans ce climat, les États imposent une régulation forte, en Occident elle suit un modèle libéral dans les limites d’une politique sécuritaire renforcée. En Chine, c’est une régulation autoritaire voire dictatoriale dans lequel le Parti communiste joue un rôle central.

Comme illustré par ces trajectoires d’évolution, les issues à la confrontation entre les géants du net et les États sont à la fois incertaines et très différenciées. Toutes soulèvent la question d’une gouvernance globale qui reste l’impensé majeur de la transition numérique.

 

Mots-clés : Géants du net – transition numérique – régulation des services – technologies de l’information – contrôle des données – géopolitique


[1] Acronyme désignant Google, Apple, Facebook et Amazon et parfois Microsoft, on parle aussi plus généralement de BigTech pour désigner les majors du numérique aux États-Unis

[2] https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/gafa-americains-versus-batx-chinois-qui-va-gagner-1164140

[3] Aline Rutily, Bernard Spitz, Les nouveaux enjeux de la révolution numérique, Hermès la revue 2006/1 (n° 44) – https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2006-1-page-29.htm

[4] Le Digital Services Act (DSA) et le Digital Market Act (DMA)

[5] Expression popularisée par Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur

[6] Proposition du 21 avril 2021 https://eurogip.fr/le-premier-projet-de-reglementation-sur-lia-est-europeen/

[7] House Judiciary Committee announced a bipartisan investigation into competition in digital markets, led by the Subcommittee on Antitrust Commercial, and Administrative Law

[8] Projet déposé le 5 février 2021 par Les sénateurs Mark Warner et Anny Klobuchar et Mazie Hirono

[9] American Choice and Innovation Online Act, Ending Platform Monopolies Act, Platform Competition and Opportunity Act, Augmenting Compatibility and Competition, Merger Filing Fee Modernization Act of 2021

[10] Frédéric Lemaitre « Pékin resserre son étau dur les géants de la tech » Le Monde du 15 septembre 2021

Jean-François Soupizet
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