Les taux courts sont aujourd’hui durablement en territoire négatif en zone Euro, au Japon et surtout en Suisse. C’est aussi le cas depuis ces derniers mois sur les obligations d’Etat à 10 ans dans plusieurs pays de la zone euro, au Japon et en Suisse. Pour l’individu lambda ceci peut sembler bien abstrait mais la persistance d’une telle situation a déjà des conséquences très contre-intuitives pour l’homo economicus. Des émetteurs (Etats), même déjà lourdement endettés, sont payés pour emprunter y compris à long terme. Des institutions financières sont prêtes à payer pour assurer des engagements financiers dans le futur. Les particuliers finiront aussi par supporter les conséquences de ces curieux phénomènes au travers des bouleversements induits dans le système économique et financier.

Comment en est-on arrivé là et est-ce durable ?

Après la crise de 2008 la plupart des banques centrales ont très fortement baissé leurs taux directeurs à court terme pour éviter une crise de liquidité dans le système bancaire et stimuler l’économie. Les Etats ont considérablement accru leur endettement pour amortir le choc macro-économique et soutenir les banques, leur permettant d’étaler dans le temps la résorption de leurs créances douteuses. Cette augmentation de l’endettement des Etats a conduit en zone euro, à une crise de la dette souveraine avec des taux d’intérêt prohibitifs pour les Etats d’Europe du Sud en 2010-2011. Une action concertée des Etats et de la BCE a, de justesse, permis d’éviter une dislocation de la zone Euro. Avec le « quantitative easing » qui consiste en un achat massif d’obligations d’Etat et privées par les banques centrales, les taux longs ont alors fortement baissé également jusqu’à devenir cette année durablement négatifs pour les Etats les mieux notés de la zone Euro. Pour éviter une hausse excessive du franc suisse contre euro, la BNS (banque Nationale Suisse) a même été au-delà avec des taux courts encore plus bas qu’en zone euro à -0,75 %. Quant aux taux des emprunts à 10 ans de la Confédération, ils se situent en territoire négatif depuis 2015 et aujourd’hui à -0,5 %.

Les Etats-Unis ont également connu ce phénomène de baisse massive des taux courts et longs, mais sans taux durablement négatifs ; leurs taux courts sont redevenus positifs en 2015. Le Japon a connu depuis les années 90 une situation de taux très bas, voire légèrement négatifs en 2019.

C’est en Europe (zone euro et Suisse) que la situation est la plus accentuée et a le plus de raisons de durer. Christine Lagarde, qui préside la BCE (Banque centrale européenne) depuis le 1er novembre 2019, a déclaré que, selon elle, la politique monétaire de la BCE devrait rester très accommodante pour plusieurs années. Deux facteurs structurels militent en effet pour la poursuite de cette situation. D’une part en zone euro, les Etats très endettés y voient un moyen d’alléger substantiellement la charge financière de leur dette, ce qui leur permet de continuer à s’endetter faute de pouvoir réduire la dépense publique. D’autre part un pays comme l’Allemagne, dont la balance commerciale est largement excédentaire, y voit un moyen d’éviter une hausse de la devise, ce qui permet de maintenir la compétitivité de ses exportations et de son économie dans un contexte de concurrence mondiale accrue. Pour la Suisse, c’est également la principale motivation de la banque centrale qui cherche, par des taux négatifs, à contrecarrer les achats de franc suisse qui aboutiraient à une trop forte appréciation de la devise.

Quelles conséquences pour le système économique et financier ?

Cette situation de taux fortement négatifs favorise clairement les acteurs endettés (cigales) qui se refinancent à des taux maintenus artificiellement bas au détriment des épargnants et des institutions qui gèrent l’épargne (fourmis).  Cette situation dégrade la solvabilité de ces dernières, menace leur pérennité et remet en question des modes de raisonnements anciens et des présupposés comme la préférence pour le présent, la notion d’actif sans risque ou la relation entre taux d’intérêt réel et croissance.

Les régimes de retraite et de prévoyance à prestation définie voient leur situation de solvabilité se dégrader et ceci d’autant plus que leur passif est long et qu’ils comptent sur les réserves pour assurer les charges futures. Les régimes obligatoires par répartition, qui financent essentiellement les retraites par les cotisations des actifs, sont moins concernés. En Suisse, la pérennité des régimes de retraite est d’ailleurs devenue, dans des sondages récents, une des premières sources d’inquiétude de la population. Le ratio de conversion (rente annuelle rapportée au capital accumulé à la retraite) devrait logiquement dépendre de la longévité attendue des ayants droit et de la rentabilité escomptée des capitaux avant que les rentes ne soient payées. Ce ratio de conversion a baissé, pour la partie obligatoire, de 7,2 % en 1985 à 6,8 % aujourd’hui. Une baisse supplémentaire jusqu’à 6 % avait été proposée par les pouvoirs publics suisses, mais a été rejetée par le peuple en 2017.  Pour la partie surobligatoire du deuxième pilier, certaines caisses utilisent des taux de conversion autour de 5 % . Or un taux de conversion qui passe de 7,2 % à 5 % représente une baisse de 30 % de la retraite mensuelle.

La baisse des taux de conversion devrait se poursuivre.  En effet, ils sont révisés seulement tous les 10 ans et sont calculés à partir d’hypothèses qui suivent, seulement avec retard, l’évolution des rendements anticipés. Ainsi, le taux réglementaire d’actualisation du passif, utilisé pour analyser la solvabilité des caisses du second pilier de retraite, est encore autour de 4 %. Or atteindre une rentabilité structurelle à long terme de 4 % aujourd’hui en franc suisse, est devenu un défi si les taux d’intérêt se maintiennent à ces niveaux bas.

Pour les compagnies d’assurance-vie qui gèrent des contrats dits en euro et des passifs à très long terme, la valeur du passif a augmenté fortement et la hausse des actifs n’a pas toujours suivi car leurs placements obligataires ont souvent une durée de vie inférieure à celle du passif. Elles sont dès lors incitées à orienter davantage leurs placements vers des actifs plus risqués que vers une politique d’adossement du passif. On voit ainsi augmenter leurs investissements dans les obligations avec risque de crédit. Pour elles, une autre voie est de freiner au maximum les entrées des clients vers les contrats en euros et de les réorienter vers des produits en unités de compte qui transfèrent le risque de marché aux assurés.

Cette situation pénalise aussi les banques de détail pour qui les dépôts deviennent une ressource beaucoup moins intéressante que par le passé, voire même coûteuse par rapport à des refinancements via les marchés. En Suisse, plusieurs banques commencent à ponctionner les dépôts à partir d’un certain montant. Ceci peut aussi encourager les banques, pour réemployer leurs liquidités en excès plutôt que de les apporter à la banque centrale qui leur ferait supporter une ponction, à prêter à des entreprises « zombies » ou trop risquées, ou à financer des équipements publics d’une rentabilité douteuse.

Cette situation pourrait aussi détourner de l’épargne longue les personnes prudentes et méfiantes envers le risque, dès lors qu’elles se rendent compte qu’après frais, fiscalité et inflation, leur épargne supporte une rentabilité réelle négative dont l’effet se cumule sur le long terme.

Les actions des entreprises semblent moins touchées car celles-ci ont une possibilité que n’ont pas d’autres agents économiques : distribuer le cash en excès aux actionnaires, en l’absence de nouveaux projets suffisamment rentables.  Et il semble que beaucoup de sociétés privilégient les distributions de dividendes et les rachats d’actions pour préserver leur profitabilité. Ainsi, le taux de distribution (dividendes rapportés au bénéfices) est aujourd’hui de 39 % aux Etats-Unis mais de 50 % en Europe, alors que par le passé un taux de 30 % était communément observé en moyenne. Ceci explique pourquoi malgré une certaine hausse des prix des actions, les rendements des dividendes restent élevés. Parmi les 20 sociétés du SMI (indice de référence de la bourse suisse) toutes les actions sauf deux ont un rendement de dividendes supérieur à 2 % par an et plus de la moitié a un rendement supérieur à 3 % par an. Comparés aux taux, ces chiffres paraissent attractifs pour les actions.

En somme, le cash devient une « patate chaude », ce qui crée des bulles ou des surcapacités sur les actifs dont la valorisation dépend fortement des taux d’intérêt (immobilier physique). L’immobilier à Paris est à son plus haut niveau, tandis qu’en Suisse le rythme des constructions de logements semble, dans certaines zones, excessif par rapport à la demande réelle. On assiste aussi peut-être à la constitution de bulles sur des actifs réels. L’or a ainsi fortement monté en 2019 et en Suisse, dans les ventes aux enchères, on voit se développer un engouement pour des objets insolites. Ainsi la dernière mode à Genève est de collectionner des morceaux de squelette ou des squelettes entiers d’animaux préhistoriques dont la valeur peut atteindre plusieurs centaines de milliers de francs suisses.

Dans un tel contexte, les risques autres que de marché augmentent et on peut citer la perspective de dégradation de la solvabilité pour les assureurs-vie et régimes de retraite, susceptible de conduire soit à des faillites d’assureurs, soit à de fortes baisses supplémentaires des taux de conversion du capital en rentes, entraînant une baisse significative des pensions. On peut aussi penser au risque systémique sur les banques pouvant même aboutir, dans des situations extrêmes, à des ponctions sur les dépôts. Enfin, on peut craindre un risque d’emballement de l’endettement des Etats conduisant à des mesures de restructuration s’apparentant à un défaut ordonné et se traduisant par des pertes imprévisibles pour les agents économiques privés. Les conséquences pourraient être fortes en termes de baisse du niveau de vie pour la population. Si cette baisse devenait inacceptable pour les opinions publiques, la stabilité politique pourrait, elle aussi, être menacée dans certains pays.

Comment les investisseurs peuvent-ils s’adapter ?

Pour un individu qui raisonne en euros ou a fortiori en francs suisses, et qui cherche à investir à long terme avec l’idée de s’assurer la possibilité de consommer dans le futur pour maintenir son niveau de vie, beaucoup de concepts qui ont guidé l’allocation d’actifs au cours des dernières décennies sont remis en question. Le portefeuille classique composé d’actifs sans risque, obligations et actions, optimisé sur la base d’un compromis entre rendement espéré et risque de marché, semble dorénavant une solution mal adaptée et insuffisante.

Il est coûteux (et même prohibitif à long terme) d’utiliser le cash ou les obligations d’Etat comme levier pour diminuer le risque de marché d’un portefeuille, En effet, les produits assimilés à du cash ont soit une rentabilité négative, soit recèlent du risque de crédit. Quant aux obligations d’Etat en zone euro et en Suisse, leurs perspectives de rentabilité sont négatives à long terme et leur utilisation pour adosser un passif devient très coûteuse. Dans ce contexte les investisseurs sont fortement incités à prendre des risques et à les gérer en les diversifiant.

Augmenter ses avoirs en assurance-vie ou dans les régimes de retraite pour ceux qui partent bientôt et qui ne seront pas trop affectés par une baisse du taux de conversion peut être judicieux. En effet les ratios de conversion ne reflètent pas encore l’intégralité de la baisse des taux et permettent d’obtenir, au détriment des actifs, une rente supérieure à ce qu’on pourrait obtenir par soi-même en utilisant des hypothèses de rendement des actifs en ligne avec la situation des marchés. Ceci expose cependant au risque de faillite des institutions de prévoyance. Investir dans la prévoyance si on est jeune est en revanche devenu beaucoup moins intéressant que par le passé car dans ce cas, l’assuré supportera l’effet des rendements négatifs sur une longue période d’épargne, et supportera pleinement les conséquences de la détérioration des ratios de conversion. En l’absence d’incitations fiscales très fortes, les systèmes de prévoyance facultative qui reposent en partie sur les cotisations des actifs pour financer les retraites, pourraient voir leur déséquilibre se creuser si les jeunes générations prenaient conscience de cette situation et se détournaient de l’épargne-retraite.

Devant la faible rentabilité des actifs, les ponctions que représentent les frais et la fiscalité peuvent devenir proportionnellement plus importantes, voire confiscatoires. A cet égard les frais proportionnels aux avoirs (droits de garde, frais de gestion) sont particulièrement concernés car avec des rendements faibles, ils représentent une part trop importante de la performance. De même, pour la fiscalité sur la fortune, il conviendrait de revoir les taux d’imposition à la lumière des rendements beaucoup plus faibles qui prévalent aujourd’hui.  Il devient dès lors pertinent de chercher à optimiser la structure de frais et la fiscalité, surtout sur de l’épargne longue. Les institutions qui gèrent l’épargne doivent s’attendre à des pressions de la part des clients dans ce sens, à une recherche d’innovation dans les tarifications qui rende plus supportable la rémunération de leurs services, à une demande accrue de prise en compte de la fiscalité et à une possible réorientation de l’épargne vers des produits low-cost.

Pour les investisseurs privés, la diversification du risque systémique (faillites en cascade dans le système financier) peut passer par la constitution d’une poche investie en actifs non exposés à ces risques (actifs réels). L’objectif d’une telle poche n’est alors pas forcément une rentabilité attendue élevée mais plutôt d’éviter la ruine en cas de risque systémique. Au moment de la révolution russe de 1917, la famille Youssoupoff (première fortune russe) a réussi à fuir en emportant des toiles de Rembrandt dans ses valises. Cette famille a touché du doigt l’énorme différence entre perdre tout ou sauver ne serait-ce que 5 % ou 10 % de son patrimoine

On peut également tenter de transposer les stratégies adoptées par les entreprises qui ont trop de cash : la croissance externe ou interne n’est pas adaptée aux personnes privées. Les autres pistes pour les entreprises sont l’investissement en vue de gains de productivité, l’innovation et à la toute fin la restitution du cash aux actionnaires via des distributions de dividendes ou des rachats d’actions. A titre d’exemple, un particulier peut augmenter sa productivité / réduire ses dépenses futures par l’achat, la rationalisation et la rénovation énergétique du logement, l’acquisition de robots qui gagnent du temps et limitent le recours à des intervenants extérieurs. Il peut aussi être pertinent d’investir dans des actifs immatériels, par exemple dans la préservation de son « capital humain » ou dans des formations qui permettent de travailler plus longtemps dans des domaines adaptés aux travailleurs plus âgés. Le cumul emploi-retraite est une piste que le Japon a empruntée.  Pour favoriser son développement en Europe, des modifications de la législation fiscale seraient cependant nécessaires afin de rendre le travail des seniors plus incitatif en allégeant les charges sociales qui pèsent sur les salaires des retraités qui continuent de travailler.

Enfin la distribution de cash en excès aux actionnaires peut s’apparenter, pour un particulier, à l’aide à sa famille ou à ses proches plus jeunes qui sont dans la force de l’âge et au maximum de leurs capacités intellectuelles pour rentabiliser ces fonds. Verra-t-on le retour d’une certaine solidarité familiale entre les générations ?

Conclusion

La pérennisation de cette situation de taux négatifs oblige les entreprises, les banques, les assurances et les institutions de prévoyance à profondément revoir leurs modes de pensées et leurs pratiques. L’opinion publique doit aussi comprendre que la possibilité ainsi offerte aux Etats de se refinancer à des taux artificiellement bas, et d’accroitre à l’excès leur endettement, menace gravement à moyen terme la préservation du pouvoir d’achat et le niveau de vie, particulièrement pour les futurs retraités. Elle doit aussi comprendre que cette situation extrême, en décourageant l’épargne, constitue une menace grave pour l’économie, en risquant de la priver des financements à long terme qui lui sont nécessaires.

Sylvie de Laguiche