Il ne faut pas attendre de l’axe franco-allemand plus que ce qu’il peut raisonnablement apporter !

Depuis les débuts de l’Union, cet axe a fait montre de son utilité, et rien d’important n’aurait pu se faire sans lui. Il n’est pas pour autant à lui seul la martingale du succès, et il est bon d’examiner comment il fonctionne véritablement.

Une première attente irréaliste serait par exemple de croire que, suite à la réconciliation franco-allemande, les positions de ces deux pays seraient alignées d’emblée comme par enchantement, si bien qu’il ne resterait plus qu’à inviter les autres membres de l’Union, nécessairement d’accord, à se rallier à tant de sagesse. Une autre erreur serait de penser que l’un ou l’autre des protagonistes pourrait le manipuler à son profit, faisant appel aux bons sentiments de l’autre pour emporter la décision.

En réalité, c’est à peu près l’inverse qui se passe. Au départ, les positions française et allemande sont souvent éloignées l’une de l’autre, quand elles ne sont pas carrément antagoniques. Mais on se parle, animé par la volonté d’aboutir et d’accepter des compromis, et sans éviter l’étape de négociations parfois difficiles. Quand une solution s’esquisse finalement entre ces deux partenaires, il s’est souvent vérifié que celle-ci était acceptable pour beaucoup d’autres Etats membres, quitte à l’enrichir. On peut alors enclencher la procédure décisionnelle avec de grandes chances de succès. Car il est vrai que France et Allemagne représentent des sensibilités ou des intérêts différents dans l’Union. C’est l’idée d’un « Nord » supposé plus industrieux et vertueux quant au respect des règles de stabilité budgétaire et financière, le camp des « fourmis » qui ont moins de dette, moins de déficits, moins de chômage, plus de croissance, face au camp des « cigales » du « Sud », parfois qualifiées de pays du « Club Med’ », mais qui ont souvent une approche plus holistique. Bien sûr, on est ici proche de la caricature, et il peut aussi y avoir dans l’Union d’autres lignes de fracture selon les sujets. Il n’empêche, cette fracture-là semble structurelle parce qu’elle procède de visions différentes de l’Union et de son avenir. Dès lors, la possibilité de la surmonter devient très importante, et le franco-allemand aide à faire des synthèses.

A l’ère du soupçon, un carré d’as difficile à retrouver

Le tournant des années 80-90 fut une période remarquablement propice aux progrès de l’intégration européenne, avec l’Acte Unique, Schengen, le marché intérieur et la préparation de l’Euro. Le tout dans le contexte de la réunification allemande et de la dé-soviétisation de l’Europe centrale et orientale. L’Union d’alors ne comptait que douze membres, tous situés en Europe de l’Ouest, et le poids relatif de la France et de l’Allemagne dans l’ensemble y était encore prépondérant. L’optimisme portait aux avancées, qui semblaient n’attendre que leur moment pour se concrétiser, et le processus décisionnel paraissait encore raisonnable. C’était aussi, au-delà d’inévitables incompréhensions, la bonne relation Kohl-Mitterrand accompagnés, voire précédés, par le belge Dehaene et le Président de la Commission, Jacques Delors. Même si ces deux derniers n’auraient pu être moteurs à eux seuls, ils étaient indispensables : la Commission par construction, et la Belgique, par son intérêt de toujours à ce que le franco-allemand fonctionne. Aussi par sa qualité rassurante de « petit pays » et de membre fondateur, qui permettait d’éviter que le franco-allemand n’apparaisse comme un directoire des « grands ».

Pour le moins, les conditions actuelles ne ressemblent pas à celles de l’époque. Il y a eu quatre élargissements successifs, surtout à l’Est, qui ont fait passer l’Union de douze à vingt-huit membres et ont considérablement alourdi la prise de décision, toujours marquée par la règle de l’unanimité. Ces élargissements ont non seulement fait apparaître des disparités économiques et sociales jamais vues au sein de l’Union, mais ils ont surtout donné voix au chapitre à des pays de traditions et d’expériences différentes de celles de l’Europe de l’Ouest. Des pays qui ne partageaient pas nécessairement la vision de l’Union comme une communauté de destin. Pour le dire vite, ils étaient d’abord intéressés par l’adhésion à l’OTAN, puis par la manne des fonds structurels, éventuellement par la possibilité de pratiquer le dumping fiscal ou social, mais pas toujours conscients des nouveaux devoirs  liés à leur statut de membre.

La crise de 2008, pas vraiment surmontée, s’est muée en crise des dettes souveraines qui, à travers le paroxysme du cas grec, est allée jusqu’à menacer la survie de l’euro. La crise des migrants, les diverses et rapides modifications des équilibres traditionnels dans le monde, la transition énergétique et le changement climatique, sont autant de facteurs qui ont mis en lumière de profondes différences de situations et d’intérêts entre les Etats, à commencer par la France et l’Allemagne. On a ainsi vu le ministre des finances Schäuble prêt à faire sortir la Grèce de la zone Euro avec l’argument, pas absurde sur le fond, qu’elle se redresserait mieux et plus vite en dehors, tandis que François Hollande défendait au contraire fermement le maintien, par peur des effets de contagion et de « détricotage » qu’il anticipait.

Un autre exemple fut le rôle de la BCE qui, à l’initiative de Mario Draghi, accepta de fournir autant de liquidités qu’il serait nécessaire pour enrayer la spéculation contre les Etats les plus vulnérables. Les Français virent cette action d’un bon œil, tandis que beaucoup d’Allemands pensèrent que la BCE outrepassait son mandat et menaçait avec ses taux bas la rémunération de leur épargne[1]. Ces attitudes s’opposent sur le fond, et ne peuvent se solder que par la victoire de l’une sur l’autre, grosse de ressentiment chez le « perdant ».

Les Allemands, premiers contributeurs nets au budget de l’Union, ont le désagréable sentiment de devoir « payer pour les autres », et rejettent toute idée d’une « Union de transferts », qui ne se réaliserait qu’à leur détriment. Inversement, ils passent volontiers sous silence les avantages économiques substantiels que leur procure le marché intérieur, et les considèrent comme des acquis. Ils sont rejoints par un groupe de huit pays dits de la « Ligue Hanséatique », dont les Pays-Bas, souvent plus radicaux que les Allemands eux-mêmes. Ils professent que c’est à chaque pays de régler ses problèmes de déficit et d’endettement. Alors que la vision française considère que chômage et endettement freinent la croissance dans l’Union, en effet à la traîne du reste du monde, et qu’un coup de pouce mutualisé sur les dettes, même partiel, serait bénéfique et permettrait d’enclencher pour tous une spirale vertueuse de croissance et de désendettement. Cet antagonisme ressemble au dilemme de la poule et l’œuf : faut-il commencer par la relance, ou par l’assainissement ?

Notons que la vision française suppose que les causes structurelles des déficits auraient disparu à l’avenir, ce qui est loin d’être assuré et ne peut que rendre méfiantes les « fourmis », tandis que la vision allemande refuse de voir l’Union dans son ensemble et ne traite pas le problème des énormes excédents commerciaux accumulés en partie au détriment des « cigales », et qui obèrent la récupération de celles-ci. Plus d’un en est venu à penser en Allemagne qu’il faudrait rendre de la flexibilité au carcan de la monnaie unique, en créant un « euro-nord » et un « euro-sud ». Inacceptable pour les Français !

Une relance qui se cherche

Depuis son élection, E. Macron s’est adressé à au moins deux reprises aux citoyens de l’Union : dans son discours de la Sorbonne (septembre 2017), puis récemment dans sa lettre aux citoyens européens qui les invitait à se réveiller et à s’unir. Ces adresses appelaient évidemment une réaction allemande, et l’on a mesuré à quel point c’était difficile. En dépit de divers rappels exprimés en Allemagne même, A. Merkel n’a pas été en mesure de réagir officiellement au discours de la Sorbonne. Et ce n’est « que » Annegret Kramp Karenbauer (AKK), la toute nouvelle secrétaire générale de la CDU, qui a réagi à la seconde adresse. Bien évidemment, la réponse d’une cheffe de parti, fût-ce le parti au pouvoir, ne peut avoir la même valeur que celle des plus hautes autorités de l’Etat. Ce silence officiel témoigne d’un malaise, puis en engendre aussi un chez les partenaires. Il ne signifie pas pour autant un refus frontal et global, car il y a des points d’accord et de désaccord. On perçoit la crainte que toute prise de position soit mal interprétée et fasse le jeu des populistes de l’AfD, qui ont le vent en poupe, et le désir de n’avancer qu’à pas comptés. AKK comme ballon d’essai de Merkel.

Se référant d’emblée aux propos de Macron, AKK commence par souligner la nécessité que l’Europe ne se fasse pas dicter sa loi par d’autres, notamment ce duopole sino-américain en gestation. Elle souhaite préserver le modèle sociétal européen dans toute son originalité. C’est un appel à rendre l’Europe « plus forte », et c’est aussi une manière de dire que ce n’est pas en se cramponnant sur le statu quo que l’on donnera la meilleure réponse au chant des sirènes populistes. Mais elle passe tout de suite à la réaffirmation qu’il faut commencer par produire avant de songer à en répartir les fruits, ainsi qu’à la critique d’une vision centralisatrice et étatiste qui serait celle de Macron, au rejet de la mutualisation des dettes, ainsi que de l’ « européisation » des systèmes sociaux.

Pour faire court, car chacun de ces sujets mériterait un développement, c’est oui à l’Union bancaire, qui permettrait d’éviter qu’une nouvelle et toujours possible crise des banques n’accroisse encore des dettes souveraines devenues parfois insupportables, tout en garantissant les dépôts des particuliers à hauteur de 100 000 €. Oui à des avancées en matière de politique industrielle, comme la création de champions européens, oui à une lutte nécessairement conjointe contre le réchauffement, oui à des projets communs de recherche, oui à une imposition plus juste des multinationales et à la protection des intérêts fiscaux des Etats, oui à des avancées en matière de défense et sécurité (par exemple un avion de combat du futur qui se ferait sous leadership français) et en y associant le Royaume-Uni, oui à la surveillance d’une frontière extérieure commune, à une actualisation de Schengen, à une politique migratoire commune, à une politique commune de développement de l’Afrique. C’est même oui, quoique du bout des lèvres et avec difficulté, à un budget de la zone euro, mais avec des montants sûrement inférieurs à ce qu’avait espéré Macron, et avec des conditions limitatives d’utilisation.

Mais non à un ministre des finances et un parlement de la zone euro, non à la création d’un salaire minimum européen, non à ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à toute forme de mutualisation des dettes. On peut en tirer l’impression d’un bilan en demi-teinte, mais sûrement pas celui d’une porte fermée. Il faut plutôt comprendre que tout en continuant à rechercher la convergence entre les différentes économies de l’Union, un exercice de longue haleine, les Allemands demandent à leurs partenaires, en premier lieu aux Français, de ne pas leur rendre la vie trop difficile en risquant de provoquer des fractures au sein d’une opinion publique inquiète et sensible. Parce qu’alors tout deviendrait durablement plus difficile, et que ce sont les forces du repli sur soi qui risqueraient de triompher. Et à cela, personne ne peut avoir intérêt.

Et puis il y a l’hypothèque du Brexit. Il ne s’agit pas seulement de la sortie – ordonnée ou non – du Royaume-Uni en dehors de l’Union, avec tous les affaiblissements que cela suppose. Ce Brexit menace la survie même de celle-ci, et cela arrangerait tellement les Britanniques qu’elle éclate ! Ils avaient d’ailleurs sûrement pensé tirer profit dans la négociation de son évidente hétérogénéité et des intérêts divergents des « 27 ». Or, sous la houlette de M. Barnier et de son équipe, les 27 sont restés remarquablement unis, et c’est en soi un grand succès. Il faudra voir si cette unité se maintient jusqu’au final, car la messe n’est pas encore dite. Toujours est-il que cette unité représente un effort pour l’Allemagne, qui a donc manifesté ce faisant que la survie de l’Union et de ses règles de fonctionnement lui était plus importante que certains intérêts particuliers ou plus immédiats. Non seulement, par exemple, ceux de son industrie automobile, fortement exportatrice au Royaume Uni, ou la perte d’un contributeur net important (9 milliards €/an), mais aussi le fait que les Britanniques jouaient parfois un rôle d’allié non négligeable pour les thèses ordo-libérales allemandes. Eux partis, le tête-à-tête avec la France risque de mettre davantage l’Allemagne sous pression. Elle le sait et elle le redoute, mais néanmoins joue le jeu loyalement !

En guise de conclusion

Avec la politologue Constanze Stelzenmüller (Fondation Robert Bosch), on peut distinguer quatre périodes dans l’évolution du dialogue franco-allemand au cœur de la construction européenne[2] : (1) rendre effective la réconciliation, (2) jeter les bases de la prospérité, (3) réaliser la transformation démocratique. Nous commençons tout juste la quatrième, qui vise à préserver et développer dans un monde difficile et changeant les acquis du modèle européen : démocratie représentative, état de droit, liberté individuelle et économie sociale de marché. Placée au cœur de tous les flux – bons et moins bons – qui traversent l’Europe, société riche et vieillissante, l’Allemagne est devenue un peu plus compliquée que jadis. L’heure est peut-être plus à la patience et aux pas mesurés qu’aux grandes avancées, mais sûrement pas au renoncement, car son intérêt même est bien trop dépendant du progrès de l’Europe, et celui-ci implique une relation étroite avec la France. Quant à celle-ci, sans perdre ni hauteur de vues ni ambition, en poursuivant un dialogue compréhensif et proche avec son partenaire, il importe que l’on y comprenne à quel point la politique est « l’art du possible » !

Mots-clés : avenir de l’Union – processus de décision


[1] L’épargne des Allemands est plus sur un compte en banque et moins en biens immobiliers que celle des Français. Elle est donc plus sensible à ce type de décisions.

[2] Financial Times, 12 mars 2019 : « A new Franco-German narrative for Europe ».

Eric Dufeil