Stéphane Ragusa, ENSAE 1995, vient d’introduire en bourse sa société Predilife, créée il y a 15 ans, qui vend des tests prédictifs de pathologies à partir d’une analyse génétique. Pour Variances.eu, il revient sur son parcours, ses choix, ses intuitions et ses convictions.

Variances : A la sortie de l’Ecole polytechnique, tu choisis l’ENSAE comme école d’application. Quel avenir envisageais-tu à ce moment-là ?

Stéphane Ragusa : Je n’avais justement pas de vision précise de mon avenir. A la sortie de l’X, je me dirigeais vers les Mines comme école d’application, option génie nucléaire. C’était un rêve, pour le cœur battant de l’atome. Mais lors de mon stage chez EDF, j’ai compris que cet univers de grosse structure industrielle était très concret et loin de mes aspirations. J’avais besoin d’une vie plus intellectuelle que celle de l’ingénieur, une vie plus « contemplative » comme je dirais aujourd’hui.

Les mathématiques avaient été une manière de tester mes inspirations intérieures. Pour comprendre ce monde de la pensée, je lisais des centaines de livres par an : psychologie, philosophie, hindouisme etc…, et mes lieux favoris étaient les librairies. Mais ça ne fournissait pas un travail. J’avais brièvement songé à une vie d’intellectuel après la prépa, lorsque j’avais été admis à Ulm. Mais j’étais plus attiré par la philosophie que par les mathématiques et c’était une voie très risquée. Je voulais aussi faire quelque chose d’utile concrètement et j’avais choisi l’X, qui mène à tout. Mes options à l’Ecole avaient été dessin et psycho ce qui évoque bien mes passions du moment.

Les lectures de psychologie ne me fournissaient pas de réponse professionnelle, mais elles répondaient à un intérêt profond. Elles m’aidaient à me connaître et à connaître les autres, et c’était aussi une voie qui pouvait mener au métier de psychologue. J’ai été admis en troisième année de psychologie et c’était mon orientation centrale après l’X. Je voyais l’école d’application comme secondaire, simple formalité obligatoire. J’ai donc basculé des Mines génie nucléaire vers l’ENSAE pour faire un peu d’économie et un peu de sciences humaines, mais en considérant que de toute façon, « la vraie vie est ailleurs ».

V : Après l’ENSAE, tu choisis de  faire une thèse de biologie ? Quelles furent tes motivations ?

SR : Mon année partagée entre l’ENSAE et mes études de psycho s’était soldée par une absence de choix clair. La vie de psychologue était manifestement trop incertaine matériellement et celle d’ingénieur financier était loin de mes préoccupations. J’ai quand même décidé d’aller voir ce débouché naturel de plus près avant l’orientation définitive en fin de troisième année et j’ai effectué une année de césure dans la banque et l’assurance. A cette époque, ces années de césure étaient moins à la mode, j’étais le seul de l’ENSAE à suspendre mon cursus. J’avais repris cette idée des grands corps de l’Etat où cette aération était systématique.

Dans la banque et l’assurance, mes craintes se sont confirmées : je m’ennuyais intellectuellement et je ne trouvais pas de sens à mon métier. J’en étais à regretter les cours de science qui étaient stimulants alors que là je ne supportais plus les réunions qui duraient des heures.

Un soir, boulevard Haussmann, j’ai acheté le magazine La Recherche à un kiosque à journaux. Il y avait un dossier sur la photosynthèse et une couverture avec une feuille de plante, une goutte d’eau et une coccinelle posée dessus. Ce fut l’émerveillement devant la complexité et la beauté du monde. La nuit, j’ai fait un rêve, il y avait les mots « La Recherche » écrits en lettre d’or dans le ciel. C’était mon étoile du berger. Trois mois plus tard, je m’inscrivais en DEA de Physique appliquée, avec une option sur la photosynthèse, en même temps que ma dernière année à l’ENSAE.

V : Comment se sont déroulées ces études simultanées ?

SR : J’ai un peu souffert. D’abord scolairement car je faisais en même temps deux cursus et il n’y avait pas d’équivalence ou d’accord entre les deux emplois du temps. J’avais déjà fait une licence de psychologie en même temps que ma deuxième année à l’ENSAE mais là, il y avait les deux stages que j’ai effectués en décalé. J’ai fini dernier diplômé à l’ENSAE et dernier admis au DEA !

Attiré par les applications médicales qui étaient exaltantes intellectuellement et donnaient un vrai sens à mon travail, j’ai choisi de poursuivre par une thèse en biologie, bénéficiant d’une bourse donnée par l’X avec quelques heures d’enseignement de mathématiques à Orsay en première année de médecine.

Au début, j’ai vécu dans un monde fascinant d’acides aminés : la leucine, l’alanine, la glycine… c’était un pays merveilleux, je découvrais la biologie, le vivant. Pourtant ce domaine m’avait laissé froid quelques années auparavant à l’X car déconnecté des applications. Là, j’étais revenu dans un laboratoire de l’Ecole polytechnique faire ma thèse sur un nouvel antibiotique et tout était changé, j’étais mûr pour ce domaine qui répondait à un intérêt profond pour moi.

Cependant, au plan matériel, je n’étais plus le jeune cadre de banque. J’avais le statut du thésard en biologie, proche de l’ouvrier dans cette science expérimentale. Le salaire était à proportion, et au lieu de mon deux pièces dans le VIIème, je vivais désormais dans une chambre à la Cité Internationale. Je retrouvais les angoisses de l’étudiant concernant le futur mais aussi ses exaltations intellectuelles. Je fréquentais des littéraires, discutais de Nietzche le soir, lisais Jung, ce furent les années de formation humaine qui m’avaient manqué pendant mes études de science.

V : Mathématique et biologie, comment as-tu réussi à opérer une réconciliation entre ces deux domaines ?

SR : L’université Paris VI a ouvert un poste de maître de conférences en mathématiques appliquées à la biologie/médecine. Cette université abritait des mathématiciens de haut vol mais aussi des médecins de la Pitié Salpétrière. Or, ils ne se parlaient guère, les mathématiciens regardant de haut les applications terre à terre, et les médecins restant indifférents aux théorèmes.  Cette université qui se voulait interdisciplinaire, et qui a d’ailleurs fusionné avec la Sorbonne depuis, a ainsi créé un poste avec une double commission de recrutement, celle de mathématiques appliquées et celle de biologie cellulaire. Il y a eu 40 candidats, mais j’étais le seul crédible des deux côtés. J’ai eu le poste et on m’a laissé carte blanche pour trouver un sujet entre les deux domaines.

V : Quels domaines enseignais-tu dans l’interface mathématique / biologie-médecine ?

SR : J’avais des étudiants de l’ISUP qui se destinaient à la santé et auxquels j’enseignais les débuts de l’analyse des génomes ou quelques cours de mathématiques classiques comme la théorie de l’intégration.

De l’autre côté, j’avais des étudiants en troisième cycle de pharmacie ou de médecine auxquels j’apprenais les règles de l’essai clinique, les tests permettant de comparer un médicament à un placebo, sujet que j’avais déjà enseigné en première année de médecine durant ma thèse mais, sinon, la plupart des cours étaient nouveaux pour moi. J’apprenais juste avant les étudiants !

V : Après quelques années d’enseignement, tu te lances dans la prédiction de risque de pathologies ? Quelle fut la genèse de cette décision ?

SR : L’idée est venue d’une question personnelle. J’avais grossi lors de mon année à Pasteur où je travaillais après ma thèse sur le vaccin BCG. Le restaurant de Pasteur était excellent, j’en avais abusé et j’avais dû m’intéresser aux régimes. Cherchant à trouver un régime alimentaire bon à court et à long terme, j’ai cherché sur internet un site où je pourrais voir l’impact de mon alimentation sur mes risques de maladies futures. Je n’ai rien trouvé, à part un site de Harvard très mal construit et pas très fiable, recommandant la pizza pour augmenter la quantité de fruits et légumes via la tomate.

L’idée est venue d’un coup : j’avais travaillé sur les modèles prédictifs dans la banque, j’avais accès à des bases de données de l’Inserm permettant d’estimer les modèles et j’avais une demande. J’ai su dans l’instant que ce mélange entre mathématiques-santé et applications serait le sujet de ma vie professionnelle. Après avoir beaucoup cherché, j’avais trouvé ma voie.

V : Tu travailles d’abord sur ce thème à l’Université ?

SR : Oui, ce projet avait un volet académique avant le développement des applications. J’ai cherché quels étaient les meilleurs modèles, en essayant de faire simple car les médecins étaient réticents envers les boites noires et je voulais, non pas publier des articles, mais réellement développer des services utilisés pour des patients réels.

L’Université était un lieu agréable et je me sentais bien avec ce costume d’universitaire, mais ce n’est pas le lieu naturel pour développer des applications.

V : Quelles raisons te poussent à quitter l’Université ?

SR : Le déclic est venu d’une discussion avec un collègue de mathématiques. Lui demandant à quoi pouvaient servir ses travaux de statistiques non paramétriques, il me répondit : « à rien ». J’insistai : « une application future ? non, même pas ». J’étais sidéré par cette indifférence aux applications alors que je m’étais orienté vers la recherche en biologie pour ça.

J’avais aussi échangé avec un camarade de l’X qui s’occupait du budget de la Recherche au Ministère des Finances. Il me donnait son point de vue : la recherche française ne donnait pas assez de fruits, d’emplois, d’entreprises comparée à la recherche américaine, il fallait donc précariser les chercheurs français sur le modèle anglo-saxon avec des postes à 40 ans et non à 30. C’est le chemin qui a d’ailleurs été suivi depuis et les chercheurs passent leur temps en demandes de financements pour eux ou pour leurs laboratoires. Voyant les deux bouts de la chaine, j’ai compris qu’il fallait sortir de ce système.

V : Tu décides alors de créer une entreprise, Predilife ?

SR : Pour réconcilier la recherche et les applications, Claude Allègre avait institué les lois sur l’innovation qui facilitaient les prises de participation des chercheurs du CNRS ou de l’Université dans des entreprises, avec même des positions administratives de mise à disposition au sein de sociétés qu’ils pouvaient créer, et conservation du salaire durant deux ans. C’était une révolution dans le secteur public.

Ce positionnement enraciné dans le milieu académique mais tourné vers les applications était celui qui me convenait. De plus dans une entreprise, on ne peut pas se mentir, il faut que ça marche, que les produits soient réellement utilisés. Je suis parti avec ce schéma de pensée, sous- estimant complètement le temps nécessaire pour voir aboutir les applications.

V : En quelques mots peux-tu nous expliquer ce que fait Predilife ?

SR : Predilife met en oeuvre le vieil adage : « mieux vaut prévenir que guérir ». Nous développons des tests permettant de prédire le risque des principales pathologies à partir de l’histoire familiale, le mode de vie et la génétique. A partir de ces risques, un protocole de prévention est proposé par le médecin, permettant de faire plus d’examens d’imagerie si on est à haut risque et donc d’identifier plus tôt les maladies, comme les cancers, ce qui change radicalement leur taux de guérison. Avec cette médecine prédictive et préventive, on peut attendre environ 30 % de cancers métastatiques en moins.

C’est un domaine en plein essor avec les fruits du séquençage du génome humain qui vont arriver en pratique clinique. Nous analysons les résultats du génotypage de plusieurs centaines de milliers de SNP (Single Nucleotide Polymorphisms) que l’on peut considérer comme un échantillon des points importants du génome. Le coût de ces données a chuté récemment, à moins de 100 euros, ouvrant la voie à des applications immenses. Nous sommes à la pointe mondiale de ce domaine.

Ce sujet concilie mes longues recherches sur la vocation ou la psychologie avec une application concrète car nous prédisons la trajectoire de chacun, au plan médical.

D’où je viens, où je vais ? Quelle est ma trajectoire, ici-bas au plan médical, et au-delà sur d’autres plans ? Entre la médecine et la destinée dans l’au-delà, ce sujet de la prédiction intègre des sujets profonds avec une application qui doit toucher des millions de personnes.

V : Est-il facile de trouver des financements ?

SR : Non, le jeu reste difficile à tous les stades de développement. Au début, on a eu des contrats de recherche avec des laboratoires pharmaceutiques, des aides publiques d’Oseo, la BPI, des projets financés par l’Agence Nationale de la Recherche ou le Ministère mais, à chaque fois, il s’agissait de financements non récurrents. Des particuliers se sont intéressés au projet et ont investi mais il n’y a rien d’automatique. C’est le « friend and family ». Dans mon cas, ce fut une collègue de l’université, un étudiant rencontré lors d’une formation à HEC, une dame sur un terrain de golf etc… et finalement une tante de mon épouse qui a beaucoup investi car elle avait aussi des moyens importants. Je me souviens de notre première rencontre qui a duré une demi-heure. Elle a conclu avec cette phrase :  » je crois en vous et je crois en votre projet « . Elle a investi d’emblée 300K€ puis 3M€. C’est d’abord une question de confiance entre personnes.

V : Cette incertitude financière n’est-elle pas trop angoissante ? Depuis 15 ans, comment as-tu traversé ces difficultés probablement récurrentes ?

SR : Si, l’incertitude financière reste anxiogène, même si on s’habitue. Depuis sa création, la société s’est retrouvée plusieurs fois avec un mois de trésorerie. Et ça peut se reproduire. Quant on a eu notre premier enfant, je n’avais pas les moyens d’acheter une voiture. Pour un X-ENSAE à 40 ans, c’était quand même un peu décevant.

Je crois que je n’aurais pas persévéré dans cette aventure si je n’avais pas senti au fond de moi que c’était une sorte de vocation, un appel personnel. J’ai créé cette entreprise au moment où je me convertissais, rejoignant l’Eglise après la lecture de Thérèse d’Avila et l’exemple du major de mon année de concours que j’avais connu à Louis-le-Grand, qui avait fait Ulm et était devenu prêtre. Ce basculement spirituel a été concomitant de la création de l’entreprise. Je me suis inscrit en licence de Théologie quelques semaines plus tard, porté par une phrase des dialogues entre Dieu et Catherine de Sienne : « occupe-toi de mes affaires et je m’occuperai des tiennes ». Sans cette foi en un soutien d’en haut, j’aurais sans doute arrêté ce projet depuis longtemps pour des chemins plus sûrs au plan terrestre. Là, je pense que l’on va s’adresser à des millions de personnes, ce qui est aussi une responsabilité médicale, et je compte sur la Providence car sinon ce serait un projet démesuré et le poids serait trop lourd à porter. Je prends toutes mes grandes décisions en fonction de mon inspiration : choix scientifiques, recrutements, jusqu’à la mise en bourse et c’est ce qui me donne une certaine sérénité malgré les incertitudes extérieures.

V : Ton activité s’inscrit dans le domaine de l’application des data à la médecine, secteur en fort développement. Quelle place a l’analyse des données dans ton activité ?

SR : C’est la partie scientifique de l’activité, donc une partie seulement, après l’accès aux données et avant la commercialisation et la finance. Ce volet scientifique m’a beaucoup occupé au moment de la création de la société et pendant quelques années, le temps de trouver la bonne méthode de prédiction. Dans notre cas, j’ai utilisé, et en partie inventé, une méthode de statistiques non paramétriques, simple et visuelle, style moteur de recherche dans des données. Cette méthode a permis d’avoir le meilleur modèle de prédiction du cancer du sein en Europe, voire plus largement, et les autorités compétentes l’ont retenu pour l’Europe. Ce volet scientifique est aujourd’hui très minoritaire dans mon activité.

V : L’e-santé, conseillerais-tu ce domaine à de jeunes diplômé.e.s de l’ENSAE ?

SR : Franchement, c’est difficile à dire de manière générale. Certes, il est exaltant au plan intellectuel mais, du coup, beaucoup de personnes sont attirées par ce secteur et il est très compétitif. Si on a vraiment un goût profond pour la santé, il faut évidemment creuser, mais si l’intérêt est superficiel, on risque la désillusion. Lorsque je reçois des CV ou vois des candidats, je cherche d’abord s’ils sont vraiment intéressés par la santé.  Une carrière dure 40 ans, je constate qu’on change très peu de secteur, il faut donc discerner si on est en phase avec le milieu. La santé est un monde particulier, la finalité est gratifiante et donne une joie profonde à ceux qui y travaillent. Mais c’est aussi un domaine très technique, ingrat parfois. Il faut être sensible à ces sujets pour voir au-delà de son activité quotidienne.

V : Aujourd’hui, un grand nombre de jeunes diplômé.e.s souhaitent créer leur entreprise. Au vu de ton expérience, leur conseillerais-tu l’aventure ?

SR : Oui, si on est habité par une idée. Sinon, le jeu reste difficile, à tous les stades de développement. Ce peut être un mythe car c’est un sujet à la mode aujourd’hui et on peut être entrainé par le courant dominant. Il faut supporter l’incertitude du lendemain. Financièrement, c’est surtout une bonne affaire pour les enfants, le jour où la société est vendue. En attendant, on a un métier qui peut être passionnant mais les PDG vivent moins vieux que les universitaires, il y a manifestement plus de soucis !

V : Un dernier mot pour tes jeunes camarades ?

SR : Connais-toi toi-même.

Propos recueillis par Catherine Grandcoing

Mots-clés : prédiction – risque – cancer  – création d’entreprise – IA – e-santé