Dans une note sur la soutenabilité des dettes publiques de la zone euro, France Stratégie  (organisme gouvernemental de réflexion, http://www.strategie.gouv.fr) évoque une mesure inédite : l’Etat décrète qu’il devient copropriétaire de tous les terrains construits résidentiels à hauteur d’une fraction, à fixer, de leur valeur ; ce nouveau droit de propriété est désormais incessible. L’Etat devient ainsi créditeur d’une somme annuelle correspondant à la rémunération du droit d’occupation du sol pour la quote-part de terrain qui lui a été transférée. En termes économiques on distingue ici la partie de l’actif immobilier qui ne produit pas de service (les actifs non produits en comptabilité nationale) de la construction immobilière elle-même (les murs possédés par un ménage). C’est le droit d’usage du terrain et la rente qui l’accompagne qui sont visés. France Stratégie indique que la valeur des terrains représente, en France et en Italie, environ la moitié du patrimoine immobilier des ménages.

Ni les revenus courants ni les patrimoines professionnels ne seraient touchés. La ponction serait même favorable à l’activité puisqu’elle lèverait l’aléa d’une déstabilisation par la dette grâce au rééquilibrage du bilan patrimonial de l’Etat. Le transfert serait assimilable à un impôt exceptionnel sur l’ensemble du capital immobilier résidentiel dont les propriétaires pourraient choisir de différer le paiement lors de la vente ou de la transmission ; les fiscalités existantes sur l’immobilier s’appliqueraient sur des montants désormais diminués. Pour situer l’ordre de grandeur, France Stratégie estime que la mise en place de cette mesure sur un quart de la valeur des terrains résidentiels permettrait à l’Italie de re-solvabiliser, instantanément, sa dette publique à hauteur de 40 points de PIB.

Les auteurs ne sous-estiment pas l’ampleur du choc politique mais ils citent comme autre avantage que la mesure serait moins porteuse d’instabilité que des coupes budgétaires drastiques et une forte augmentation des impôts en cas de hausse brutale du coût de la dette. Un autre effet serait une baisse instantanée de la valeur des biens immobiliers puisque les transactions ne pourraient se faire que sur la valeur du terrain qui resterait possédée par le propriétaire cédant ; France Stratégie renvoie à des analyses approfondies pour connaître l’impact sur la qualité des créances portées par les banques en contrepartie des prêts immobiliers mais considère le risque comme, a priori, « très circonscrit ». La baisse serait plus prononcée là où les prix intègrent une forte valorisation liée à l’emplacement — valorisation par ailleurs étroitement liée à la qualité des infrastructures et des services financés par la dépense publique. Toujours selon France Stratégie ces effets de concentration induiraient une répartition de l’effort la plus équitable possible, les propriétaires les plus fortunés possédant les biens les mieux situés.

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Les vingt dernières années ont été terribles pour la dette publique de la zone euro, passée de 65% à 90% du PIB (56% à 97% en France). La facilité de la dépense publique plutôt que des réformes mais aussi la protection des Européens sont à compter parmi les causes. Des transferts massifs de revenus sociaux ont accompagné la désindustrialisation et des mécanismes de stabilité ont évité le pire lors de la crise de 2007. Côté conséquences : la litanie de la paupérisation des producteurs publics de services (santé, police, armée, recherche), la rigueur sans fin pour ceux qui ont besoin des revenus sociaux et la menace constante d’une hausse des taux, pudiquement appelée « choc extérieur », dont personne ne sait comment on en sortirait. France Stratégie rappelle que, sur la même période, le patrimoine immobilier, porté par le gonflement de la masse monétaire, augmentait fortement (de 125% à 255% du PIB en France, soit une hausse de près de mille milliards en euros courants), sans toutefois mettre en perspective les écarts considérables dans la distribution de cette manne.

La situation est critique parce que, outre la question de leur acceptation politique, la viabilité des scénarios de désendettement par l’ajustement budgétaire est douteuse. Ils reposent sur des hypothèses de croissance et d’inflation (qui dévalorise le stock de dettes) ante GFC[1] dont rien ne dit qu’elles sont toujours d’actualité tant les paradigmes monétaire et économique ont été transformés par la crise (« disparition » de l’inflation, stagnation de la productivité). France Stratégie calcule l’écart de la dette française à 60% du PIB (critère de stabilité) comme égal à 830 Md d’euros (7,5% du PIB de la zone euro, 38% du PIB France). Au rythme annuel d’un désendettement de 0,5 points de PIB, jugé acceptable, il faut soixante-quinze ans une fois le déficit réglé (-3,4% en 2017) ce qui nécessite encore quelques années. C’est le temps de plusieurs générations. Plusieurs générations sans marge de manœuvre budgétaire, c’est-à-dire sans projet politique si ce n’est régater pour maintenir le navire à flot. Amis populistes, profitez de l’aubaine !

La proposition a provoqué la sidération de Matignon qui a décidé la mise sous tutelle de son think tank, utile rappel que la liberté de penser est une fonction décroissante de l’activité gouvernementale. On comprend que Matignon ait pris peur tant est grande sa force de transformation : à la fois éthique, économique et profondément politique. Le risque électoral est à l’aune de la transformation et dépasse de loin la capacité politique d’un simple gouvernement.

Pourtant, dans des circonstances exceptionnelles, l’Etat sait organiser un transfert massif du risque macroéconomique vers les investisseurs privés. L’Assemblée constituante accapara les biens du clergé, pilier du régime monarchique, pour fonder le nouveau régime social de la révolution. La dévaluation Poincaré de 1928 prit 4/5e de la fortune des épargnants : face aux sacrifices de la guerre, leurs récriminations étaient dérisoires. En 1959, le plan Rueff Armand, adossé au capital politique du général de Gaulle, liquida l’entreprenariat malthusien et protectionniste et fonda la France de l’expansion.

Enrichissement sans cause sérieuse des propriétaires privés dans les métropoles, paupérisation des acteurs publics et des malchanceux qui n’ont pas de patrimoine immobilier, souveraineté corsetée par la dette : politiquement nous pouvons mieux faire ! L’explosion du populisme – en frappante homothétie avec celle de la dette – rappelle à ceux qui l’oublieraient notre piètre performance collective.

Un grand basculement immobilier est aujourd’hui inaudible. Il nécessiterait un énorme travail politique et juridique mais il ouvrirait un champ des possibles. Des questions lancinantes telles que la surexploitation des revenus du travail pour financer la protection sociale, les déséquilibres de patrimoines entre générations ou, pourquoi pas, un revenu universel dépasseraient le stade de l’illusion et des pétitions de principe. Cette réforme serait de droite par son orthodoxie budgétaire et de gauche par l’ampleur de la redistribution qu’elle envisage. En inspirant nos voisins et partenaires elle deviendrait européenne. Elle pourrait être le socle économique et avant tout politique qui manque au président Macron pour accomplir la transformation qu’il a annoncée.

 

[1] Global Financial Crisis de 2007-2008


Ce texte a été publié par Le Monde le 19 octobre 2017

Philippe Bois
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