Professeur à l’ENSAE, Julien Prat est le directeur de la chaire “Blockchain & B2B Platforms” qu’il a cofondée en 2018. Entretien sur les enjeux de ce nouvel enseignement au cœur des thématiques de monnaie et d’innovation.
Pourquoi avez-vous introduit la blockchain à l’ENSAE en 2017 ?
Je me souviens encore des réactions incrédules lorsque, en 2017, j’ai proposé d’ouvrir un cours consacré aux blockchains. À l’époque, le bitcoin s’échangeait autour de 2 000 dollars et était largement perçu comme une curiosité technologique destinée au blanchiment d’argent. J’avais d’ailleurs longtemps partagé cette opinion. Mais en étudiant de près le fonctionnement de bitcoin, j’ai découvert, à ma grande surprise, un système d’une ingéniosité remarquable, combinant des avancées récentes en informatique, en cryptographie et, ce qui retint tout naturellement mon attention, en économie. Plus surprenant encore, à mesure que je creusais le sujet, tout un écosystème se révélait à moi, avec des promesses allant bien au-delà des seuls systèmes de paiement.
Après plusieurs semaines passées à m’immerger dans les forums consacrés au sujet, j’en étais venu à la conviction que les blockchains n’étaient ni un simple gadget ni une supercherie destinée à duper les investisseurs trop crédules, mais bien un nouveau paradigme. Restait alors une question essentielle : un paradigme pour résoudre quels problèmes ?
Je décidai de remettre cette interrogation à plus tard, convaincu qu’elle se clarifierait à mesure que ma connaissance du sujet s’étofferait. Je proposai donc d’ouvrir un cours sur les blockchains, et il faut rendre hommage à la direction de l’ENSAE pour avoir encouragé ma démarche en dépit de la réputation sulfureuse du sujet. Grâce à ce soutien, l’ENSAE peut aujourd’hui se targuer d’avoir été l’une des premières écoles françaises à proposer un cours sur les blockchains.
Qu’en est-il aujourd’hui de l’image et de l’usage des cryptomonnaies ?
Aujourd’hui, la plupart des écoles d’ingénieurs, de commerce et des universités incluent cette thématique dans leur cursus. Au-delà du monde académique, le bitcoin est désormais bien connu du grand public. Sa valeur oscille autour de 100.000 dollars, et son cours est scruté par les investisseurs avec un mélange d’envie et de scepticisme. Mieux encore, l’écosystème embryonnaire qui avait éveillé ma curiosité en 2017 s’est depuis mué en une véritable industrie, englobant des centaines de projets et de cryptomonnaies, dont certaines affichent des valorisations dépassant largement le milliard de dollars.
En dépit de ce succès, que seuls les fidèles de la première heure avaient osé imaginer, les cryptomonnaies demeurent auréolées d’une réputation pour le moins controversée. Nombre d’observateurs continuent de les considérer, au mieux avec une prudente réserve, au pire avec une hostilité à peine voilée. Ce scepticisme tient largement à ce que les cryptomonnaies, malgré des investissements colossaux, n’ont pas encore réussi à s’inscrire dans la vie quotidienne ni à démontrer une utilité sociale indiscutable. Contre toute attente, mes interrogations sur la finalité des blockchains, que j’avais mises en suspens, convaincu qu’elles finiraient par se résoudre d’elles-mêmes, demeurent encore aujourd’hui vivement débattues.
Comment expliquer ce mélange d’engouement et de scepticisme?
Cette tension paradoxale entre réussite financière éclatante et déficit de légitimité sous-tend nombre de débats autour des cryptomonnaies. L’explication consistant à réduire le succès des cryptomonnaies à leur rôle dans le blanchiment d’argent et à l’exubérance irrationnelle des marchés me semble par trop simpliste. Mon expérience d’enseignement révèle, au contraire, que la difficulté à percevoir la raison d’être des cryptomonnaies trouve sa source dans la singularité des projets et des méthodes employées pour leur conception.
Les blockchains sont, par nature, des objets interdisciplinaires qui combinent des champs de recherche habituellement déconnectés. A leur fondement se trouve la cryptographie, chargée de certifier la pseudo-identité des utilisateurs et de garantir l’intégrité des données inscrites dans la blockchain. En s’appuyant sur ce socle, l’informatique permet de valider le contenu de la blockchain sans recourir à une autorité centrale. Enfin, l’économie vient parachever l’édifice en veillant à aligner les incitations des validateurs avec les règles du protocole.
Comment crée-t-on un cours sur une matière aussi évolutive que la blockchain ?
La création du cours a donc représenté pour moi un défi d’une complexité inédite. Il me fallait à la fois initier les étudiants à des domaines en apparence disjoints, et leur montrer comment, une fois assemblés, ils s’articulent de manière cohérente pour former l’architecture des blockchains. La tâche se compliquait encore du fait que ce champ, au moment d’élaborer le cours, n’en était qu’à ses balbutiements. Faute de ressources académiques de référence, j’ai dû me frayer un chemin entre articles scientifiques récents, forums spécialisés et projets industriels, en m’efforçant d’unifier leurs perspectives tout en séparant le bon grain de l’ivraie.
Qui plus est, après avoir exposé le fonctionnement interne des blockchains, il me fallait encore répondre à la question fondamentale de leur finalité. D’un point de vue descriptif, l’objectif est clair : rendre accessible un véritable bien public, prenant la forme d’un ordinateur virtuel partagé et ouvert à tout un chacun pour exécuter des programmes ou en déposer de nouveaux.
Quelles perspectives pour la blockchain selon vous ?
Cet “ordinateur dans le ciel”, pour reprendre la métaphore de Tim Roughgarden[1], possède des propriétés uniques grâce à son infrastructure distribuée. Au-delà de son accessibilité, il assure la pérennité des données qu’il héberge, facilitant ainsi leur notarisation. Plus encore, comme son fonctionnement ne peut être interrompu, il garantit que le code s’accomplira exactement comme prévu. C’est cette caractéristique qui permet la création d’engagements programmables : les fameux “contrats intelligents”.
Mais ces fonctionnalités ont un coût, et non des moindres. Ethereum, par exemple, peut engloutir plusieurs millions de dollars par jour en frais de calcul, tout en offrant une puissance de traitement bien inférieure à celle d’un simple téléphone portable. Une telle débauche de moyens ne se justifie que pour des applications très spécifiques, où la confiance et la vérifiabilité sont particulièrement précieuses.
En pratique, la majorité des cas d’usage est liée à la finance décentralisée (DeFi). Cette industrie remplace les institutions financières traditionnelles par des contrats intelligents, dont la logique vérifiable élimine le hasard moral et réduit la nécessité de faire confiance à des intermédiaires. Elle offre à ses utilisateurs un éventail croissant de services : échanger, prêter, emprunter ou encore générer du rendement, le tout sans jamais céder la propriété de leurs cryptomonnaies.
Et que sont devenus les élèves qui ont suivi le cours de l’ENSAE sur la blockchain?
La finance décentralisée a véritablement pris son essor durant l’été 2020, souvent appelé dans la communauté blockchain le “summer of DeFi”. J’ai ainsi pu initier mes élèves aux principes et aux évolutions de cette industrie à mesure qu’elle prenait forme. Plusieurs d’entre eux ont décidé de s’y engager pleinement, en rejoignant ou même en lançant leur propre protocole de finance décentralisée ; certains avec un succès remarquable, comme les fondateurs d’Angle ou de Morpho.
Il m’arrive souvent de les croiser lors de conférences. Et c’est en échangeant avec ces anciens élèves que j’ai finalement compris que la réponse à la question de l’utilité des blockchains, et par extension de mon cours, viendrait d’eux. Elle était là, sous mes yeux depuis le début : non pas dans le contenu de mon enseignement, mais dans l’acte même de transmission.
[1] Tim Roughgarden, The computer in the sky, Keynote STOC 2024, https://dl.acm.org/doi/10.1145/3618260.3664271
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