L’année 2025 pourrait bien marquer un tournant : de nouveaux instruments de paiement, dont l’usage était jusqu’alors réservé à une communauté de « crypto-enthousiastes », ont commencé à être perçus comme une alternative crédible aux monnaies officielles. Les banquiers centraux y voient une menace pour la souveraineté monétaire ; les utilisateurs potentiels, la promesse de paiements internationaux fluides et peu coûteux. Certes, la monnaie a connu quelques variantes et innovations à travers l’histoire de l’humanité, mais finalement assez peu au cours du dernier siècle[1]. Dans cet article, nous examinons les ressorts de ce possible bouleversement et ses conséquences.
Que sont les stablecoins ?
Un stablecoin est un crypto-actif dont chaque jeton émis est adossé à une même valeur d’« actifs de réserve », généralement dépôts bancaires ou titres de dette souveraine à faible risque. Cette architecture d’adossement intégral séduit par sa simplicité et rassure : elle promet que chaque unité pourra être liquidée à tout moment en monnaie officielle. Cet adossement distingue les stablecoins des crypto-actifs de première génération de type Bitcoin dont la valeur n’est garantie par aucun actif sous-jacent et repose uniquement sur la confiance placée par ses utilisateurs dans sa « rareté » organisée. En pratique, à ce jour, il est rare que les stablecoins puissent être échangés exactement au prix de 1 :1 mais la concurrence entre émetteurs et les évolutions réglementaires en cours pourraient y remédier.[2]
Ces jetons numériques, qui circulent sur des blockchains publiques ou privées, offrent une transférabilité instantanée et sans frontière, et sans nécessiter de repasser par les circuits monétaires traditionnels, ce qui explique leur rôle essentiel dans l’écosystème crypto.
Conceptuellement, la notion d’une monnaie entièrement adossée à des actifs sûrs n’est pas nouvelle. En 1803, le franc germinal fut instauré comme une monnaie métallique, adossée à l’or et à l’argent. Pendant près d’un siècle, il incarna la solidité monétaire française. On peut citer également les certificats-or et -argent aux Etats-Unis à la fin du XIXème siècles et au début du XXème.
L’innovation apportée par les stablecoins est d’ordre technologique à travers leur transférabilité instantanée et sans frontière, 24h/24, 7j/7, avec la possibilité de les utiliser dans le contexte de « contrats intelligents » c’est-à-dire conditionnant un paiement à la réalisation d’une condition prédéterminée (par exemple, livraison d’un bien, fourniture de documents ou de services). En outre, comme toutes les transactions sur blockchain, les échanges de stablecoins donnent lieu à un enregistrement infalsifiable et disponible à perpétuité.
Un usage encore marginal mais en croissance rapide
A ce stade, l’usage ultra-prédominant des stablecoins est, dans l’écosystème des cryptoactifs, comme instrument de règlement, facilitant la circulation de la liquidité d’un actif ou d’une plateforme à l’autre. Leur très faible volatilité les rend très supérieurs dans cette fonction aux cryptoactifs de première génération (tels que Bitcoin).
Un usage encore embryonnaire mais en croissance rapide concerne les paiements ou transferts de fonds transfrontaliers. En 2025, le recours aux stablecoins est estimé à 30 milliards de dollars transactions par jour, moins de 1% des flux mondiaux de monnaie.[3] Leur potentiel n’en est pas moins réel, pour les raisons évoquées ci-dessus, qui pourraient les amener rapidement à concurrencer sérieusement les modalités bancaires traditionnelles, voire les alternatives plus récentes offertes par différents fournisseurs de service « fintech ». On voit d’ailleurs récemment se multiplier de la part de fintechs de paiement comme de spécialistes de paiements traditionnels (tels que les géants américains des cartes de crédit) des annonces de plans de développement de services fondés sur des stablecoins.
Bien que les stablecoins soient désormais encadrés par le règlement MiCA dans l’Union européenne et soumis aux obligations de lutte contre le blanchiment d’argent (AML) et de lutte contre le financement du terrorisme via le règlement AMLR, le niveau de contrôle reste inférieur à celui des opérations bancaires et une fraction des transactions peut encore échapper à une surveillance effective. Cela vaut bien davantage à l’échelle mondiale : les stablecoins sont globalement moins contrôlés, avec de fortes disparités selon les régions. Une partie très significative (estimée à plus de la moitié des transactions[4]), des avoirs et des usages repose sur cette caractéristique. En cela les stablecoins sont peu différent s du cash physique.
Pour l’heure, 99% des encours de stablecoins sont adossés au dollar. Aux Etats-Unis, leur encours a enregistré une croissance explosive (1 milliard de dollars au début de 2019, un peu plus de 300 milliards aujourd’hui [5]). Au contraire, en Europe, le marché des stablecoins en euro demeure embryonnaire (encours inférieur à 350 millions d’euros[6]) et l’essentiel de ceux qui y circulent sont en dollar.
Des enjeux géopolitiques et financiers vertigineux
Sur le plan géopolitique
Les autorités américaines ne font pas mystère de leur intention d’enraciner plus profondément encore le rôle dominant du dollar dans le système monétaire international[7], non seulement comme unité de règlement des transactions internationales, mais aussi potentiellement en remplacement de monnaies nationales. Dans les pays – relativement nombreux en dehors des économies avancées – où les devises nationales ne sont pas jugées fiables comme réserves de valeur, la population pourrait être tentée de recourir aux stablecoins en dollar pour une part croissante voire dominante de leur épargne, voire de leurs transactions. L’avantage pour les Etats-Unis serait de générer une source de demande supplémentaire potentiellement massive pour les bons du Trésor, aidant ainsi le gouvernement américain à financer sa dette à moindre coût. L’inconvénient pour les pays concernés est une perte partielle ou totale de souveraineté monétaire. Et pour ceux, comme la zone euro, qui aspirent à gagner des parts de marché vis-à-vis du dollar dans le système monétaire international, cela accroît encore la taille du défi à relever, et l’urgence de réfléchir à la stratégie à adopter en réponse. Mettre à disposition aussi rapidement que possible un euro numérique de gros sur blockchain en constitue un pan essentiel.
Sur le plan financier
Si les stablecoins venaient à occuper une place significative dans les portefeuilles des agents économiques, leur adossement total à des actifs de réserves pourrait, à terme, fragiliser le principe des réserves fractionnaires. Ce principe, institutionnalisé dans certains pays dès le XVIIème (Royaume-Uni, Suède), et où l’essentiel de la monnaie est générée par les banques, s’est progressivement étendu à la plupart des économies modernes et demeure le fondement des relations entre banques commerciales et banque centrale de nos jours. En vertu de ce mécanisme, seule une petite fraction des dépôts bancaires est adossée à des réserves de banque centrale (réserves obligatoires) et, depuis 2015, à « des actifs liquides de haute qualité » (exigences de liquidité du Liquidity Coverage Ratio – LCR). De cet adossement partiel découle la faculté des banques de prêter et de créer de la monnaie (des dépôts) bien au-delà des réserves dont elles disposent auprès de la banque centrale. Ce rôle est encadré par la politique monétaire, par des règles prudentielles et par la supervision bancaire afin de prévenir l’inflation et de préserver la stabilité financière. La confiance des déposants est renforcée par leur faculté de convertir, à tout moment et à parité, leurs dépôts en pièces et billets émis par la banque centrale et, en dernier lieu, par la garantie des dépôts.
L’essor des stablecoins apparaît comme une remise en cause possible de cet équilibre séculaire. Or les débats récents qui ont émergé au sujet de la « monnaie pleine » ou du narrow banking illustrent l’attachement des citoyens aux réserves fractionnaires et à des banques capables de financer l’économie. En Suisse, l’initiative populaire dite « Monnaie pleine » (Vollgeld)[8] déposée en 2015 et soumise au vote en juin 2018, visait à confier à la seule Banque Nationale Suisse le monopole de la création monétaire, en imposant l’adossement intégral des dépôts à des actifs sûrs. Le projet fut rejeté par près de 76% des votants. Une proposition similaire avait émergé en Islande à partir de 2015, sans toutefois dépasser le stade du rapport parlementaire.
Or, la préservation de la capacité de création monétaire constitue un enjeu majeur : mobiliser des volumes de financement suffisants pour les besoins de financement croissants de l’économie. L’essor des stablecoins pourrait, s’il se confirmait, affaiblir considérablement la capacité des banques à créer de la monnaie et donc à financer l’économie réelle.
Innover sans affaiblir
La question qui se pose, tant aux autorités réglementaires qu’aux banques, est de savoir comment permettre aux usagers du système financier de bénéficier des innovations utiles liées aux stablecoins sans déstabiliser, potentiellement à grand coût, le système existant ni donner libre cours aux abus facilités par l’écosystème crypto.
Les Etats-Unis, l’Union Européenne, Hong-Kong et Singapour ont les cadres réglementaires les plus élaborés à ce jour avec des différences d’approche notables pour atteindre ces objectifs.[9] Les banques, quant à elles, ne restent pas immobiles. Pour rester crédibles face à des instruments globaux et instantanés, elles devront renforcer l’interopérabilité internationale, améliorer l’expérience utilisateur, réduire les coûts transfrontaliers et nouer des partenariats technologiques et stratégiques ambitieux – y compris, le cas échéant, autour de stablecoins régulés ou de tokens bancaires interopérables qui circuleraient, par exemple, sur la future blockchain, en cours de développement, du réseau interbancaire mondial d’instructions de paiement sécurisées SWIFT. Mais il leur faut agir vite.
[1] Cf. par exemple Kenneth Rogoff “The Curse of Cash”, 2016 ou Yuval Noah Harari, “Sapiens”, Chapter 10. Le siècle dernier a bien sûr connu des innovations dans le domaine des modalités de paiements mais toutes reposant in fine sur une forme monétaire de nature inchangée (des dépôts bancaires).
[2] Par exemple, le régime proposé par la Banque d’Angleterre prévoit accès à un guichet de liquidité de banque centrale par les émetteurs de stablecoins qui remplissent certaines conditions.
[3] McKinsey (2025), “The stable door opens: How tokenized cash enables next-gen payments”,
[4] Depuis 2022, les stablecoins sont désormais davantage choisis par les criminels utilisant les crypto-actifs que le Bitcoin et étaient utilisés dans environ 63% des transactions illégales en 2024. Voir Chainalysis (2025): “The 2025 crypto crime report”, February, TRM Labs (2025): “2025 crypto crime report”, February. BIS (2025), “An approach to anti-money laundering compliance for cryptoasset”, August.
[5] Source : DefiLIama
[6] Stable Insider – State of European Stablecoins – September 2025.
[7] Voir par exemple Speech by Governor Miran on stablecoins and monetary policy – Federal Reserve Board ou US will use stablecoins to ensure dollar hegemony — Scott Bessent
[8] Quignon L. (2016) « 100% monnaie, une idée moins vertueuse qu’il n’y paraît… », Banque et stratégie n° 345 (Revue Banque), mars.
[9] Voir Thematic Review on FSB Global Regulatory Framework for Crypto-asset Activities – Financial Stability Board
- Les stablecoins : innovation utile ou dangereuse ? - 1 décembre 2025
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