Entretien avec Laurent Berrebi autour de son ouvrage « Monnaie et capital : la nouvelle économie patrimoniale »* (chez Odile Jacob, paru le 03/11) où il établit une nouvelle vision du fonctionnement de nos économies, rendant compte notamment de tous les phénomènes atypiques d’une économie déflationniste de bulles que l’on connaît maintenant depuis deux décennies.

Variances : Laurent, quelle est la genèse de ce livre ? Qu’est-ce-qui vous a conduit à l’écrire ? Le confinement y est-il pour quelque chose 

Laurent Berrebi : Non, pas du tout. Tout est parti d’un constat : depuis la fin du siècle dernier, l’instabilité endémique inflationniste a laissé place à une instabilité financière « non inflationniste » bien plus redoutable. Les bulles se succèdent de façon totalement « atypique », défiant, par leur durée sur plusieurs années, les lois de l’économie classique et de la finance. L’objet de ce livre est d’abord d’en comprendre les raisons et de savoir pourquoi à ce jour aucun fondement théorique ne rend compte de ce nouveau régime.

Mais ce nouveau monde économique n’est-il pas lié avant tout aux profondes mutations structurelles que nous vivons : révolution des nouvelles technologies de l’information, intégration de l’Inde et de la Chine dans le commerce mondial, voire vieillissement de la population 

Se satisfaire de telles explications n’est pas suffisant, car pas très scientifique : rien dans le corpus théorique économique actuel ne justifie en effet ce que nous observons. Prenons l’équation monétaire quantitative (MV=PY). Elle révèle une vérité simple et fondamentale : abreuver le système en nouvelle monnaie conduira inévitablement à de l’inflation. Or, aujourd’hui, les Banques Centrales des pays développés continuent d’inonder l’économie de nouvelle monnaie, par le biais de politiques monétaires quantitatives, alors même que des tensions sur des pans entiers de l’économie mondiale génèrent une inflation bien au-delà des 2 %. En d’autres temps pas si éloignés, elles auraient remonté les taux directeurs qui sont, faut-il le rappeler, aujourd’hui négatifs en zone euro !

Le monétarisme, fondement de leur politique monétaire à partir des années 70-80, semble bien obsolète et Friedman a été rangé dans les archives de la pensée économique par ces mêmes Banques Centrales qui l’avaient porté aux nues. En fait, les Banques Centrales sont devenues keynésiennes !

Les Banques Centrales keynésiennes ? Expliquez-nous.

Chez Keynes, toute crise, voire toute dépression, est provoquée par l’incertitude et l’irrationalité, qui créent des mouvements de panique sur les marchés financiers : la chute des marchés financiers se répercute sur la sphère réelle qui plonge alors en crise. Sa théorie est de nos jours reprise par les tenants du cycle financier. Pour eux, toute crise est aujourd’hui provoquée par la chute du prix des actifs financiers dont les deux déclencheurs sont l’irrationalité et l’incertitude, si chères à Keynes : la chute des prix financiers enclenche alors une dégradation inouïe des bilans des agents économiques, susceptible de provoquer une réelle dépression dont on ne peut sortir sans relance budgétaire. Il en découle un constat simple : pour éviter la dépression, il faut soutenir les actifs financiers.

C’est cette vision qui constitue le fondement des politiques monétaires quantitatives. Car, pour éviter toute incertitude sur les marchés financiers susceptible d’actionner l’esprit animal de l’homme et de provoquer un krach, les Banques Centrales rachètent des actifs à tour de bras. C’est la nouvelle doxa des Banques Centrales qui sont bien devenues fondamentalement keynésiennes.

Les Banques Centrales ne créent-elles pas là un aléa moral ?

Absolument. En tendant ce filet de sécurité aux marchés financiers, elles empêchent en effet tout ajustement justifié à la baisse du prix des actifs et entretiennent le gonflement des bulles. Cet aléa moral est hautement nocif pour la collectivité. Car, si les détenteurs de hauts patrimoines bénéficient énormément de cette politique monétaire, la classe moyenne en voit des effets limités, voire même en souffre. Par exemple, tous ceux qui ne possèdent pas leur résidence principale sont toujours plus pénalisés par les prix exorbitants de l’immobilier. Les politiques monétaires quantitatives aggravent le délitement de la communauté, déjà mise à mal par une distribution de richesse de plus en plus inéquitable. Les Etats tentent de compenser, mais les aides publiques, initialement provisoires, deviennent durables et font exploser la dette publique.

Ni maîtrise de la monnaie, ni maîtrise de la dette publique : assisterions-nous à une réelle fuite en avant de la part des autorités ?

Exactement puisque le « sans-limite » n’évite pas pour autant la dérive du système. Cette fuite en avant n’a aucune issue heureuse perceptible, dévoyant fondamentalement le libéralisme. L’une des vertus du libéralisme n’est-elle pas d’attribuer un « juste prix » notamment à chaque actif par le libre jeu du marché ? En inondant le marché de nouvelle monnaie, les banques centrales ne renient-elles pas leur philosophie monétariste, qui avait assis l’objectivité de leur politique monétaire pendant des décennies au sein du libéralisme ? Quant aux Etats, en ne cessant de creuser leurs déficits, ne vont-ils pas à l’encontre de leur doctrine libérale qui demande une maîtrise de l’endettement public ? Les autorités nous offrent aujourd’hui un ersatz de libéralisme. Comment peuvent-elles alors continuer à défendre le libéralisme et demander aux peuples d’y croire quand elles-mêmes y ont renoncé ?

Le dépeuplement inexorable du centre politique au profit des extrêmes n’est qu’une conséquence de l’appauvrissement de la classe moyenne, au sein d’un libéralisme qui a perdu repères et valeurs. Ces politiques déstabilisent toujours davantage la communauté socialement et politiquement, et mettent en péril nos systèmes économiques comme nos institutions.

Pour vous, les autorités sont ainsi irresponsables ?

Pas irresponsables mais désemparées car ce tohu-bohu économique, financier, social et politique est à l’image du désarroi actuel des économistes pour proposer une solution. Regardons la modélisation économique de ces 15 dernières années. Pour que les modèles économiques collent mieux à la réalité, notamment à la crise de 2007-2012, on introduit des chocs durables sur certains paramètres clefs économiques, justifiés par les imperfections « keynésiennes » de marché. Mais leur origine demeure totalement inexpliquée au vu de l’historique économique : pourquoi ces chocs ont-ils été durables lors des crises japonaises des années 90, lors de la crise mondiale de 2007-2012, voire de la Grande dépression des années 30, et non durant les autres crises ? Rien dans le système économique ne l’explique, excepté l’irrationalité et l’incertitude.

Comment d’ailleurs peut-on se rattacher à la théorie keynésienne quand on sait qu’elle a été contredite par les faits économiques pendant toute la seconde moitié du XXe siècle ? Au point que la contre-attaque, fondée, des néoclassiques et des monétaristes, de Friedman en particulier, l’avait carrément balayée du corpus théorique depuis les années 70. Pourquoi la théorie de Keynes serait-elle valable aujourd’hui et non pas il y a deux, trois, quatre décennies ? Nous n’en savons rien.

Enfin, d’une manière générale, des scientifiques comme nous, anciens élèves de l’ENSAE (car l’économie est bien une science selon moi), pouvons-nous nous satisfaire d’une théorie où la dynamique fondamentale du macro-système serait le fruit du seul mélange d’incertitude et d’irrationalité ? Être scientifique, c’est avoir foi en un déterminisme certain du système global que l’on étudie, même si ce déterminisme n’est pas total, exactement comme en physique. Keynes hante toutes les têtes alors même que sa théorie n’est défendable ni dans la continuité historique ni même dans son contenu scientifique.

Alors que proposez-vous ?

Une nouvelle grille de lecture du fonctionnement des économies, une compréhension des causes de ce nouveau régime économique par une nouvelle approche : l’approche patrimoniale.

Dans le livre, j’explique en effet comment concrètement, par la propriété de capital, la révolution des nouvelles technologies de l’information a plongé le libéralisme dans un régime que je qualifie de « non-classique », un régime de bulles et d’excès structurel de production. Ce nouveau régime économique, fondamentalement déflationniste et très instable, est inconnu de la théorie actuelle, prisonnière de son approche par les flux totalement axée sur la sphère réelle et productive.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette nouvelle économie patrimoniale ?

Le carcan néoclassique qui pèse sur la science économique depuis la fin du XIXe siècle confine l’économie à la seule sphère réelle productive : tant l’équilibre que la dynamique économiques portent sur les flux d’offres et de demandes dans la sphère réelle productive. C’est comme cela que l’économie nous a été enseignée, c’est comme cela qu’elle est toujours enseignée aujourd’hui. Or, les flux d’offre et de demande dans la sphère réelle productive sont bien le résultat de la dynamique patrimoniale au sein de la communauté. Tant l’équilibre que les déséquilibres du système sont gouvernés par le patrimoine de la communauté, constitué de deux grandes composantes : la monnaie et le capital.

Le capital n’y est plus vu sous son statut de facteur de production, mais sous sa dimension d’actif patrimonial. L’équilibre général ne fait alors plus référence à l’équilibre général classique qui concerne l’équilibre du capital en tant que facteur de production, se résumant à un équilibre entre l’offre et la demande de biens et services dans tous les secteurs de la sphère productive. Il est défini comme un équilibre général du capital en tant qu’actif patrimonial dans les trois sphères canoniques qui composent nos systèmes économiques : la sphère réelle (la sphère productive), la sphère monétaire (la sphère bancaire) et la sphère financière (les marchés financiers). L’économie patrimoniale ne laisse aucune sphère à l’écart de la définition de l’équilibre ni de la dynamique économique, contrairement à la synthèse néoclassique. Tout comme l’équilibre qui est patrimonial, la dynamique est patrimoniale et les crises sont patrimoniales.

C’est une révolution économique que vous nous proposez ?

Pas tout à fait. L’approche patrimoniale du capital a été initiée par Walras, on l’oublie trop souvent, qui est le père théoricien du libéralisme, puis poursuivie par Keynes. Car Keynes a justifié sa théorie générale « anticlassique » par son concept de monnaie spéculative : c’est en reconnaissant à la monnaie un rôle patrimonial majeur sur les marchés financiers, dominant sa fonction transactionnelle dans la sphère réelle, que le fonctionnement du système n’est plus celui que décrivent les classiques. Oui, Keynes avait déjà vu que seule une approche patrimoniale de la monnaie pouvait extirper le fonctionnement du système économique du schéma classique. En cela, l’approche patrimoniale n’est pas une révolution.

Quelle a été votre démarche tout au long du livre ?

Je n’impose pas cette nouvelle vision du fonctionnement économique de nos systèmes. Elle s’impose naturellement au lecteur tout au long de la démarche narrative adoptée dans le livre, qui décrit l’évolution du système économique ayant accompagné le développement de l’homme, de Robinson Crusoé jusqu’à nos jours. Cette démarche permet au lecteur de comprendre pourquoi le fonctionnement de nos économies est fondamentalement patrimonial, pourquoi les deux formes d’instabilité anticlassiques (autrement dit la forme keynésienne et la nouvelle forme non-classique) de nos systèmes économiques, à l’origine des crises, sont toutes liées à un rôle fondamental patrimonial de la monnaie, qui domine sa fonction transactionnelle.

En quoi la nouvelle économie patrimoniale que vous développez expose-t-elle une théorie des crises radicalement différente de celle de Keynes ?

Le nouveau régime non-classique qu’elle met en évidence confirme de nombreux pans de la vision brillante de Keynes portant sur la crise des années 1930. De plus, comme le pensent les tenants du cycle financier, la dynamique des prix des actifs y formate bien le cycle économique. Mais elle procède de mécanismes « tout à fait rationnels », déconnectés de toute incertitude.

L’économie patrimoniale décrit comment la rationalité de l’homme peut conduire à l’effondrement du système libéral et au désastre. Les crises ne sont plus le fruit de l’irrationalité et de l’incertitude, si keynésiennes, mais bien du déterminisme et de la rationalité de l’homme. La nouvelle économie patrimoniale intègre les canons indéfectibles méthodologiques et théoriques de l’économie néoclassique fondés sur l’individualisme méthodologique et la rationalité individuelle. À ce titre, elle est « antikeynésienne » et « proclassique », s’affirmant comme l’héritière de Walras et des nouveaux classiques et non de Keynes.

A quoi est donc due l’instabilité dans le nouveau régime non-classique dans lequel nous sommes aujourd’hui ?

La nouvelle économie patrimoniale partage avec les monétaristes le constat selon lequel l’instabilité de nos systèmes économiques provient du développement d’une forme nocive de monnaie, que l’on doit savoir réguler si on veut éviter la grande crise. Dans le régime classique, il s’agit de la monnaie de transaction que l’on régule par la politique monétaire des taux d’intérêt afin d’éviter une spirale inflationniste. C’est le fondement du monétarisme tel qu’il a été décliné par les Banques Centrales depuis la fin des années 70. Dans le nouveau régime non-classique, il s’agit d’une nouvelle forme de monnaie fondamentale, que j’ai qualifiée de monnaie patrimoniale, mais dont la régulation est très spécifique puisqu’elle échoit à l’Etat et non aux Banques Centrales.

La régulation d’une monnaie qui n’appartient pas aux Banques Centrales, c’est en effet surprenant. Mais ce sont les banques qui génèrent la monnaie ?

Oui, c’est vrai dans le régime classique, celui que l’on connaît. Mais, dans le régime non-classique, une forme de monnaie nocive pour tout le système économique (entreprises, banques, communauté) est générée perpétuellement par le système. La nouvelle économie patrimoniale nous explique en quoi la politique monétaire quantitative est une erreur fondamentale, en accroissant cette monnaie patrimoniale hautement toxique pour le système.

Les Banques Centrales sont là pour contrôler l’instabilité monétaire du système. Si puissantes qu’elles soient pour réguler la monnaie d’instabilité dans le régime classique (monétarisme), les banques centrales sont désarmées dans le monde non-classique.

Quelle forme prend la nouvelle régulation que vous proposez ?

Le nouveau régime non-classique renverse totalement le paradigme « trop » libéral, fondé sur la philosophie du monétarisme où l’« État » est écarté de toute politique de régulation du cycle qui échoit à la seule Banque centrale. Il redonne en revanche une place fondamentale à l’Etat dans la politique de régulation : comme le pensent les keynésiens, seul l’Etat pourra en effet conduire une nouvelle régulation qui évitera ce qui s’annonce comme l’une des plus grandes crises de l’histoire économique. Mais, à la différence des keynésiens, cette nouvelle régulation monétaire ne consiste pas à actionner le levier des dépenses publiques.

Keynes, c’est l’économie de la dépression, parce que c’est l’économie de la réaction, lorsque le système, échappant à l’homme par l’irrationalité et l’incertitude, tombe dans une crise profonde. En redonnant un rôle central à « l’homme éclairé » destiné à contrôler les désordres et l’instabilité du système, l’économie patrimoniale, c’est en revanche l’économie de la croissance et de la proaction. Le « paradoxe de la pauvreté dans l’abondance » n’est pas une fatalité du libéralisme qui a besoin, pour se perpétuer, de tendre vers l’ordre et la cohésion au sein de la communauté, deux dimensions fondamentalement walrasiennes.

 

* « Monnaie et capital : la nouvelle économie patrimoniale », aux éditions Odile Jacob

 

Mots-clés : capital – monnaie – économie patrimoniale – bulle spéculative – inflation – crise – inégalités – régulation

Laurent Berrebi