L’irruption brutale de la crise énergétique en Europe

Pour la première fois depuis des décennies le terme « crise énergétique » est à nouveau sur toutes les lèvres. Le prix du gaz sur le marché à terme européen (TTF) a été multiplié par 6 par rapport à la période prépandémique, touchant un record de près de 100 €/MWh. Celui de l’électricité (EPEX France) a triplé dans le même temps et dépasse 140 €/MWh, un niveau jamais atteint dans l’histoire.

L’explosion des prix de gros se répercute rapidement sur les factures des particuliers et des entreprises partout en Europe, commence à faire gronder les opinions et trembler les décideurs. En Grande-Bretagne, en Espagne et en France les responsables politiques paniquent et prennent des mesures aussi urgentes qu’erratiques.

Le commentariat est incrédule : comment est-on passé d’un seul coup du krach induit par la Covid à une explosion des prix inconnue depuis un demi-siècle ? Peut-être n’est-ce qu’un mauvais moment à passer, tout rentrera dans l’ordre au printemps, dès que certains goulots d’étranglement auront été résolus…

Or il n’en est rien : le phénomène peut être brutal, il n’en est pas moins structurel et parti pour durer, et aucune solution à la bonne échelle ne semble à l’horizon.

Deux phénomènes structurels : contraction de l’offre et explosion des coûts

La crise énergétique actuelle est atypique à plusieurs titres. Contrairement aux crises précédentes, elle ne résulte pas d’événements géopolitiques et ne concerne pas principalement le pétrole, commodité emblématique dont les cours restent inférieurs aux niveaux atteints entre 2007 et 2014, alors au-dessus de 100 $/baril.

Il s’agit ici d’une crise purement économique des marchés du gaz et de l’électricité, aux racines profondes et indissociablement liées à la transition énergétique, même si les jeux géopolitiques de certains Etats (Russie, Algérie…) peuvent s’y mêler.

Sur ces deux marchés un double constat s’impose : une dépression structurelle de l’offre est engagée et se combine à une forte augmentation des coûts, créant les conditions d’une spirale inflationniste durable – potentiellement catastrophique pour l’économie européenne.

 Le point de bascule remonte à 2014. Cette année-là, les prix du gaz et du pétrole sont à des niveaux proches des records. Puis intervient le krach induit par l’augmentation spectaculaire de la production de pétrole et de gaz de schiste aux Etats-Unis, avec des prix qui chutent des deux tiers en 18 mois. La conséquence de ce krach est une réduction brutale (près de moitié) entre 2014 et 2016 des investissements mondiaux dans l’amont pétrolier et gazier, lesquels ne redémarreront pas par la suite malgré un certain rebond des cours.

 C’est qu’entre-temps un nouveau sujet a fait son apparition : la transition énergétique. La Commission européenne décide en 2017 de limiter les attributions gratuites de quota de CO2. L’effet sur le marché du carbone (ETS) est immédiat. Tombés à moins de 5 €/t, les cours entreprennent alors une course irrésistible qui les amène au-delà de 60 €/t à l’été 2021.

Les marchés financiers se joignent au mouvement, en délaissant les titres du secteur pétrolier et gazier, dont la part dans l’indice S&P 500 tombe en 2019 à 2 % contre 16 % une décennie auparavant. Des campagnes, soutenues par un nombre croissant de grands institutionnels, sont organisées contre les investissements dans le charbon, le pétrole et le gaz, motivées notamment par l’épouvantail des « actifs échoués » (stranded assets), ces actifs énergétiques fossiles de long terme qui peuvent se révéler sans valeur du jour au lendemain.

Le coup de grâce est asséné par l’Agence Internationale de l’Energie elle-même, cette organisation née en 1974 du premier choc pétrolier et qui n’avait jusqu’alors jamais cessé d’appeler à toujours plus d’investissements dans le pétrole et le gaz. Dans son rapport Net Zero by 2050 publié en mai 2021, elle recommande désormais aux compagnies pétrolières à ne plus développer de nouveaux projets fossiles dès à présent, provoquant ainsi un séisme à l’échelle mondiale.

Le signal pour les entreprises du secteur énergétique est sans ambiguïté : il faut se désengager des combustibles fossiles et réorienter ses investissements vers les énergies renouvelables et la décarbonation. Cela conduit la plupart des majors à annoncer en fanfare des réorientations majeures de leurs stratégies. En 2020 les investissements dans l’amont pétrolier et gazier ont à nouveau chuté d’un tiers, un retour en arrière de deux décennies, les infrastructures de transport et de stockage gazier (notamment la chaine GNL) suivant une direction similaire.

Personne n’ose pronostiquer un rebond de ces investissements malgré la crise. La disette ne fait donc que commencer, alors que les énergies renouvelables semblent très loin de pouvoir prendre la relève. La situation n’est pas meilleure dans l’électricité. L’Europe s’est engagée dans les années 2010 dans la fermeture d’une part croissante de son parc de production d’électricité pilotable (charbon, nucléaire et gaz), alors même que celui-ci est indispensable pour assurer l’équilibre des réseaux face à l’afflux d’énergies variables (solaire et éolien).

Ce phénomène va s’accélérer dans les prochaines années : arrêt des centrales à charbon en France, en Espagne, aux Pays-Bas et en Allemagne, fermeture des parcs nucléaires allemand (2022) et belge (2025, alors que l’atome fournit la moitié de l’approvisionnement électrique du pays) : le déséquilibre entre une offre pilotable en forte réduction et une demande dynamisée par l’électrification de la mobilité et du bâtiment ne peut que conduire à une hausse structurelle des prix et de leur volatilité – et des risques accrus de black-out.

L’effet d’effondrement (« collapse ») de l’offre est fortement aggravé par une explosion des coûts. L’encouragement inconsidéré à la production d’énergies renouvelables décentralisées (solaire en toiture, biogaz), difficiles à contrôler et très gourmandes en investissements de réseaux, se traduit par une envolée ininterrompue des taxes portant sur l’énergie.

Le développement rapide de parcs de batteries ajoute d’autres coûts, sans effet significatifs sur la stabilité des réseaux, qui ne peuvent pas être pilotés sur un pas horaire seulement. Dans certains pays (France, Grande-Bretagne), le nouveau nucléaire, si lent à se déployer et si onéreux (120 €/MWh pour le contrat signé pour la centrale d’Hinkley Point) promet d’alourdir les factures pendant des décennies, alors même que les coûts du démantèlement et de la gestion des déchets des parcs existants restent largement sous-provisionnés.

Le solaire et l’éolien sont pointés du doigt malgré leur compétitivité croissante : leur champ d’action est limité (80 % de la consommation énergétique européenne – industrie, bâtiment, transport – reste non électrique) et leur variabilité contribue à la fragilisation du système électrique et à la volatilité des prix. La digitalisation des réseaux est prometteuse mais son impact reste encore bien modeste. Qui viendra donc au secours d’un système en crise ?

L’hydrogène vert, du gadget à la solution de grande échelle pour sécuriser les réseaux

L’hydrogène est aujourd’hui l’objet de bien des fantasmes. C’est un des sujets énergétiques les plus débattus, les Etats s’en sont emparés, et pourtant les manifestations concrètes de son développement restent ténues. Malgré les promesses mirobolantes faites à l’horizon 2050, le scepticisme reste de mise chez beaucoup.

Il y a en fait deux types d’hydrogène, et ce n’est pas la question de la couleur qui compte, entre le bleu (issu du gaz naturel et de la séquestration du carbone, objet de bien des controverses) et le vert (issu de l’électrolyse de l’eau à partir d’énergies renouvelables).

Non, la vraie distinction se noue entre l’hydrogène local, qui suscite la plus grande attention médiatique et politique aujourd’hui, et l’hydrogène de commodité, qui commence seulement à poindre.

Le premier consiste en un grand nombre de projets territoriaux de taille petite ou moyenne (généralement quelques dizaines de MW), s’appuyant sur des électrolyseurs raccordés au réseau électrique, produisant à des coûts très élevés (donc fortement subventionnés) de modestes quantités d’hydrogène. Autant dire qu’aucun impact positif sur la crise actuelle ne peut en être attendu à une échéance rapide.

Le second se fonde sur la colocalisation de grandes unités de production d’électricité renouvelable (jusqu’à 1 GW par site), principalement solaire, et d’électrolyseurs, directement raccordés à un réseau d’hydrogénoducs, à construire le long de gazoducs existants, et de stockages souterrains de grande capacité (cavités salines notamment).

C’est ce dernier qui offre le potentiel de faire face à la crise énergétique, car sa compétitivité se fonde sur plusieurs moteurs déflationnistes puissants : la localisation dans les zones de meilleure ressource, les effets d’échelle dans le développement de projets, la baisse des coûts du photovoltaïque et celle qui se profile avec le lancement de méga-usines d’électrolyseurs. L’efficacité du transport par conduite (une molécule coûtant dix fois moins cher à déplacer qu’un électron à énergie équivalente) et du stockage souterrain (l’équivalent de millions de batteries sur des mois et non des heures) joue aussi un rôle essentiel.

L’hydrogène de commodité a donc vocation à se substituer partout au charbon, au gaz et au pétrole, tant dans l’industrie (sidérurgie, chimie, ciment), dans l’énergie (production d’électricité pilotable et de chaleur) que dans la mobilité (tout particulièrement le transport routier), dès lors que son coût se situe au niveau de celui des combustibles fossiles. Reste que tout cela n’aura pas beaucoup d’impact à moins d’un développement rapide de capacités massives.

HyDeal, une plateforme de développement d’hydrogène vert à grande échelle

Le développement de l’hydrogène n’est pas qu’un rêve, et des projets de développement de cette source d’énergie devraient aboutir à brève échéance. A titre d’illustration, HyDeal est une initiative, sans équivalent en Europe et dans le monde, qui réunit 30 industriels de 7 pays européens couvrant l’ensemble de la chaine de valeur de l’hydrogène vert, de l’amont à l’aval : énergies renouvelables, électrolyse, ingénierie, transport et stockage de gaz, industrie (chimie, sidérurgie, électricité) sans oublier de grands investisseurs et des banques. On y retrouve des entreprises comme McPhy, Vinci, GRTGaz, Naturgy, ArcelorMittal, BASF, la Banque Européenne d’Investissement.

Ces entreprises se sont réunies pour mettre en place un système énergétique complet à partir d’une production ultra-compétitive d’hydrogène (1,5 €/kg, soit 38 €/MWh) dans le sud de l’Europe, et transformer leurs outils industriels, par exemple avec le remplacement de hauts-fourneaux (technologie DRI) et le développement de CCGT hydrogène, permettant de fournir le Graal de l’électricité, une fourniture entièrement pilotable à prix compétitif.

Les premiers projets industriels seront prochainement annoncés en vue d’une production de masse en 2025, et l’ambition à 2030 est de produire 3,6 millions de tonnes, entièrement en Europe, soit l’équivalent de deux mois de consommation pétrolière d’un pays comme la France : une réponse concrète et de taille à la crise énergétique – et climatique !

Thierry Lepercq
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