Le 8 février dernier, nous avons publié Le Bien-être en France : rapport 2020[1], ouvrage rassemblant des travaux issus des quatre premières années de l’Observatoire du bien-être du CEPREMAP. Nous dressons dans cet ouvrage un état des lieux du bien-être subjectif en France, et montrons comment les métriques de bien-être subjectif viennent éclairer des domaines aussi différents que l’éducation, le travail, le passage à la retraite et le vote, ainsi que les conséquences de l’épidémie de Covid-19. Ce faisant, nous avons balayé de nombreuses sources de données, tant nationales qu’européennes ou mondiales. Cela a été aussi l’occasion de comparer le niveau d’information disponible en France à ce qui se fait dans les autres pays. Et à ce niveau, une conclusion s’impose : la France a encore des progrès à faire dans la mesure du bien-être.
En 2008, la France était pourtant à l’avant-garde de la réflexion sur la manière de doter la puissance publique d’indicateurs complémentaires au PIB pour mesurer la richesse et le progrès. Dans son rapport final[2], la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi recommandait ainsi un tableau de bord en trois parties :
- L’activité économique, pour laquelle le PIB demeure la mesure de référence ;
- Le bien-être, avec une série d’indicateurs autour de la satisfaction dans la vie ;
- La soutenabilité, avec des indicateurs d’empreinte écologique.
Ces conclusions ont eu un rayonnement bien au-delà de la France. Ses conclusions sont venues considérablement renforcer des efforts qui existaient auparavant, et qui y ont trouvé une assise et une crédibilité qui leur manquaient. Ainsi, l’OCDE a depuis entrepris un vaste travail d’intégration des métriques de bien-être dans son dispositif d’analyse des politiques publiques. Début 2021, ce travail a abouti à la création du Centre on Well-being, Inclusion, Sustainability and Equal Opportunity, qui fait converger la mesure du bien-être et les objectifs de développement durable dans un cadre conceptuel et méthodologique unifié. L’OCDE a dans ce cadre publié un ensemble de recommandations sur la mesure du bien-être subjectif[3] ou de la confiance[4].
Sous l’impulsion de centres de recherche comme le Centre for Economic Performance à la London School of Economics, plusieurs gouvernements et collectivités ont intégré le bien-être subjectif dans leurs dispositifs de mesure et de pilotage de l’action publique. Le gouvernement néo-zélandais élu en 2018 avait fait du bien-être subjectif son objectif central de politique publique, le Pays de Galles, l’Écosse et l’Islande adoptant des démarches similaires. Pour le Royaume-Uni dans son ensemble, le guide méthodologique d’évaluation interne des politiques publiques (Green Book) inclut les métriques de bien-être.
En France même, les suites du rapport ont été beaucoup plus modestes. L’intérêt pour ces questions a permis la publication d’ouvrages destiné à un public large[5] et une discussion parmi les économistes et statisticiens sur les relations entre mesures matérielles et bien-être subjectif, ainsi que sur les indicateurs subjectifs à mobiliser[6]. Sur le plan pratique toutefois, la loi SAS de 2015[7] prévoyait un rapport annuel au Parlement mesurant entre autres le bien-être subjectif et évaluant, y compris de manière prospective, l’action du gouvernement à cette aune. Ces rapports ont bien été remis, mais avec un retard croissant chaque année, et une partie évaluation réduite à la portion congrue[8]. Il n’a pas non plus trouvé de large écho dans le débat public. Si ce peu d’intérêt traduit évidemment un manque d’intérêt pour les métriques de bien-être subjectif de la part du monde politique, il a pour conséquence une faiblesse du dispositif français de mesure, qui a son tour limite les possibilités de produire des connaissances nouvelles ou des outils utilisables pour guider l’action publique.
Comprendre le bien-être subjectif
Pour agir sur le bien-être subjectif, il faut commencer par le comprendre : en connaître les ressorts, les déterminants, les obstacles. À l’échelle des populations, les grandes enquêtes en coupes transversales permettent de mettre en évidence des différences nationales dans les corrélats du bien-être. C’est de cette manière que nous soulignons l’importance plus grande du revenu dans la satisfaction de vie en France, par rapport aux autres pays européens (Les Français, le bonheur et l’argent[9]). Cependant, orienter l’action publique requiert une compréhension plus fine des facteurs qui, à un niveau individuel, ont une influence notable sur le sentiment de bien-être subjectif : quel rôle de l’école, du passage à la retraite, à quelle vitesse se remet-on (ou pas) d’événement comme un divorce ou la perte d’un emploi ?
De vastes enquêtes longitudinales, commençant dès l’enfance, sont nécessaires pour répondre à ces questions. De telles enquêtes existent dans plusieurs pays : le German Socio-Economic Panel, le panel HILDA en Australie ou Understanding Society au Royaume-Uni comportent de riches modules sur le bien-être subjectif et sous-tendent de fait une bonne partie de la recherche dans ce domaine. Au sujet des facteurs au cours de l’enfance et de l’adolescence, l’Avon Longitudinal Study of Parents and Children a servi de base aux travaux résumés dans l’ouvrage The Origins of Happiness[10], qui éclairent le rôle respectif de la sécurité matérielle, de la santé mentale des parents, de l’école en général et des enseignants en particulier.
Nous ne disposons malheureusement pas d’une enquête comparable en France. La source de référence pour la mesure de la satisfaction dans la vie en population générale est l’Enquête Statistique sur les Revenus et les Conditions de Vie (SRCV, Insee). Le renouvellement de l’échantillon par neuvième jusqu’en 2018 permet de suivre certaines transitions, ainsi que nous l’avons fait pour le passage à la retraite. Les questions récurrentes sur le bien-être sont cependant peu nombreuses[11], et le renouvellement limite structurellement l’horizon d’observation. Toutefois, nous constatons que des questions relatives au bien-être sont progressivement incluses dans un plus grand nombre d’enquêtes, à l’image des panels de la DEPP du Ministère de l’Éducation Nationale, avec une volonté accrue de comparabilité avec les enquêtes internationales.
Nous donnons dans Le Bien-être en France des exemples de ce que peuvent apporter des questions spécifiques. Dans le domaine du travail, le croisement de la satisfaction au travail et de la perception de l’environnement de travail dans l’enquête Conditions de travail et risques psycho-sociaux (DARES) nous permet de mettre en évidence, entre autres résultats, comment l’impossibilité de développer ses compétences et l’absence de perspectives de promotion contribuent à l’insatisfaction au travail en France.
Mesurer le bien-être
Pour que le bien-être subjectif devienne un véritable objectif de l’action publique, il faut disposer d’une mesure rapide et avec un niveau de détail territorial et social élevé. C’est dans cette optique que l’Office for National Statistics britannique a intégré en 2011 les quatre questions centrales du bien-être subjectif (satisfaction dans la vie, bonheur ressenti, sens de la vie, anxiété) dans le questionnaire de recensement en continu de la population. Ce dispositif permet la mise à disposition d’un tableau de bord actualisé trimestriellement, avec une déclinaison des indicateurs à un niveau territorial très fin, celui des local authorities. Publiquement disponibles, ces indicateurs ont déjà été intégrés dans des outils d’aide à la décision, par exemple des comparateurs d’offres immobilières.
En France, l’enquête SRCV est là aussi la source de référence. En raison du très grand nombre de questions qu’elle comporte – ce qui fait toute sa richesse en tant qu’outil de compréhension – elle n’est disponible qu’avec un délai d’un an et demi à deux ans. Ainsi, l’indicateur de satisfaction dans la vie inclus dans le rapport prévu par la loi SAS correspond à la situation deux ans avant la remise de chaque rapport. En outre, les 15 000 ménages de l’enquête ne peuvent être représentatifs de l’ensemble du territoire. Au mieux, il est possible de conduire des analyses au niveau des ZEAT, ou selon le type d’unité urbaine.
Au niveau national, l’Observatoire du bien-être du Cepremapfinance depuis 2016 une plate-forme trimestrielle adossée à l’enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages (Camme). Riche de vingt questions, cette plate-forme nous permet de produire un tableau de bord quantitatif ainsi que des notes d’analyses trimestrielles de leur évolution. Depuis cinq ans maintenant, nous avons pu observer les effets sur une palette d’indicateurs de bien-être d’événements aussi différents que l’élection présidentielle de 2017, le mouvement des Gilets jaunes, la contestation de la réforme des retraites et bien entendu l’épidémie de Covid-19.
L’épidémie a mis en lumière la nécessité de mieux mesurer le bien-être des Français dans cette période. L’accent s’est évidemment porté essentiellement sur les souffrances mentales (anxiété, dépression, solitude) liées au confinement, ainsi qu’à l’adhésion aux mesures sanitaires. Plusieurs enquêtes, à l’image de CoviPrev (Santé Publique France) incluent les questions de référence sur le bien-être d’ensemble afin de mettre en contexte la souffrance exprimée et d’évaluer son impact sur l’état général des Français. Nous avons ainsi pu suivre de manière beaucoup plus fine l’impact du premier confinement, l’euphorie du premier déconfinement puis l’usure provoquée par une pandémie plus longue que prévue.
Sources de données, anciennes et nouvelles
Les enquêtes constituent naturellement le cœur des travaux quantitatifs sur les métriques de bien-être subjectif. Elles n’épuisent pas pour autant l’ensemble des sources de données disponibles. Dans le chapitre final de notre ouvrage, l’historien Rémy Pawin mobilise des sondages d’opinion, mais aussi des relevés de termes dans des journaux intimes, les intitulés d’ouvrages et d’articles pour retracer l’avènement du bonheur comme objectif de vie légitime. Les sources de ce type restent probablement encore sous-exploitées pour comprendre comment la conception de ce qu’est une vie bonne a évolué au cours du temps mais aussi dans les différentes régions du monde.
Du côté du présent, nous aimerions bien entendu disposer de mesures de bien-être plus fréquentes que celles données par des enquêtes trimestrielles – nous en avons des exemples grâce aux enquêtes Covid, mais celles-ci n’ont pas vocation à être prolongées au-delà du retour à la normale. Nous avons montré sur données américaines que la fréquence des mots recherchés dans le moteur Google peut venir compléter les données d’enquête pour construire des indicateurs de bien-être à plus haute fréquence et un niveau de détail géographique plus fin[12]. D’autres équipes de recherche ont mobilisé les messages postés sur Twitter à la même fin (hedonometer, par exemple) afin de construire des indicateurs en quasi-temps réel. Pour prometteuses qu’elles soient, ces perspectives ne pourront toutefois informer l’action publique et privée que s’il est possible de les mettre en relation avec des données d’enquête fiables, avec suffisamment de finesse temporelle et territoriale.
De notre point de vue, il existe donc un vaste espace de renforcement et de déploiement de la mesure du bien-être des Français. Nous avons ici surtout touché aux mesures de niveau national, mais les guides méthodologiques existants permettent aujourd’hui aussi aux collectivités territoriales de se saisir de ces outils et de les adapter à leurs besoins. Politiquement, l’enjeu est de taille. Nous avons montré dans d’autres travaux[13] combien la faible satisfaction dans la vie allait de pair avec une adhésion aux partis populistes. En mettant en évidence espaces sociaux ou géographiques de mal-être, nous ouvrons la possibilité d’en traiter les causes dans des domaines allant au-delà des causes matérielles, comme les souffrances liées à la santé mentale ou à la solitude.
Mots clef : Bien-être subjectif – statistique publique – nouveaux indicateurs de richesse
Bibliographie
Algan, Yann, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen, et Martial Foucault. Les origines du populisme : enquête sur un schisme politique et social. Paris, France : Seuil, 2019.
Algan, Yann, Elizabeth Beasley, Claudia Senik, Amory Gethin, Thanasak Jenmana, et Mathieu Perona. Les Français, le bonheur et l’argent. Opuscules du CEPREMAP 46. Paris, France: Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2018. http://www.cepremap.fr/publications/les-francais-le-bonheur-et-largent/
Algan, Yann, Fabrice Murtin, Elizabeth Beasley, Kazuhito Higa, et Claudia Senik. « Well-Being through the Lens of the Internet ». PLOS ONE 14, no 1 (11 janvier 2019): e0209562. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0209562.
Amiel, Marie-Hélène, Pascal Godefroy, et Stéfan Lollivier. « Qualité de vie et bien-être vont souvent de pair ». INSEE Première, no 1428 (1 août 2013). https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281414.
Clark, Andrew, Sarah Flèche, Richard Layard, Nattavudh Powdthavee, et George Ward. The Origins of Happiness. Princeton: Princeton University Press, 2018.
Davoine, Lucie. Économie du bonheur. Paris, France : la Découverte, 2012.
Godefroy, Pascal, et Stéfan Lollivier. « Satisfaction et qualité de vie ». Économie et Statistique 469, no 1 (2014): 199‑232. https://doi.org/10.3406/estat.2014.10427.
Loi no. 2015-411 du 13 avril 2015 visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques, 2015-411 § (2015).
OCDE. OECD. Guidelines on Measuring Subjective Well-being, 2013. https://www.oecd-ilibrary.org/content/publication/9789264191655-en.
———————. Guidelines on Measuring Trust, 2017. https://www.oecd-ilibrary.org/content/publication/9789264278219-en.
Senik, Claudia. L’Économie du bonheur. Paris, France : Seuil, 2014.
Senik, Claudia, et Mathieu Perona, éd. Le Bien-être en France : Rapport 2020. Paris : CEPREMAP, 2021. http://www.cepremap.fr/publications/le-bien-etre-en-france-rapport-2020/.
Service d’information du gouvernement. « Les nouveaux indicateurs de richesse – 2019 ». Les nouveaux indicateurs de richesse. Paris : Services du Premier Ministre, 28 février 2019. https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2019/02/indicateur_de_richesses_2018.pdf.
Stiglitz, Joseph, Amartya Sen, et Jean-Paul Fitoussi. « Mesure des performances économiques et progrès social ». Paris, France : Présidence de la République Ministère de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi, 15 septembre 2009. https://www.vie-publique.fr/rapport/30513-mesure-performances-economiques-et-progres-social.
[1] Senik et Perona, Le Bien-être en France : Rapport 2020.
[2] Stiglitz, Sen, et Fitoussi, « Mesure des performances économiques et progrès social ».
[3] OCDE, OECD Guidelines on Measuring Subjective Well-being.
[4] OCDE, « OECD Guidelines on Measuring Trust ».
[5] Senik, L’économie du bonheur; Davoine, Économie du bonheur.
[6] On peut par exemple se référer à Marie-Hélène Amiel, Pascal Godefroy, et Stéfan Lollivier, « Qualité de vie et bien-être vont souvent de pair » ou Godefroy et Lollivier, « Satisfaction et qualité de vie »..
[7] Loi no. 2015-411 du 13 avril 2015 visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques.
[8] Service d’information du gouvernement, « Les nouveaux indicateurs de richesse – 2019 », ainsi que les éditions précédentes.
[9] Algan et al., Les Français, le bonheur et l’argent.
[10] Clark et al., The Origins of Happiness.
[11] Chaque vague a comporté les questions relatives à la satisfaction dans la vie en général, au travail, aux relations sociales, au logement et au loisir. Les vagues de 2013 et 2018 ont intégré le module « bien-être » du dispositif européen SILC, comportant 22 questions, étendant le champ au bien-être émotionnel, au bien-être eudémonique (sens de la vie), à la santé subjective et à la confiance (interpersonnelle et dans les institutions). Depuis 2018, une question sur la confiance interpersonnelle a été également intégrée dans le questionnaire annuel.
[12] Algan et al., « Well-Being through the Lens of the Internet ».
[13] Algan et al., Les origines du populisme.
- Mesurer le bien-être en France - 6 avril 2021
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