En mai 2020, Yannick Carriou est devenu président-directeur-général de Médiamétrie, l’institut baromètre du marché publicitaire français.
Pour variances, Yannick retrace son parcours et décrit ses ambitions pour Médiamétrie.
« Malgré le divorce de mes parents et la mort prématurée de ma mère, j’ai eu une enfance et une adolescence faciles, celles d’un très bon élève, entouré d’affection par mes grands-parents qui, sans forcément comprendre le monde vers lequel mes résultats scolaires me menaient, m’ont toujours prodigué bienveillance et confiance en moi.
Je suis né en 1970, au cœur des corons lorrains, être ingénieur est alors la voie royale pour les élèves scientifiques, j’atterris donc tout naturellement en classes préparatoires, sans avoir beaucoup réfléchi à ce qui me plaisait vraiment. Et le choc de la prépa nancéenne fut rude : humiliation, dévalorisation, déstabilisation, une violence institutionnelle censée former des étudiants aux meilleures écoles ! J’ai gardé de cette période une aversion profonde pour tout management fondé sur de telles pratiques quand soutien et confiance peuvent être tellement plus efficaces. »
Yannick rappelle ses années sur le plateau de Saclay, à l’Ecole polytechnique, son plaisir à y rencontrer des enseignants qui, par leur exigence intellectuelle, lui transmettent des compétences techniques et pour certains, insiste-t-il, s’attachent à développer sa capacité à raisonner, à construire ses convictions, à interroger son humanité. Quelques décennies plus tard, en évoquant ses activités associatives de dirigeant d’un club de football amateur, Yannick Carriou revient sur le rôle essentiel que les éducateurs ont auprès des enfants, des adolescents et des jeunes adultes pour leur apprendre à interroger leurs a priori et ainsi à complexifier leurs pensées.
Au cours de ces années passées à l’X, une incursion en majeure mécanique quantique le convainc vite que l’habit de l’ingénieur n’est finalement pas le sien et c’est en Corrèze, dans une filiale de GIAT industrie, qu’il choisit de faire son stage de fin d’études ! Il y est chargé du diagnostic socio-économique du marché de l’emploi dans la ville de Tulle. Il comprend que pour lui les chiffres appliqués au développement socio-économique prennent un sens qui résonne avec ses propres valeurs : être près du terrain et de la vie réelle, être utile aux populations.
« Les conclusions de l’étude que l’on m’avait confiée portaient en germes des répercussions politiques dans cette Corrèze chère au maire de Paris de l’époque. Ce fut mon premier apprentissage de communication à partir d’analyses de chiffres, il m’apprit à ne pas confondre dire des choses justes et avoir raison ! Je compris, et ne l’ai jamais oublié, que le chiffre est une arme à manier avec éthique et professionnalisme et à communiquer avec habilité mais sans concession.
Cette expérience a fortement influencé ma décision de rejoindre quelques mois plus tard le corps de l’Insee et l’ENSAE. Deux années d’études au cours desquelles les statistiques furent mon choix d’orientation avec, à la clef, un départ en région, à l’Insee d’Orléans contrairement au parcours plus classique de macroéconomiste qui m’attendait à Paris à la Direction de la prévision. J’avais envie de terrain, de chiffres, de développement économique et social. »
De ses deux premiers postes en régions, deux ans à Orléans suivis de trois années passées à l’Insee de Nancy, Yannick retiendra l’art de la communication politique qui demande une grande exigence sur la qualité de fabrication des chiffres utilisés associée à une compréhension du fonctionnement psychologique de l’interlocuteur à convaincre. Une leçon pour la vie.
Cinq ans en province, l’heure des choix est là et Yannick décide de lâcher l’Insee pour tenter l’aventure du privé : la direction scientifique de la Sofres lui est confiée.
« Nous étions en 2000, la Sofres appartenait à un groupe anglais, coté en bourse. Dans la fonction de directeur scientifique, je découvre la diversité des clients, de leurs problèmes et de leur fonctionnement.
J’y apprends notamment la gestion des tensions et des crises qui surgissent quotidiennement dans une société d’études. Et en 2006, je deviens le directeur général de la Sofres.
Je prends définitivement de la distance avec l’hyperspécialisation scientifique à laquelle mes études auraient pu me mener pour me consacrer au management économique et humain d’une société, et à l’accompagnement de clients ancrés dans la vie sociale et économique, dans la vie réelle. Je sens que je suis à ma place et que mes choix de carrière, qui ont parfois étonné, m’ont amené à cette fonction, dans cette entreprise, en forte résonance avec moi-même.
Je passe quatre années à la direction de la Sofres que je quitte après le rachat de l’entreprise par le groupe WWPP, groupe international à forte gouvernance centralisée. Je ne m’y retrouve plus, l’autonomie locale qui permettait de traiter le marché français selon ses propres spécificités disparait et, en 2010, je pars prendre la direction générale d’Ipsos France. »
Deux années passées à la direction générale d’Ipsos France, puis Yannick se voit confier la responsabilité internationale d’un des métiers du groupe Ipsos, 20 000 salariés, présent dans 80 pays. Il gère, au niveau mondial, l’ensemble des études médias et publicitaires pour le Groupe.
« Là commence pour moi une période très singulière bien connue de certain.e.s. Plusieurs tours du monde par an, une réunion à Dubaï et une autre à New-York dans la même semaine, un voyage de 12h en Australie et Nouvelle-Zélande, le tour de l’Amérique Latine en ne dormant que dans des avions et jamais dans un vrai lit… En quelques mois, le monde est devenu mon village, je suis un drogué de l’international, reconnu des équipes d’Air France lorsque je monte dans un avion, j’apprends à gérer les décalages horaires et la fatigue associée. J’essaie de préserver mes week-ends pour les partager avec mes deux enfants et ma femme, institutrice en CP, ancrée dans le concret. Cependant, même si travailler sur les médias et le marché publicitaire de pays aussi différents est absolument passionnant, je sens que je me déconnecte petit à petit du réel. Au bout de cinq ans, je décide d’arrêter malgré l’intérêt intellectuel qu’offre ce genre de fonction multiculturelle. »
Dans le cadre d’un LBO, Yannick Carriou prend alors la présidence de Teknowlogy Group (ex CXP), il y retrouve des sujets plus technologiques et plonge dans la complexité croissante de la tech à partir de laquelle se déploie la transformation numérique des clients de l’entreprise. C’est pour lui un retour au concret, à la technologie, à l’heure où l’IA commence à investir nombre de secteurs d’activité.
Mais la publicité et les médias ne s’oublient pas et lorsqu’en 2018 Médiamétrie recherche son futur président et prend contact avec Yannick, celui-ci a l’impression de « retrouver ses bases » : une activité au service du développement socio-économique d’un marché dans un contexte technologique exigeant et en profonde mutation.
« Pour moi Médiamétrie est avant tout une société à taille humaine (500 salarié.e.s permanent.e.s), une PME (100 millions d’euros de CA) dont l’activité régule le marché publicitaire français de plus de 15 milliards d’euros avant la crise sanitaire. En d’autres termes Médiamétrie fabrique les chiffres-clefs d’un marché bien plus grand qu’elle !
Notre intention ne peut être une simple activité commerciale de mesures, mais doit être la fabrication de l’équilibre d’un marché dont l’importance économique et sociale n’est pas à démontrer.
Pour ce faire, Médiamétrie s’est choisi dès sa création un statut d’entreprise singulier dans son actionnariat et dans son fonctionnement puisque cette société appartient à ses clients (annonceurs, médias, agences). Cela signifie que ce sont cinq comités (internet, radio, télévision, télévision thématique et outre-mer) qui définissent ensemble les outils et les normes des mesures d’audience qui seront produits par l’institut. Ce sont ainsi environ 200 personnes représentant l’ensemble du marché qui accouchent, au sein de ces différents comités, des normes de mesure sur lesquelles seront fondées les transactions du marché publicitaire français. Pour organiser un marché, quel qu’il soit, des règles sont indispensables : la mesure de l’audience des contenus publicitaires, quel qu’en soit le support, se doit d’être incontestable ; le consensus de tous les acteurs du marché sur les normes choisies puis appliquées par Médiamétrie, en est le garant. C’est la précieuse souveraineté de la mesure.
Un exemple pratique : une question se pose, à partir de quelle durée un spot publicitaire est-il réputé avoir été vu dans une vidéo sur internet ? une durée minimale de deux secondes est proposée par les organisations internationales et semble faire consensus, certains la discutent puis s’y rallient, d’autres la refusent. Ces derniers ne seront pas mesurés par Médiamétrie et ne pourront pas vendre leur espace aux annonceurs sur la base d’audiences reconnues par le marché.
Cela signifie, et c’est fondamental, que rigueur, éthique et transparence doivent être les piliers reconnus de Médiamétrie.
Cela signifie aussi que les tensions et les crises sont fréquentes. Quel baromètre n’est pas critiqué lorsque les difficultés économiques sont là ? C’est notre rôle, et le mien notamment en tant que patron de cette entreprise, d’associer excellence technique, vision du marché et échanges transparents et constructifs avec tous les acteurs. »
Les médias traditionnels évoluent d’un statut de mass-médias à celui de groupes de communications constitués de chaînes à vocation différenciée, de sites, de plates-formes … Ces acteurs attendent des mesures d’audience par support mais aussi combinées, ce quel que soit le type de consommation (à domicile devant son téléviseur, ou en mobilité sur son smartphone, ou en streaming différé …). Comment répondre à ces attentes qui signifient une compétence technologique de la mesure en constante évolution ?
« A Médiamérie près de 200 personnes travaillent sur l’IT et les technologies, la direction scientifique est le cœur de l’entreprise. Elle se doit d’être en avance sur les technologies et d’être agile dans son fonctionnement pour rebondir, anticiper, imaginer, tester et développer les mesures d’audience qui répondront aux exigences des acteurs, quelle que soit la complexité actuelle de la consommation de sons et d’images.
Cette exigence reconnue confère à Médiamétrie une place particulière au sein de ses partenaires internationaux (l’américain Nielsen, le britannique Kantar…). Pour illustrer cela, nous avons été les premiers au monde, six mois avant Nielsen aux Etats-Unis, à développer une mesure d’audience de la consommation de télévision hors domicile. Elle est basée sur un panel de volontaires porteurs d’un dispositif électronique miniaturisé qui permet de reconnaître les chaînes de télévision auxquelles ils sont exposés, grâce à un signal inaudible inséré dans le son des émissions. »
Par ailleurs, les Gafa (qui sont aujourd’hui clients de Médiamétrie, et donc, à ce titre, participent aux différents comités de l’institut) transforment les modes de consommations, avec une forte pénétration, notamment chez les populations jeunes, et pratiquent une vision très centralisée américaine. Comment Médiamétrie s’adapte-t-elle à ces clients particuliers ?
« Tous les clients sont particuliers. Ceux-là le sont dans leur fonctionnement centralisé, moins concernés par le « local » que les autres clients de Médiamétrie. Pour eux, notre réponse est simple. Tout d’abord, leur participation aux différents comités les rend acteurs du consensus qui prévaut à toutes décisions et définitions de normes. De la même manière, ils sont partie prenante des évolutions technologiques que l’institut développe et propose à ses clients.
Et tout cela se passe très bien, grâce à un dialogue constant et positif lors des inévitables discussions qui peuvent parfois nous opposer. D’autant plus que depuis toujours, comme je l’ai déjà souligné, Médiamétrie s’est construit, au niveau international, une image d’excellence et de rigueur technique très élevée qui participe évidemment de ce dialogue constructif avec les Gafa.
Un dernier mot sur ces acteurs qui ont bouleversé nombre de comportements de consommation au cours des dernières années. Médiamétrie mesure les variables de régulation du marché publicitaire. Sur ce marché, aujourd’hui encore et pour longtemps probablement, un média dit traditionnel comme la télévision reste largement le media le plus consommé quotidiennement. Au-delà des effets de manche, il est utile de le rappeler, et de garder chaque acteur à sa bonne place que seuls les chiffres définissent. Et c’est à partir d’eux seulement que peut se dessiner une analyse sociologique pertinente. »
Quels enjeux pour Médiamétrie aujourd’hui ?
« Toujours les mêmes dans un contexte en mutation constante : mesurer le plus précisément possible l’audience des contenus publicitaires que les annonceurs proposent aux consommateurs. Pour cela nous devons évidemment continuer à moderniser les mesures en parallèle de l’évolution des offres et des comportements.
Par exemple, la télévision qui reste le plus gros support publicitaire segmente ses adresses publicitaires grâce aux box, les audiences doivent savoir suivre cette logique de ciblage. Cela signifie qu’il faut mesurer finement qui est derrière l’écran non seulement en termes sociodémographiques mais aussi en termes de comportements d’achats. Cela fait entrer l’audience dans l’univers de la data à grande échelle, de l’intelligence artificielle mais aussi de la protection des données individuelles.
Parallèlement, au-delà de la mesure d’audience, les marques veulent une vision consolidée de leurs actions, par la mesure des performances de leurs publicités, diffusées sur des supports multiples, en temps réel ou différé vers des consommateurs mobiles. Cela signifie développer des mesures cross-media à l’aide de solutions technologiques venues du digital, utilisant mesure sur panels et data recueillies directement. »
Et pour son président ?
« Comme je l’ai dit, je suis très heureux dans cette fonction qui rassemble beaucoup d’éléments qui me tiennent à cœur. J’y trouve l’utilité sociale d’un marché économique important. Je m’attache à conjuguer éthique, transparence et performance dans un contexte pas toujours apaisé.
Plus personnellement, manager une entreprise d’analystes, de scientifiques n’est pas toujours de tout repos, car l’esprit critique et de challenge y est très développé et c’est une bonne chose ! A moi de savoir dialoguer tout en guidant à l’aide d’une vision économique et technologique à la fois. Pour cela je pratique ce que j’appellerais une distance bienveillante. Distance n’est pas méfiance mais plutôt une position « meta » qui aide à la vision et à la délégation, et une confiance envers les autres nourrie par la bienveillance.
Je conclurai en citant le message du répondeur téléphonique de Jean-Marc Lech, aujourd’hui disparu : « bonjour ou bonsoir, je ne sais pas. Parler franchement, évidemment ». Parce que le courage de la franchise m’importe beaucoup, quelles que soient la difficulté ou la crise à surmonter dans un environnement souvent complexe et parfois tendu. »
Propos recueillis par Catherine Grandcoing
Mots-clés : développement socio-économique – marché publicitaire français – reconnu par le marché – norme – Comportement d’achat – mesures cross-media
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