La France, championne du monde des prélèvements obligatoires et de la part des dépenses des administrations publiques dans le PIB, le constat est bien connu et a déjà donné lieu à de nombreux ouvrages, pamphlets anti-impôts ou recettes miracles pour réformer le système. Cette nouvelle contribution au débat suscite toutefois un fort intérêt. D’abord parce que ses auteurs ne sont pas n’importe qui : Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek sont d’éminents économistes capables de combiner une très solide maîtrise de la théorie économique avec une profonde réflexion sur la société, tant les débats, pour ne citer que cet exemple, sur le rôle des impôts dans le traitement des inégalités, s’appuient sur des arguments qui ne sont évidemment pas seulement économiques. Ensuite parce qu’au-delà de l’implacable constat de l’extrême complexité et de l’inefficacité du système fiscal français, et de ses conséquences en termes de défiance préoccupante des citoyens à l’égard de l’impôt, les auteurs soulèvent des questions importantes : quelles sont les raisons de cette situation ? quels sont les fondements d’une politique fiscale ? quelles sont les caractéristiques d’un bon impôt ?… Un livre riche en réflexions stimulantes pour les économistes et dont on espère que les femmes et hommes politiques pourront tirer quelques leçons utiles !

Variances : Gérard, Vivien, vous êtes des économistes très expérimentés. Rappelez-nous rapidement les travaux que vous avez menés sur le sujet de la fiscalité et vos motivations pour publier cet ouvrage.

L’essentiel de nos travaux avait porté jusqu’ici sur la macroéconomie et les questions monétaires et financières. Nous n’avions guère exploré le thème de la fiscalité, si l’on excepte peut-être un petit papier intitulé « France, un enfer fiscal, pavé de bonnes intentions » que Gérard a publié en 2016. En vérité, nous revendiquons le droit de poser notre regard d’économistes sur des sujets variés, aussi éloignés de la macroéconomie que la pensée de Karl Marx (Gérard en 1976) ou la psychologie sociale (deux livres écrits ensemble en 2007 et 2014).

Pourquoi alors s’intéresser, maintenant, à la fiscalité ? Parce que, dans ce domaine, la France est championne du monde, et, non contente de ce titre peu enviable, imagine encore que la solution à tout nouveau problème est un impôt, une cotisation, une niche, un prélèvement supplémentaire. L’inventivité des Français est sans limite. Cela a abouti à un système d’une complexité folle, et à une révolte fiscale, avec le mouvement des gilets jaunes. Nous voulions, sans tabou, prendre le temps de l’analyser et de se poser la question : pourquoi ? comment en est-on arrivé là ? et pour quel résultat ?

Variances : Vous constatez après bien d’autres, la hausse importante de l’imposition en France au cours des dernières décennies. Celle-ci a répondu au besoin de financement de nouvelles dépenses, dont vous montrez toutefois que l’efficacité est souvent discutable pour atteindre les objectifs qu’elles visent, en vous appuyant notamment sur les exemples du CICE, du Crédit d’Impôt Recherche et des aides au logement. Dans le cas du CICE par exemple, qu’est-ce qui vous conduit à considérer que son rapport coût/efficacité est insatisfaisant ?

Ce n’est pas nous qui faisons une découverte sensationnelle, c’est ce que disent les rapports successifs des parlementaires et de la Cour des Comptes. Tout récemment encore, France Stratégie conclut que l’effet total aura été de 100.000 emplois, pour un coût de 18 à 20 milliards par an. Cela fait cher par emploi créé ! Notre diagnostic est que le CICE (i) a donné lieu à un effet d’aubaine, une large fraction de la manne ayant bénéficié aux grandes entreprises qui n’en avaient pas toujours besoin, et aux entreprises du secteur abrité, peu sensibles à la concurrence étrangère, et (ii) qu’il n’a pas été assez sélectif, à l’inverse de ce que l’on a constaté dans d’autres pays (l’Allemagne en particulier) où l’on a privilégié la flexibilité des salaires individuels et le soutien des plus mal lotis, par une aide à la personne.

De manière générale, nous sommes très réservés sur l’efficacité incitative des impôts. Cela peut paraître surprenant pour des économistes, car nous croyons aux effets des prix sur les choix individuels. Mais cela dépend des élasticités des demandes et des offres, qui ne sont pas aisément mesurables. La politique fiscale exige du temps et de la constance. Or, les hommes politiques n’ont en général ni l’une ni l’autre.

Variances : A ce propos, vous rappelez, avec Wicksell, l’impossibilité de dissocier les choix de politique économique des processus de décision politique. Ainsi, pour expliquer le poids particulièrement élevé de l’impôt et de la dépense publique en France, vous invoquez la théorie de l’électeur médian, que les hommes ou femmes politiques doivent satisfaire pour espérer être élus. Expliquez-nous cette théorie.

Dans une démocratie, le budget, et par conséquent la fiscalité, sont décidés par le Parlement, qui est lui-même l’émanation des citoyens, puisque ses membres sont élus. L’électeur médian est celui qui se situe à la médiane de la distribution des opinions exprimées (par exemple de la plus à gauche à la plus à droite). Supposons que les électeurs aient à se prononcer sur un sujet, par exemple la restauration de l’impôt sur la fortune (l’ISF, tel qu’il était avant son remplacement par l’IFI). Si l’électeur médian y est favorable, chaque électeur ayant une voix, cela signifie que plus de 50 % des électeurs y sont favorables et que l’impôt sera adopté. S’il y est opposé, l’ISF sera rejeté. Or, dans l’analyse économique, je vote pour une réforme si je pense que je vais en bénéficier. Un homme politique va par conséquent se conformer aux désirs de l’électeur médian, s’il veut gagner son suffrage. Comme les patrimoines sont distribués à travers la population de manière inégalitaire, le patrimoine moyen sera toujours supérieur à celui de l’électeur médian, et ce dernier va en général avoir intérêt à ce que l’État impose les plus riches, puisque cela ne le touchera pas. Il sera donc favorable à la restauration de l’ISF. Plus généralement, si l’électeur médian est gagnant au jeu de la politique de redistribution, s’il reçoit plus qu’il ne verse, alors il aura intérêt à ce que cette politique se perpétue.  C’est probablement ce qui s’est passé en France. Une fois le piège refermé, aucun homme politique, aucun parti ne proposera de réforme susceptible de changer la donne.

Variances : Dans une analyse passionnante recourant à la fois à une modélisation économique et à une estimation de la répartition actuelle en France entre imposition du travail et du capital, vous vous situez dans la lignée de Maurice Allais pour proposer un prélèvement unique sur le capital, considérant que la complexité et l’instabilité du système actuel font obstacle à l’accumulation de capital. Eclairez-nous sur ce positionnement à rebours de celui d’autres économistes fortement médiatisés.

Maurice Allais a, sur ce sujet comme sur tant d’autres, été un visionnaire, précurseur et radical. Il préconisait l’instauration d’un impôt sur le capital productif, à taux faible, applicable à tous, particuliers et entreprises, qui se substituerait à bon nombre d’impôts en vigueur. Ce serait à l’heure actuelle, l’impôt sur les sociétés, la taxe foncière, les droits de succession, l’IFI et la flat tax (le PFU). Les comptes de patrimoine évaluent à plus de 15.000 Mds d’euros ce capital en France. Une telle taxe au taux de 1,2 % rapporterait donc près de 180 milliards, plus que tous ces impôts réunis. Son principal avantage serait d’obliger les détenteurs de ce capital à le faire fructifier et d’éviter que se constituent des rentes inefficaces et injustes. C’est très différent de l’ISF, qui ne taxe que les plus riches, mais qui recèle de nombreuses exceptions, et de ce que préconisent certains économistes, à savoir un impôt progressif sur le capital, sans toucher par ailleurs aux impôts d’ores et déjà en vigueur.

Variances : L’imposition des successions est une bonne illustration du lien nécessaire entre réflexion philosophique et politique fiscale. Dans quel cadre de pensée s’inscrivent selon vous la taxation de la transmission des patrimoines et le calibrage de cette taxation ?

L’impôt sur les successions rapporte environ 12 milliards d’euros chaque année en France et il est élevé comparé à celui pratiqué chez nos voisins allemands. Il a été supprimé dans la plupart des pays scandinaves, pourtant réputés pour être parmi les plus progressistes du monde. En France, il n’est guère populaire. Dans l’esprit des gens, la constitution d’un patrimoine est le fruit d’une vie de labeur, et le transmettre à leurs enfants donne un sens à leur travail. C’est la trace qu’ils laissent lorsqu’ils disparaissent. Pourtant, les économistes, dans leur grande majorité, sont favorables à cet impôt. Notre point de vue est qu’il ne faut pas juger l’impôt sur les successions avec des critères de redistribution classiques, comme on le fait en général, mais à l’aune de l’égalité des chances et de l’aide aux plus pauvres.

Variances : L’impôt répond souvent en France à une logique distributive, tandis que vous mettez en avant un objectif « rawlsien » de justice commutative, qui recherche l’égalité des chances. Pouvez-vous développer pour nous cette notion de justice commutative, et quelles règles préconisez-vous pour l’appliquer en matière de fiscalité ?

Inégalités. Le monde entier n’a plus que ce mot à la bouche. Toute action est désormais jugée à l’aune des inégalités qu’elle engendre. Cela part d’un bon sentiment, mais est-ce vraiment ce qu’il faut souhaiter ? Notre conviction est que la notion de justice a une double face : il y a d’abord la justice de l’échange, ce qu’Aristote appelait la justice commutative. Le prix doit être juste, et ce que je donne doit avoir une contrepartie égale. Quand je cotise pour ma retraite, il faut que j’en aie pour mon argent au moment de cesser de travailler ; quand je paie une taxe locale, je dois avoir le service qui correspond à l’usage de cet argent. C’est la première des justices. Et, si je peux « visualiser » cet échange, c’est encore mieux. Mais il y a un autre volet, la justice distributive, qui traite de la répartition au sein d’une communauté. Elle est tout aussi indispensable, mais elle doit se fonder sur une philosophie cohérente et explicite. Dans notre livre, nous essayons de montrer pourquoi la vision du grand penseur américain John Rawls nous paraît la mieux adaptée. Elle nous dit que l’essentiel n’est pas de viser l’égalité, mais de ne laisser personne dans le dénuement, au bord du chemin. Éliminer la pauvreté, donner à chacun la considération et la dignité qu’il mérite, et poursuivre avec détermination et audace l’égalité des chances, tels sont les principes qui, d’après nous, doivent guider la justice distributive.

Variances : Vous consacrez un chapitre fort intéressant au don, alternative sous-estimée selon vous à l’impôt. Les dons sont en effet très peu développés en Europe, et en France en particulier, par rapport aux Etats-Unis. Quelles sont les raisons de cet écart, et quel équilibre prônez-vous entre impôt et don ?

Le don est en effet une alternative à l’impôt. Bien sûr, le don peut prendre plusieurs formes, et ce dont il est question ici, c’est du don monétaire. Aux États-Unis, il représente 360 Milliards d’euros, contre 7,5 en France, soit près de 50 fois plus, pour une population 5 fois plus importante. Comment expliquer cet écart de 1 à 10 ? Dans notre livre, nous avançons deux raisons principales : le poids des impôts, et les restrictions sur les montants qui peuvent faire l’objet de dons. Il y a en effet une corrélation négative entre le taux d’imposition (mesuré comme le ratio des recettes fiscales au PIB) des pays de l’OCDE et la part des dons. Quant aux mesures d’incitation, elles sont bien calibrées en France en ce qui concerne l’avantage qui est consenti aux dons, mais, en revanche, la limitation de ce qui donne lieu à une incitation fiscale est très faible : pas plus de 50.000 euros pour l’IFI, et 10.000 euros pour l’IRPP, pas plus de 0,5 % du chiffre d’affaires pour les sociétés. Et le développement du don est-il souhaitable ? La réponse est indéniablement positive, dès lors que les avantages fiscaux sont réservés à des projets qui sont jugés prioritaires par l’État. Quand on fait un don pour restaurer Notre-Dame, l’avantage fiscal qu’en tire le donateur est faible par rapport à l’apport qu’il fait à la collectivité et à l’économie de dépenses qu’il lui permet ainsi. Mais, en France, il n’est pas sûr que ces explications épuisent le sujet. Il y a une grande méfiance à laisser les « riches » disposer ainsi de leur argent, même pour des causes nationales. De l’envie, peut-être ?

Variances : Dans votre chapitre consacré aux biens tutélaires (ou merit goods), dont l’éducation constitue un exemple emblématique, vous justifiez la coexistence d’établissements publics et privés pour fournir ces biens. Quels en sont les avantages, et à quelles conditions ce financement mixte de l’éducation est-il acceptable ?

La France est face à une contradiction fiscale et budgétaire : elle a le système fiscal le plus lourd au monde, et un « ras-le-bol fiscal » se manifeste, dont le mouvement des gilets jaunes a été une modalité spectaculaire. Elle est en déficit budgétaire depuis plus de 36 ans, et sa dette publique est parmi les plus élevées en Europe. Et en même temps, l’aspiration à davantage de biens ou de services publics n’a jamais été si forte. L’épisode du Covid 19 illustre bien cette aspiration : nous sommes fiers de nos hôpitaux publics, mais nous voyons à quel point ils manquent de moyens, comment le système est susceptible de dysfonctionner (cf. épisode des masques) et nous sommes témoins de la difficulté qu’ils ont à coexister ou à coopérer avec les cliniques du secteur privé et les médecins de ville. La santé est un exemple de bien tutélaire, c’est-à-dire de bien qui pourrait être confié à 100 % au secteur privé (il n’a pas les caractéristiques d’un bien public), mais que l’État souhaite prendre en charge pour des raisons d’externalités, de cohésion sociale et d’égalité des chances. Dans notre livre, écrit avant le Covid 19, nous nous sommes intéressés à l’éducation. C’est un cas voisin dans le diagnostic : une tradition d’excellence, qui s’est effritée, quelques îlots qu’on nous envie (nos grandes écoles, la formation en mathématiques), mais des lourdeurs (le « mammouth »), des anachronismes, et une accélération du déclin depuis vingt ans (classements Pisa et autres). Face à cela, une école privée qui s’est développée, religieuse pour l’essentiel, mais aussi sur le thème de l’excellence (écoles bilingues et autres). L’avantage de ces écoles est qu’on les choisit, alors que le système public est bureaucratique dans l’affectation des élèves. Elles introduisent une saine émulation. Leur inconvénient, c’est que l’on risque d’avoir une antisélection : les meilleurs vont dans le privé, et le public ramasse le reste. En outre, le système privé (dont il faut rappeler qu’il n’est pas nécessairement « for profit ») ne coûte rien (ou très peu) à l’État, même s’il aide le secteur privé (avec le très bon système des contrats) : lorsque je mets mon enfant dans une école privée, je libère une place dans le public, mais j’ai payé, à travers mes impôts, pour cette place. De toute façon, il n’y a pas le choix : on a besoin des deux, et on en aura besoin de plus en plus. La question n’est pas : faut-il que coexistent secteurs privé et public ? mais : quelle est la bonne manière de le faire et comment faire en sorte que leur coexistence permette de renforcer l’école publique ? Cela veut dire : quelle maîtrise l’Éducation nationale doit-elle conserver sur les examens, les programmes, mais aussi comment changer le financement de l’école publique ou de l’Université? C’est un secteur qui va être révolutionné par la technologie, de toute façon, et l’architecture du système éducatif de demain mériterait d’être en tête de l’ordre du jour.

Variances : En définitive, quels sont selon vous les principes d’un bon impôt, qui devraient guider la définition de la politique fiscale ?

Nous n’avons pas souhaité associer ce livre à une énième réforme des impôts, par des propositions aussi spectaculaires qu’irréalistes (même si nous flirtons avec l’impôt sur le capital de Maurice Allais et avec la flat tax pour les revenus). Nous pensons que l’impôt est un sujet très compliqué, et qu’il faut être à la fois prudent et très exigeant dans les choix en la matière. Aussi, nous avons souhaité énumérer et présenter ce qui nous semble être les principes à l’aune desquels on devrait juger si un impôt est bon ou non. Nous énonçons huit principes, plus celui, qui va de soi pour un économiste, d’optimiser la collecte de l’impôt : ils ont trait à la justice (principe de justice commutative ; principe de justice distributive), mais aussi aux caractéristiques de l’impôt (modération, stabilité, simplicité, neutralité) et aux limites sur ce qu’il est possible de faire (d’où les principes de précaution et d’évaluation globale). Aucun de ces principes ne se décrit en quelques mots. Lisez le livre !

Propos recueillis par Eric Tazé-Bernard

 

* « Impôts, le Grand Désordre » de Vivien Levy-Garboua et Gérard Maarek, aux éditions Presses Universitaires de France – PUF

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