Le risque est omniprésent : volens nolens, nous lui sommes toujours et partout exposés.
Le mot risque remonte Ă©tymologiquement au latin resecum signifiant « ce qui coupe », qui a donnĂ© lâespagnol risco, « rocher escarpĂ©, falaise » et, par extension, « risque encouru par une marchandise transportĂ©e par bateau » ainsi que lâitalien ris(i)care, puis rischiare (risquer, prendre un risque). Le terme se rapporte donc Ă lâaction humaine, relĂšve du registre de lâincertain et se dĂ©cline du futurible Ă lâimprobable, en passant par le possible.
Mais, au juste, quâest-ce le risque ? Est-il mesurable ? (Bruna, 2019).
Afin de bien cerner le problĂšme, il est essentiel de faire le distinguo entre le danger et le risque, car souvent les deux vocables de ce binĂŽme infernal – bien que profondĂ©ment diffĂ©rents par nature – sont considĂ©rĂ©s comme synonymes, au dĂ©triment de la clartĂ©. Et ce, dans les discussions de salon et dans les dĂ©bats mĂ©diatiques aussi bien que dans les avis formulĂ©s par certains experts.
Le danger (la propriĂ©tĂ© dâĂȘtre dangereux) est une qualitĂ© objective – sans doute dommageable – intrinsĂšque Ă un objet, Ă un ouvrage, Ă une situation. Ainsi un engin explosif, une route de montagne, un virus, un conflit sont-ils dangereux car ils peuvent mettre en pĂ©ril la personne (les personnes) qui le manipule(nt), qui lâemprunte(nt), en est (sont) affectĂ©e(s), ou sây trouve(nt) mĂȘlĂ©e(s). Le danger est-il le terme abstrait qui identifie et caractĂ©rise lâorigine et la source de la dangerositĂ©.
Toutefois – en passant en quelque sorte de la puissance Ă lâacte – le danger ne se matĂ©rialise pas forcĂ©ment, ni toujours, entrainant de fĂącheuses consĂ©quences. Si lâon nâutilise pas lâengin, lâon nâemprunte pas la route de montagne, lâon se protĂšge du virus avec les gestes barriĂšres, lâon nâencourt aucun risque, car ce dernier nâa de sens quâen relation avec lâacteur qui lâengendre. Sous une « cloche de verre », pas de risque⊠ou presque, car toute situation connait et porte en soi un potentiel de risque, quâil soit avĂ©rĂ©, identifiĂ© ou latent. En souhaitant se protĂ©ger de tout risque, on pourrait sâexposer au danger de lâinaction, en tombant en quelque sorte de Charybde en Scylla. Lâhistoire – encore dans des temps rĂ©cents – est riche dâenseignements quant aux consĂ©quences fĂącheuses de lâaversion aux risques de certains gouvernants⊠Car lâinaction est dĂ©jĂ une action – en puissance dangereuse -, comme le non-choix est dĂ©jĂ une forme – passive – dâarbitrage.
Notion pluridimensionnelle, le risque diffĂšre en fonction de la nature et de lâorigine des faits, gestes ou phĂ©nomĂšnes qui le produisent.
Il existe, en effet, trois principaux types de risques :
- Le risque inhĂ©rent, manifestation dâun danger engendrĂ© par les faiblesses ou les dĂ©fauts de conception des systĂšmes techniques et/ou humains, des procĂ©dures, des organisations⊠Ce danger est de nature purement dĂ©terministe Ă©tant la consĂ©quence de choix, dâoptions ou de phĂ©nomĂšnes dont les consĂ©quences sont inĂ©luctables. Sa matĂ©rialisation en risque, en revanche, est probabiliste car dĂ©pendante des sollicitations qui – selon le hasard et les contingences – en sont le catalyseur et peuvent (ou non) la dĂ©clencher. Lâactualisation de ce danger en risque dĂ©pend donc dâun ensemble de conditions, de facteurs qui peuvent ou non se rĂ©aliser. Par consĂ©quent, afin de rĂ©duire le risque inhĂ©rent, lâon peut agir sur son origine (la dangerositĂ© de lâouvrage, de la situationâŠ) en y apportant des corrections, des amĂ©nagements de conception, en posant les gestes opportuns (câest ce que lâon appelle couramment lâapproche « risk informed» : on identifie la source du risque, en gĂ©nĂ©ral, par une approche probabiliste, et on agit en consĂ©quence sur la conception de lâouvrage ou sur lâorganisation pour Ă©carter – ou rĂ©duire – le danger). Lâon peut Ă©galement cibler sa cause efficiente (le dĂ©clencheur) en prĂ©voyant, par anticipation, les barriĂšres et les protections Ă dĂ©ployer pour se prĂ©munir contre les sollicitations ;
- Le risque interne, consĂ©quence dâun phĂ©nomĂšne initiateur comme le mal-fonctionnement dâun systĂšme ou dâune institution, une panne, une erreur humaine. Un tel risque est, de par sa nature, probabiliste ;
- Le risque induit ou importĂ©, provoquĂ© par des Ă©vĂ©nements externes Ă un systĂšme, une institution, une organisation, une communautĂ©. Câest le cas des alĂ©as naturels, des pandĂ©mies, des famines, des invasions des sauterelles⊠Dans ce cadre, il y a pluralisme (et enchevĂȘtrement) de facteurs exogĂšnes Ă lâaction humaine. Et si certains de ces risques sont maĂźtrisables en soi (isolĂ©ment), ils le sont bien moins lorsquâils se cumulent, sâentraĂźnent rĂ©ciproquement ou se superposent. Câest dâailleurs le problĂšme des crises induites (dĂ©clenchĂ©es) par dâautres crises de nature diffĂ©rente⊠sans que les premiĂšres nâaient pris finâŠ. Partiellement maitrisĂ© ou maitrisable, le risque induit ou importĂ© nâest que partiellement probabiliste, car il dĂ©pend de paramĂštres exogĂšnes non (ou pas assez) connus, peu ou pas prĂ©visibles et, en tout cas, non totalement maitrisables.
Si les risques exogĂšnes aux acteurs (quâil sâagisse dâindividus, dâinstitutions ou dâorganisations) sont subis, car ils Ă©chappent – complĂštement ou pour part – Ă leur contrĂŽle, les risques endogĂšnes sont plus ou moins consciemment acceptĂ©s. Et ce, car chacun de nous peut avoir lâimpression – oh combien fausse ! – dâen ĂȘtre immunisĂ© ou, au moins, dâĂȘtre Ă mĂȘme de les maĂźtriser. IntrinsĂšques au systĂšme, ces risques sont aussi couverts par un voile dâignorance (lâon est tellement acculturĂ© / accommodĂ© Ă ces risques, que lâon ne les perçoit pas ou plus vraiment comme telsâŠÂ ; ce qui empĂȘche la distanciation et/ou lâesprit critique). Il nâest dâailleurs pas rare que la dissonance cognitive frappe les personnes coutumiĂšres du danger (ou du haut risque, plus prĂ©cisĂ©mentâŠ).
Pour rester connectĂ©s avec lâactualitĂ©, est Ă cet Ă©gard Ă©claircissant et paradigmatique le cas de la pandĂ©mie que nous venons de subir (et qui frappe encore violemment de par le monde) : combien de personnes sont tombĂ©es malades et ont contaminĂ© leurs proches car, en se croyant en dehors et au-dessus du risque, elles ont nĂ©gligĂ© les gestes essentiels et Ă©lĂ©mentaires de protection !
En rĂ©alitĂ©, le risque – qui exprime la capacitĂ© quâune situation donnĂ©e (identifiĂ©e par un certain nombre de paramĂštres, dont certains sont majoritaires et dominants) puisse Ă©voluer de façon dĂ©plaisante et/ou dangereuse – demeure Ă lâĂ©tat potentiel en lâabsence de conditions particuliĂšres et dâĂ©vĂ©nements initiateurs qui enclenchent et catalysent sa matĂ©rialisation.
Le risque nâest donc pas une ontologie (puisquâil ne saurait ĂȘtre dĂ©cryptĂ© rationnellement ou observable scientifiquement), mais bien une phĂ©nomĂ©nologie, une dynamique possible, que lâĂ©thique de responsabilitĂ© requiert de cerner et de maĂźtriser afin dâen prĂ©venir (ou tout au moins dâen prĂ©voir) la matĂ©rialisation, sans pour autant – et câest lĂ lâessentiel – renoncer Ă agir.
Dans une conception humaniste et écosystémique, est risqué tout évÚnement qui peut engendrer une dégradation possible des conditions humaines, sociales et/ou environnementales.
Les rĂ©glementations en charge de la prĂ©vention des risques naturels et industriels sâappuient sur cette dĂ©finition. Telles quâelles sont Ă©ditĂ©es par les rĂ©gulateurs, ces normes sont des conventions technico-scientifiques Ă caractĂšre gĂ©nĂ©ral qui traduisent lâobjectif de garantir la protection de lâenvironnement, des hommes et de leurs biens. Elles sont des constructions sociales, issues du mariage vertueux de principes gĂ©nĂ©raux, de donnĂ©es historiques, de considĂ©rations socio-politiques ayant trait Ă lâacceptabilitĂ© sociale et dâobjectifs quantifiĂ©s de protection auxquels sont intĂ©grĂ©s les enseignements tirĂ©s du vĂ©cu. Et ce, grĂące Ă lâapport trĂšs riche du retour dâexpĂ©rience et des approches prĂ©normatives issues des programmes de R&D.
De par leur nature et leur construction, les normes sont vivantes et Ă©volutives. Elles sont perfectibles dans le temps en fonction du progrĂšs des connaissances, de lâintĂ©gration de nouvelles donnĂ©es historiques, ainsi que de lâentrĂ©e en jeu de nouveaux acteurs (socio-Ă©conomiques, institutionnels, technologiques). Elles sont situĂ©es et encastrĂ©es. Fruit dâun compromis toujours local et prĂ©caire, elles varient – pour un mĂȘme type dâinstallation, dâouvrage ou dâorganisation – de pays en pays et dâune pĂ©riode Ă lâautre. Elles se traduisent, en pratique, par des valeurs limites (critĂšres) imposĂ©es aux grandeurs accessibles et/ou mesurables, quâil convient de respecter dans toute situation (en ce qui concerne le nuclĂ©aire, on renvoie au Task Group on Safety Margins Action Plan, 2007).
A titre dâexemple, considĂ©rons les crues des riviĂšres et les vagues de submersions : afin dâĂ©tablir le niveau de protection maximal des ouvrages, on remonte dans le temps pour considĂ©rer lâĂ©vĂšnement centennal / millĂ©nial⊠On atteint parfois mĂȘme les limites temporelles des traçages.
Cependant, cela ne suffit pas à obtenir un niveau de protection absolu, car :
- on ignore ce qui se situe en dehors du contexte historique (tout simplement par manque dâinformation), par exemple, des Ă©vĂ©nements rares dans les queues de distribution statistiques, thĂ©orie du cygne noir (Taleb, 2010 ; Lannoy, 2016)[1];
- on est incapable dâintĂ©grer ou de prĂ©voir dâĂ©ventuels nouveaux facteurs pouvant amplifier les phĂ©nomĂšnes ou en modifier le dĂ©roulement (comme, par exemple, le rĂ©chauffement climatique),
- les modÚles sont tous perfectibles et les humains qui les conçoivent sont faillibles.
Or, lâapprĂ©ciation du risque constitue, en soi, un moyen de le mitiger, de le rĂ©duire, dans la mesure oĂč – le connaissant – lâon peut dĂ©finir des stratĂ©gies adĂ©quates de prĂ©vention et de gestion des Ă©vĂ©nements qui en accroissent la maĂźtrise (et donc en rĂ©duisent la probabilitĂ© dâoccurrence et/ou lâintensité des effets ; les gestes barriĂšres en cas de pandĂ©mie en sont un bon exemple).
Malheureusement, en pratique, toute mesure conventionnelle du risque qui prĂ©tend Ă lâabsolu est de facto impossible, car le risque ne peut ĂȘtre mesurĂ© en utilisant un instrument ou un appareil aussi sophistiquĂ© et prĂ©cis soit-il, comme câest le cas pour une tempĂ©rature, une vitesse, une altitude, qui se mesurent avec un thermomĂštre, un tachymĂštre, un mĂštre.
En revanche, il peut faire lâobjet dâune apprĂ©ciation (de façon approximative) ou dâune Ă©valuation (plus prĂ©cisĂ©ment) au travers dâun processus qui sâappuie sur des connaissances scientifiques et des pratiques professionnelles reconnues. Pratiques qui comportent lâapplication de normes, dĂ©finies et agréées par les autoritĂ©s compĂ©tentes, la rĂ©alisation de mesures de grandeurs physiques accessibles qui, quant Ă elles, sont de vrais observables – et ce, par le truchement dâinstruments plus ou moins prĂ©cis et fiables –, et le dĂ©ploiement de calculs de nature diverse (dĂ©terministes et/ou probabilistes) qui, en gĂ©nĂ©ral, sâavĂšrent assez – voire trĂšs – complexes (Bruna, 2018).
Qui plus est, en faisant abstraction des capacitĂ©s calculatoires qui ne sont pas infinies, et des pratiques de mesure, qui sont largement affectĂ©es dâimprĂ©cisions, chaque Ă©tape du processus dâĂ©valuation des risques comporte des incertitudes inhĂ©rentes Ă la complexitĂ© des phĂ©nomĂšnes en jeu et Ă la nature des donnĂ©es. On peut bien sĂ»r, et il le faut, sâattacher Ă rĂ©duire ces incertitudes – de nature Ă©pistĂ©mique, mĂ©thodologique et statistique – en multipliant les mesures indĂ©pendantes (afin de sâaffranchir des modes communs), en diversifiant les mĂ©thodes et en translatant les donnĂ©es. Cependant, on ne pourra, en aucun cas, les rĂ©duire Ă nĂ©ant. Ainsi, toute approche empirique qui aurait la prĂ©tention de tout prĂ©voir et de tout contrĂŽler en termes de risque se configurerait, Ă la fois, comme un acte dâhybris et comme un frein Ă lâaction des plus rĂ©dhibitoires.
De plus, les approximations sont les consĂ©quences inĂ©luctables de la complexité : plus un systĂšme est composite, hĂ©tĂ©rogĂšne, multiparamĂ©trique, plus son comportement est influencĂ© par des facteurs environnementaux et temporels, plus les processus nĂ©cessaires Ă lâĂ©valuation des risques se traduiront en modĂšles dont le traitement va nĂ©cessairement comporter lâadoption dâhypothĂšses et de simplifications qui pourraient elles-mĂȘmes sâavĂ©rer porteuses et parfois mĂȘme amplificatrices du risque.
A titre dâexemple, comment peut-on prĂ©tendre prendre en compte correctement les effets du mĂ©tabolisme de certaines substances alors quâon leur attribue un comportement postulé ? Comment peut-on Ă©valuer lâefficacitĂ© dâun mĂ©dicament ou dâune pratique clinique si les cohortes retenues pour les tests sont trop rĂ©duites, insuffisantes et/ou non reprĂ©sentatives ?
Enfin, dans tout processus dâĂ©valuation des risques, on se heurte Ă un problĂšme auquel sont confrontĂ©s non seulement les exploitants, les institutions, mais aussi les citoyens : en cas dâĂ©mergence (indĂ©pendamment de sa nature et de son origine, y compris les pandĂ©mies), lâĂ©tat initial des installations, des systĂšmes humains ou des ouvrages (quâils soient industriels, civils ou autres) nâest pas connu avec prĂ©cision[2]. Et ce, car de nombreuses micro-variations, dont les consĂ©quences pratiques sur le fonctionnement et la stabilitĂ© au quotidien sont nĂ©gligeables, les Ă©cartent de la conformitĂ© avec la conception et/ou les objectifs initiaux[3].
Dans des conditions particuliĂšres, ces micro-difformitĂ©s ou dĂ©viations[4] peuvent ĂȘtre Ă lâorigine de phĂ©nomĂšnes de battement engendrant un effet falaise. Elles peuvent sembler acceptables (et, en gĂ©nĂ©ral, elles le sont) si elles sont considĂ©rĂ©es sĂ©parĂ©ment, mais souvent la vulnĂ©rabilitĂ© du systĂšme dĂ©pend de leur cumul et de leur synchronisation Ă un instant et dans des conditions donnĂ©es.
Malheureusement, en dĂ©pit du sĂ©rieux de tout programme de contrĂŽle et des vĂ©rifications multiples qui sâimposent, il est pratiquement impossible dâĂ©carter lâĂ©ventualitĂ© dâĂ©vĂ©nements extrĂȘmement rares – imprĂ©visibles et imprĂ©vus – aux consĂ©quences catastrophiques (Bruna & Bruna, 2017). De plus, mĂȘme si un certain nombre de ces Ă©vĂ©nements sâannoncent par des signaux prĂ©curseurs (signaux faibles, dysfonctionnements, incidents), trop souvent, ils ne sont pas reconnus Ă temps ou, alors, les actions correctives diligentĂ©es sâavĂšrent insuffisantes et/ou tardives (Dien, Dechy, 2016 et Dechy, Mortureux, Planchette, Blatter, Raffoux, 2016).
En consĂ©quence, en dĂ©pit de toutes les prĂ©cautions envisageables, pertinentes et rĂ©alisables, on ne peut Ă©liminer tout risque inhĂ©rent aux activitĂ©s industrielles et humaines. AcceptĂ©e ou subie, une part de risque demeure toujours latente, sournoise, imprĂ©visible, sous la forme du risque rĂ©siduel (Couturier, Bruna, Tarallo, Chanton, Dechy, Chojnacki, 2016). Ce risque rĂ©siduel dont le traitement dĂ©passe largement le cadre industriel pour envahir le champ socio-politique, devient un enjeu sociĂ©tal majeur des sociĂ©tĂ©s post-modernes, car il touche Ă lâacceptation -scientifiquement motivĂ©e ou pas – de toute nouveautĂ© et/ou innovation[5]  par lâopinion publique.
Compte-tenu de la difficultĂ© de la tĂąche et du caractĂšre alĂ©atoire de certaines variables (dans le cas de la radioprotection, celles inhĂ©rentes Ă la mĂ©tĂ©orologie  – pluie, direction du vent⊠-, en sus des incertitudes qui affectent lâestimation de lâintensitĂ© de la source radioactive et de ses composantes, et, dans le domaine mĂ©dical, le taux de contamination, les phĂ©nomĂšnes dâimmunitĂ©, les comportements humains) il est logique que, dans lâoptique de protection visĂ©e, tous les paramĂštres utilisĂ©s dans lâĂ©valuation soient pĂ©nalisĂ©s dans le sens le plus dĂ©favorable (en amplitude, frĂ©quence, Ă©volution temporelle, âŠ). Et ce, afin de dĂ©terminer avec une marge suffisante lâĂ©tendue de lâenveloppe de la rĂ©gion dans laquelle les mesures de protection se doivent dâĂȘtre appliquĂ©es.
Une fois lâurgence passĂ©e, la vie ayant repris son cours normal, on constatera sans doute que les valeurs rĂ©elles de radioactivitĂ© au sol sont bien plus faibles (dans ce genre de situations, un Ă©cart dâun facteur dix nâest pas du tout surprenant) par rapport aux estimations / prĂ©visions effectuĂ©es en temps de crise. Ce fait, dont nous avons Ă©tĂ© tĂ©moins Ă lâoccasion des Ă©vĂ©nements de Fukushima, a suscitĂ© les interrogations du public quant Ă la rĂ©elle capacitĂ© de prĂ©diction des Ă©valuateurs, dâautant plus que ce qui vient dâĂȘtre exposĂ© nâest pas aisĂ©ment intelligible et, en gĂ©nĂ©ral, est insuffisamment partagĂ©.
Il en est de mĂȘme pour la pandĂ©mie que nous venons de vivre. Deux visions tout Ă fait opposĂ©es, lâune laxiste, lâautre prudente se sont confrontĂ©es (et se font toujours face) : la prudence – qui a dictĂ© le confinement et sa durĂ©e – sera (et est dĂ©jĂ ) critiquĂ©e en raison des consĂ©quences socio-Ă©conomiques bien fĂącheuses de celui-ci. Il en est, notamment, ainsi des prĂ©visions livrĂ©es par lâĂ©pidĂ©miologiste britannique Neil Ferguson qui font lâobjet de critiques car elles auraient surestimĂ© lâimpact du Covid-19 en termes de mortalitĂ©.
Il est Ă©vident quâil aurait Ă©tĂ© possible dâĂȘtre moins contraignants et – surtout – de lâĂȘtre  moins longtemps, et de maniĂšre plus sĂ©lective, mais Ă quel prix en termes de vies humaines, et, peut-ĂȘtre mĂȘme, de consĂ©quences Ă©conomiques indirectes ? Qui est capable de dĂ©crire ce qui se serait passĂ© si dâautres options avaient Ă©tĂ© retenues en lieu et place du confinement tel quâil a Ă©tĂ© imposĂ© ? En dehors de toute considĂ©ration Ă©thique sur la valeur de la vie humaine, comment pourrait-on prĂ©tendre Ă©valuer lâĂ©volution dâune pandĂ©mie en lâabsence de toute Ă©vidence expĂ©rimentale ?
La capacitĂ© Ă Ă©valuer les risques afin de les prĂ©venir et dâen mitiger les consĂ©quences fait partie des conditions nĂ©cessaires de rĂ©ussite de toute entreprise humaine et industrielle. Cela se dĂ©cline en plusieurs actions distinctes et convergentes, qui ont un dĂ©nominateur commun : lâanticipation.
Mots-clefs : Danger â Risque â Ăvaluation â Incertitude â Crise â Coronavirus
Références
Bruna G.B. & Bruna M. G. (2017), « La sûreté nucléaire, une affaire de tous. Gestion du risque et responsabilisation collective dans un secteur stratégique », Question(s) de management, n°16, 142, 2017.
Bruna G.B. (2018), Uncertainty in design and operation. How dealing with?, plenary lecture at the âBest Estimated Plus Uncertainty (BEPU) International Conference 2018 – Multi-Physics Multi-Scale Simulations with Uncertaintyâ, Lucca Italy, May 13 – 19, 2018,
Bruna G.B. (2019) « Prendre la mesure du risque », in Breteché S., Harpet C., Ollitrault S., Héquet V. Eds., Le risque environnemental. Entre sciences physiques et sciences humaines, Presses des Mines, TRANSVALOR, Coll. Développement durable, Paris, 2019.
Couturier J., Bruna G.B., Tarallo F., Chanton O., Dechy N., Chojnacki E. (2016), « AprĂšs Fukushima, quelques considĂ©rations sur le risque rĂ©siduel dans lâindustrie nuclĂ©aire », in. Merad M., Dechy N., Dehouck L., Lassagne M. (2016), Risques majeurs, incertitudes et dĂ©cisions – Approche pluridisciplinaire et multisectorielle, MA Edition, ESKA, Paris.
Dechy N., Mortureux Y., Planchette G., Blatter C., Raffoux J.-F. (2016), Explorer « lâimprĂ©visible » : comment et jusquâoĂč ? Actes de la confĂ©rence λ”20, Saint-Malo, France.
Dien Y., Dechy N. (2016), « LâimpensĂ© est-il impensable ? Ce que nous apprennent les accidents industriels », in Merad M., Dechy N., Dehouck L., Lassagne M. (2016). Risques majeurs, incertitudes et dĂ©cisions – Approche pluridisciplinaire et multisectorielle, MA Edition. ESKA, Paris.
Lannoy A. (2016), « Limites, insuffisances et apports des approches probabilistes actuelles : Quelles leçons tirer? », in Merad M., Dechy N., Dehouck L., Lassagne M. (2016), Risques majeurs, incertitudes et dĂ©cisions – Approche pluridisciplinaire et multisectorielle, MA Edition, ESKA, Paris.
Taleb, N. (2010), Le cygne noir : La puissance de lâimprĂ©visible, Livre de Poche, (Traduit par Rimoldy C.), [Edition originale : The Black Swan : The Impact of the Highly Improbable, Random House, 2007].
Task Group on Safety Margins Action Plan (SMAP), (2007), Final Report, AEN – NEA, NEA/CSNI/R (2007)9.
[1] Dans la thĂ©orie de Taleb, on appelle cygne noir un Ă©vĂ©nement imprĂ©visible qui a une faible probabilitĂ© dâavoir lieu (appelĂ© « évĂ©nement rare » en thĂ©orie des probabilitĂ©s) et qui, si dâaventure il se rĂ©alise, a des consĂ©quences dâune portĂ©e considĂ©rable et exceptionnelle. Dans un premier temps, Taleb a appliquĂ© cette thĂ©orie Ă la finance, mais elle est de portĂ©e tout Ă fait gĂ©nĂ©rale.
[2] Entre autres, car, outre le manque de pertinence des indicateurs et de fiabilitĂ© des capteurs, il existe de sĂ©rieux problĂšmes de stockage et de traçage des donnĂ©es, engendrĂ©s par les insuffisances et/ou les dysfonctionnements des systĂšmes dâinformation.
[3] Ou lâĂ©tat stationnaire / Ă©tat normal postulĂ© (par exemple, le nombre de masques dans les stocks stratĂ©giques dâEtat).
[4] Dans les installations industrielles, ces micro-difformitĂ©s ou dĂ©viations peuvent ĂȘtre engendrĂ©es par lâusure, le vieillissement, lâobsolescence technologique, lâaction dâagents externes, mais aussi par de mauvaises manipulations dâentretien, de rĂ©paration ou de remplacement de composants, et, dans les organisations et les institutions, par le changement de propriĂ©tĂ©, les nouveaux modes de management, le recentrage des objectifs, la gestion du personnelâŠ
[5] Ce risque concerne les Ă©vĂ©nements trĂšs rares aux consĂ©quences potentiellement catastrophiques. Il doit ĂȘtre considĂ©rĂ© avec discernement afin dâĂ©viter que lâon nâattache plus dâimportance Ă sa perception quâau risque lui-mĂȘme et pour pousser le plus loin possible la frontiĂšre du scientifiquement dĂ©montrable et de lâhumainement acceptable.
- Du risque et de sa perception - 2 septembre 2020
Bonjour,
merci pour cette riche présentation.
Il me semble qu’elle omet un pan important qui est le caractĂšre profondĂ©ment subjectif (pour les risques individuels) ou social (pour les risques collectifs) de la notion de risque : risque ressenti par qui ? C’est notamment ce qui explique les apparentes contradictions entre collectivitĂ©s (risque des armes Ă feu apprĂ©ciĂ© diffĂ©remment en Europe et aux Etats Unis) et entre une collectivitĂ© et ses membres (par exemple sur le port du masque ou l’exercice des sports « risquĂ©s »).
Vous privilĂ©giez une dĂ©finition et une Ă©valuation collective du risque : ce qu’une certaine collectivitĂ© juge risquĂ©, les mesures qu’elle peut faire de ce risque. Mais mĂȘme en se limitant Ă une collectivitĂ© (disons, la collectivitĂ© nationale des rĂ©sidents en France) on trĂ©buche Ă©galement sur la subjectivitĂ©, Ă travers le filtre (arbitraire) de la dĂ©finition du risque pris en compte : pour reprendre l’exemple de la rĂ©cente pandĂ©mie, est-ce que le risque pour le dĂ©cideur Ă©tait le nombre total de morts, le nombre de morts Ă l’hĂŽpital, ou le risque de voir les services de rĂ©a des hĂŽpitaux submergĂ©s ?
Les limites techniques fortes de mesure du risque, que vous dĂ©crivez trĂšs justement, ne viennent me semble-t-il qu’ensuite, puisqu’on ne peut les dĂ©ployer qu’aprĂšs une formidable simplification du problĂšme et l’Ă©vacuation de tout ce qui est subjectif et arbitraire dans la dĂ©finition des risques.
C’est une chose bien connue des assureurs : tout risque est mesurable, donc assurable, si l’assureur peut choisir sa dĂ©finition du risque…
Cher Monsieur,
Tout d’abord, je vous prie d’excuser ma rĂ©ponse bien tardive. En fait je n’ai vu votre commentaire qu’aujourd’hui.
Je comprends votre remarque. Elle est pertinente : c’est vrai que tout risque est mesurable si l’on est capable d’en donner une definition. Encore faut-il que cette dĂ©finition soit comprehensible et acceptable par, disons, une « majoritĂ© suffisante » de personnes, et dans la mesure du possible agrĂ©e par les AutoritĂ©s compĂ©tentes. Malheureusement, comme vous l’affirmez trĂšs justement, la perception du risque comporte une part subjective, qui elle Ă©chappe Ă toute Ă©valuation, C’est le cas, par exemple dans les domaines nuclĂ©aire, mĂ©dical et mĂȘme geo-politique.