Cet article a été publié sur le site de l’Association Nationale des Docteurs es Sciences Economiques et en Sciences de Gestion (ANDESE)


Le 18 juin 2019, Facebook a annoncé officiellement le lancement d’ici à 2020 de la « libra », nouveau crypto-actif qui s’appuiera sur la technologie Blockchain dans une version développée spécialement par Facebook. Celle-ci se rajoute aux nombreux crypto-actifs, dont le bitcoin, qui se sont développés à partir de 2010. Ces crypto-actifs, désignés à tort par le vocable « monnaies virtuelles » ou « crypto-monnaies« , sont définis par le Code monétaire et financier comme « tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeur non monétaire pouvant être conservées ou être transférées dans le but d’acquérir un bien ou un service, mais ne représentant pas de créance sur l’émetteur« . Pour la Banque Centrale Européenne (BCE), un crypto-actif est un nouveau type d’actif enregistré sous forme numérique et activé par l’utilisation d’une cryptographie qui n’est pas et ne représente pas une créance financière sur une entité ou un passif identifiable.

Après avoir examiné, dans un premier temps, la nature, les caractéristiques et le fonctionnement de ce nouveau crypto-actif, nous présenterons dans un second temps les dangers réels qu’il représente.

1. Qu’est-ce que la libra ?

Le choix du nom Libra par Facebook pour sa « monnaie » fait à la fois référence à la livre romaine (unité de mesure de poids sous l’Empire Romain) et au signe astrologique de la Balance, symbolisant l’équité et la justice.

A. Nature et caractéristiques de la libra

Au plan juridique, les crypto-actifs ne sont pas reconnus comme monnaie ayant cours légal, ni comme moyen de paiement. Ainsi, en se fondant sur les caractéristiques d’une monnaie, des économistes ont affirmé à juste titre que le bitcoin ne peut être qualifié de monnaie ni être considéré comme un moyen de paiement au sens juridique du terme car il ne remplit pas les trois fonctions essentielles de la monnaie : comme intermédiaire des échanges, le bitcoin n’ayant pas cours légal, les commerçants, les entreprises ou les administrations peuvent le refuser en paiement sans contrevenir à l’article R642-3 du code pénal qui sanctionne le fait de refuser de recevoir des pièces de monnaie ou des billets de banque ayant cours légal en France ; par ailleurs, il ne peut servir d’étalon-prix (unité de compte) et encore moins de réserve de valeur eu égard à sa très grande volatilité. En d’autres termes, le bitcoin comme d’ailleurs tous les crypto-actifs n’offrent aucune garantie de sécurité, de convertibilité et de valeur, contrairement à la monnaie ayant cours légal. Dans une déclaration lors d’une intervention du Forum financier franco-chinois qui s’est tenu à Pékin le 1er décembre 2017, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau a alerté sur le caractère spéculatif du bitcoin : « le bitcoin n’est en rien une monnaie, ou même une crypto-monnaie. C’est un actif spéculatif. Sa valeur et sa forte volatilité ne correspondent à aucun sous-jacent économique et ne sont la responsabilité de personne« . Il a rappelé que « ceux qui investissent en bitcoin le font totalement à leurs risques et périls ». Qu’en-est il pour la libra ?

Eu égard aux critiques qui ont été faites aux crypto-actifs concernant leur nature monétaire et le fait de n’être rattachés à aucun actif tangible, ce qui en fait des actifs essentiellement spéculatifs, Mark Zuckerberg et ses collaborateurs ont décidé d’adosser la libra à un panier de devises ou à des emprunts d’Etat afin qu’elle puisse devenir une véritable monnaie d’échange et non un outil de spéculation. Dans son livre blanc, l’Association Libra précise que « la valeur d’une libra dans une devise locale donnée évoluera en fonction de la fluctuation de ses actifs sous-jacents« . Cela ne suffira certainement pas pour contrer une éventuelle attaque spéculative. En outre, comment seront pilotées ces réserves ?

Nous reviendrons sur ce point mais face aux velléités de Facebook,  rappelons d’ores et déjà que les banques centrales contrôlent l’émission monétaire et ont pour mandat non seulement d’assurer la stabilité monétaire, mais également la sécurité des avoirs et des transactions. Elles jouent un rôle de régulation, et ont été rendues, depuis les années 1990, indépendantes pour renforcer leur crédibilité et s’affranchir de la tutelle des gouvernements. Dans un rapport de mai 2019 traitant de l’impact des crypto-actifs sur la stabilité financière de la zone euro, la Banque Centrale Européenne confirme  que « les devises numériques ne remplissent pas les fonctions essentielles de la monnaie et n’ont pas non plus d’incidence tangible sur l’économie réelle ni sur la politique monétaire« . De plus, l’histoire montre que les devises privées ont chaque fois échoué ou sont restées en quantité limitée, car en cas de désordres financiers, les épargnants se tournent vers la puissance publique, garante des dépôts, pour récupérer leurs économies. Enfin, s’agissant de la confiance que prône Marc Zuckerberg pour la libra, des enquêtes révèlent que les banques traditionnelles ont une histoire longue qui inspire la confiance au consommateur. Comme le souligne Régis Bouyala dans son ouvrage sur les Fintechs, les banques restent des acteurs de confiance malgré la crise financière.

Pour conclure sur la question relative à la nature de libra, il est intéressant d’analyser les principales différences entre le bitcoin et la libra. Un première différence a trait à l’anonymat des transactions effectuées avec des bitcoins contrairement aux opérations réalisées avec des libras. Par ailleurs, les libras seraient adossés sur des réserves d’actifs sûrs pour éviter la volatilité dont souffre le bitcoin. Enfin, alors que le bitcoin repose sur un écosystème ouvert et décentralisé d’ordinateurs à travers le monde (Blockchain publique), la libra présente une gestion centralisée confiée à l’association Libra (Blockchain privée). Cette association est une organisation indépendante à but non lucratif basée à Genève qui regroupe les membres fondateurs comme Visa et Mastercard, PayPal et Stripe, Iliad-free et Vodafone, Uber, Booking, eBay, Coinbase, etc. Ces derniers se sont tous engagés à investir au moins 10 millions de dollars dans ce projet.

Membres fondateurs

B. Fonctionnement

Comme les autres crypto-actifs, la libra va reposer sur la technologie de la Blockchain (chaîne de blocs), une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle. La Blockchain fonctionnera avec le langage de programmation Move et l’approche Byzantine Fault Tolerant[1] (BFT) en utilisant le protocole de consensus LibraBET. Ce protocole nécessite une gestion centralisée et un modèle de Blockchain privée où seuls les membres disposant d’un nœud de validation ont accès à l’infrastructure. Il permet de renforcer la confiance envers le réseau, car il est conçu pour fonctionner correctement, même en cas de corruption ou d’échec d’une partie des nœuds de validation (jusqu’à un tiers du réseau) et il offre également un débit de transactions élevé, une faible latence et une méthode de consensus plus économe en énergie que la « preuve de travail » utilisée dans le cadre d’autres Blockchains.

Facebook a donc écarté le modèle de Blockchain publique et fait le choix d’une Blockchain privée décentralisée qui permet d’aller beaucoup plus vite (1000 transactions par seconde contre sept transactions par seconde pour une Blockchain publique) et qui consomme moins d’électricité qu’une Blockchain publique.

Sur cette infrastructure Blockchain privée vont venir se greffer différents portefeuilles numériques dont celui de Facebook baptisé Calibra et ceux que souhaiteront développer ses partenaires membres.

La libra ne pourra être créée (ou détruite) que par l’association Calibra. La parité devra toujours rester de 1 libra pour une unité de la réserve d’actifs. Pour utiliser cette crypto-monnaie, il suffira d’un smartphone et d’un portefeuille numérique « Calibra » directement intégré par Facebook à ses services Messenger et WhatsApp. Les libras stockées permettront d’effectuer des transactions ou des transferts d’argent.

2. Les dangers liés à la libra

Les risques liés à la libra suscitent des inquiétudes non seulement des Etats qui craignent de perdre leur souveraineté, mais également des usagers qui redoutent de voir leurs données personnelles regroupées avec leurs données financières.

A. Atteinte à la souveraineté des banques centrales

Après avoir envahi – avec leur consentement – la vie privée de près de 2,4 milliards d’internautes, Facebook va-t-il s’attaquer à la souveraineté monétaire des Banques centrales en émettant sa « propre monnaie » ? D’aucuns parlent de la « création d’un système monétaire en marge des Etats« . Facebook essaie de se transformer en univers clos, un Etat dans l’Etat.

Le projet de création de la libra nous rappelle la théorie de Friedrich A. Hayek qui proposait de retirer le monopole de la création monétaire des mains des gouvernements et de laisser cette tâche à l’industrie privée. Dans son ouvrage «  Denationalisation of Money« , Friedrich A. Hayek proposait en effet de privatiser la monnaie pour permettre l’émergence de devises concurrentes sur un même territoire. En outre, dans le système qu’il proposait, chaque émetteur gérait lui-même sa monnaie, c’est-à-dire la quantité en circulation dont découle sa valeur. Il n’existait pas de banque centrale jouant le rôle de prêteur en dernier ressort.

La prétention de Facebook de battre monnaie constitue non seulement une atteinte à une prérogative qui n’appartient qu’à l’Etat mais également une remise en cause du rôle de prêteur en dernier ressort des banques centrales pour assurer la stabilité du système financier et prévenir les crises systémiques. N’oublions pas que nous avons pu sortir de la crise financière de 2008 grâce à l’implication de la Banque de France qui, en sa qualité de prêteur en dernier ressort, a permis aux banques en difficulté d’éviter le dépôt de bilan et, au-delà, d’empêcher une propagation de faillites en chaîne qui aurait déstabilisé tout le système de paiement et de crédit.

Pour le Ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire, la libra doit rester un « instrument de transaction » et ne pas devenir une monnaie souveraine avec tous les attributs d’une monnaie. Il insiste sur le fait que la souveraineté doit rester aux mains des Etats et non pas des entreprises privées : « Une société privée ne peut ni ne doit créer une monnaie qui rentrerait en concurrence avec les monnaies des Etats » a-t-il déclaré devant les députés à l’Assemblée Nationale. De même, le gouverneur de la Banque d’Angleterre Mark Carney, qui s’exprimait à l’occasion d’un séminaire de la Banque Centrale Européenne, a mis en garde sur le projet de Facebook : s’il s’avère être un succès, « il deviendra instantanément systémique et devra être soumis aux meilleures normes de régulation« . De leur côté, des économistes comme Daniel Cohen et Nicolas Théry confirment que « les Etats et les Banques centrales ne doivent pas laisser Facebook battre monnaie« . Pour ces théoriciens, les gouvernements et les banques centrales doivent s’opposer à cette atteinte à leur souveraineté et montrer aux citoyens « leur volonté de réguler, de protéger les plus vulnérables et de défendre les libertés publiques« . Gilles Babinet, spécialiste des questions numériques, estime que le projet Libra doit être arrêté car pour ce spécialiste il existe un risque politique à long terme, « celui de voir émerger une puissance monétaire en capacité notamment d’influencer les marchés« .

Face aux inquiétudes suscitées par ce nouveau crypto-actif, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a annoncé au lendemain de l’annonce de la libra la mise en place dans le cadre du G7 d’un groupe de surveillance sur les « stablecoins ». Benoit Coeuré, actuellement membre du directoire de la Banque Centrale Européenne (BCE) sera chargé de coordonner le travail de ce groupe qui sera composé de représentants de haut niveau des banques centrales des pays faisant partie du G7, du FMI et de la Présidence française du G7 et de dresser un premier état des réflexions lors de la réunion du G7 (Finances) à la mi-juillet.

Au total, le développement de la libra est susceptible d’avoir des implications significatives pour la politique monétaire dans l’avenir. Des préoccupations d’ordre réglementaire doivent également être prises en compte : l’efficacité du fonctionnement des systèmes de paiement et la confiance dans les instruments de paiement, la protection des consommateurs et des commerçants, la stabilité des marchés financiers et la protection contre la criminalité.

B. Risques de fuite des données personnelles

Facebook a fait l’objet d’une grave crise de confiance après une série de scandales concernant sa gestion des données personnelles. Cependant, malgré ces scandales, Facebook continue de gagner beaucoup d’argent grâce à sa collecte de données qui va s’amplifier grâce au projet Libra. Comme d’autres géants du numérique, le patron de Facebook a bâti sa fortune sur la monétisation des données personnelles sans en garantir la sécurité. En résumé, la monétisation des données est devenue l’activité centrale de Facebook eu égard à sa rentabilité inégalable.

Si la monétisation apporte de nombreux avantages pour l’entreprise, elle peut aussi apporter son lot de défis à relever. Ainsi, la vente et l’échange de données sont soumis à des règlementations strictes dont le Règlement général de la protection des données (RGPD) adopté le 14 avril 2016 par le Parlement européen. De plus, la vente des données suscite de nombreuses craintes concernant la confidentialité. Facebook s’est enrichi mais s’est mis de nombreux utilisateurs à dos en échangeant les données de ces derniers avec des dizaines de partenaires.

Pour essayer de rassurer, Facebook précise dans son livre blanc que la création de Calibra, une filiale réglementée, va garantir la séparation des données sociales et financières. Cela signifie qu’une transaction avec la libra ne serait pas rattachée à un compte Facebook. Mais comment croire que les données personnelles seront séparées des données financières alors que nous assistons régulièrement à des fuites de données détenues par Facebook ? Nous devons rester très vigilants face aux risques accrus que va soulever ce projet en termes de sécurité.

C. Risques de blanchiment d’argent

Parmi les risques que représente la libra, il faut rajouter celui du blanchiment de l’argent sale et toutes sortes de trafics.

Dans un rapport d’analyse des risques de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme rédigé par la cellule française de renseignements financiers TRACFIN et remis en décembre 2016, il était question des transactions virtuelles anonymes. Il en ressortait entre autres que les crypto-monnaies (Bitcoin, Ether, etc.) inquiétaient les autorités qui déploraient « l’absence de régulation » et « de traçabilité des individus » sur les plateformes d’échange de monnaie virtuelle.

3. Conclusion

Avec la libra, Facebook entend poursuivre sa croissance, asseoir se puissance face aux Etats et diversifier ses sources de revenus. Mais à la lumière de ce qui a été décrit précédemment, nous conclurons que la libra ne sera pas la monnaie de demain.

Le développement de crypto-actifs qui viennent concurrencer les monnaies des Etats soulève de nombreuses autres questions : qu’en est-il du contrôle des géants du numérique pour éviter leur hyperpuissance ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils réagir ?

4. Glossaire

Actif sous-jacent : Actif financier, support d’un contrat à terme ou d’option (devise, action, taux d’intérêt ou indice boursier).

Blanchiment :  » Délit qui consiste à faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect » (article 324-1 du Code pénal).

Blockchain : Technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée et fonctionnant sans organe central de contrôle.

Blockchain privée : Chaîne de blocs réservée à un nombre limité de participants qui ont obtenu une autorisation.

Blockchain publique : Chaîne de blocs ouverte à tous, dans laquelle tous les nœuds de stockage sont accessibles et où il n’y a pas de barrière d’entrée.

Cours légal : Pouvoir libératoire de la monnaie consistant en ce que les monnaies divisionnaires frappées par la direction des Monnaies et Médailles et les billets émis par les banques centrales doivent être acceptés en paiement par les créanciers pour leur valeur nominale.

Note : Depuis le 1er janvier 2002, les billets et pièces libellés en euros ont seuls cours légal en France.

Monétisation des données : Utilisation de données pour générer du profit.

Move : Nouveau langage de programmation qui permet de mettre en œuvre une logique de transaction personnalisée et des contrats intelligents sur la Blockchain Libra.

Prêteur en dernier ressort : Fonction consistant pour une banque centrale à disposer du pouvoir d’octroyer des liquidités de manière illimitée à une ou plusieurs banques en difficulté, afin de leur éviter le dépôt le dépôt de bilan et, au-delà, d’empêcher une propagation de faillites en chaîne qui déstabiliserait tout le système de paiement et de crédit.

Preuve de travail : Preuve du traitement cryptographique qui a permis la validation des blocs de transactions.

Souveraineté monétaire : Droit régalien de battre monnaie.

« Stablecoin » : Crypto-actif indexé ou adossé à une devise ou un panier de devises, un actif réel ou un panier d’actifs.

Volatilité : Ecart-type des variations des cours d’un actif financier.


[1] Les algorithmes des Généraux Byzantins (« Byzantine Fault Tolerant algorythms ») garantissent de maintenir des propriétés de sécurité de réseau tant qu’un certain nombre de nœuds « f » sont défaillants.


Copyright ANDESE

Le présent document est protégé par les dispositions du code de la propriété intellectuelle. Les droits d’auteur sont la propriété exclusive d’ANDESE (Association Nationale des Docteurs ès Sciences Économiques et en Sciences de Gestion). La copie ou la reproduction (y compris la publication et la diffusion), intégrale ou partielle, par quelque moyen que ce soit (notamment électronique) sans le consentement de l’éditeur constituent un délit de contrefaçon sanctionné par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.

 

Nadia Antonin
Les derniers articles par Nadia Antonin (tout voir)