Nous retraçons dans cet article un rapide historique des paris sportifs, en insistant sur le concept de pari mutuel. Nous verrons, dans un deuxiĂšme article, les liens de ce principe avec la finance mathĂ©matique, et lâassurance.
Du jeu au sport
Les paris sportifs existent depuis longtemps, mĂȘme si lâorigine du premier pari est impossible Ă dater. On peut penser aux Grecs, inventeurs des Jeux Olympiques, oĂč il nâĂ©tait pas rare que les spectateurs parient entre eux sur les vainqueurs (Decker & Thuiller, 2004). Plus proche de nous, comme le rappelle Georges Vigarello, « Sous l’Ancien RĂ©gime, le jeu est l’objet d’une vĂ©ritable passion. Il prend soit la forme de jeux de paris, soit celle de jeux de prix ».
Les premiers, les paris, se font entre gens du mĂȘme monde social, entre paysans ou entre nobles. Les seconds, les jeux de prix, ont lieu lors de fĂȘtes paroissiales, et font lâobjet de pratiques rĂ©gionales diffĂ©rentes, avec la lutte en Bretagne, ou le saut en Provence. On peut penser Ă©galement aux confrontations entre villages Ă la soule par exemple. Chez les nobles, les jeux de prix sont organisĂ©s lors de grandes occasions (naissance ou mariage). Ces jeux Ă©taient des moments rĂ©crĂ©atifs et festifs.
Il faudra attendre la fin du XIXĂšme siĂšcle pour que le jeu devienne un sport, en lien avec les thĂ©ories hygiĂ©nistes de lâĂ©poque. On peut penser au baron Pierre de Coubertin, qui voulait « employer tous les moyens propres Ă dĂ©velopper nos qualitĂ©s physiques pour les faire servir au bien collectif » par le « sport ». On retrouvera dâailleurs le baron en 1887 avec la crĂ©ation de lâUnion des SociĂ©tĂ©s Françaises des Sports AthlĂ©tiques, apparition officielle de la notion de « sport », remplaçant ainsi celle de « jeu », comme le rappelle Dietschy & Clastres (2006), notant au passage que cette Union est fondĂ©e sur lâamateurisme, en rĂ©action contre les sociĂ©tĂ©s de courses cyclistes (Ă partir de 1860) et Ă pied (vers 1870) qui reprenaient les traditions des jeux de prix et de paris. Vers 1890, cette union, consacrĂ©e Ă l’athlĂ©tisme, s’ouvre Ă d’autres sports (rugby, hockey sur gazon, escrime, natation) qui seront reprĂ©sentĂ©s par des commissions spĂ©cialisĂ©es.
Les premiers bookmakers et les jeux dâargent
Un peu plus tĂŽt, au cours de la RĂ©volution industrielle, on voit se dĂ©velopper les paris hippiques organisĂ©s par des bookmakers. Ces paris Ă©taient populaires au Royaume-Uni, au XVIĂšme et XVIIĂšme siĂšcles, mais restĂ©s rĂ©servĂ©s Ă l’aristocratie et Ă la noblesse terrienne. Et en rĂ©alitĂ©, seuls les propriĂ©taires de chevaux avaient le droit de parier sur les rĂ©sultats de ces courses privĂ©es, connues sous le nom de « matches ». Une de ces courses, lancĂ©e par le douziĂšme comte de Derby (Edward Smith-Stanley) vers 1870, a Ă©galement marquĂ© le vocabulaire sportif. Si ces courses Ă©taient privĂ©es Ă lâorigine, la passion que leur tĂ©moignait Charles II les a rendues plus ambitieuses, attirant des foules immenses, pariant des sommes de plus en plus importantes. Les aubergistes et teneurs de pubs furent alors de grands promoteurs de ces courses, et encouragĂšrent les propriĂ©taires Ă organiser les courses prĂšs de leurs Ă©tablissements. Ils devinrent alors naturellement les premiers « bookmakers », organisant les premiers « steeple-chases », une forme de course (d’abord crĂ©Ă©e en Irlande) oĂč les cavaliers couraient d’un clocher d’Ă©glise Ă l’autre en sautant tout sur leur passage ! En 1826, aux Ă©curies de Saint Alban, au nord de Londres, lâidĂ©e que les chevaux commencent et finissent au mĂȘme endroit fut lancĂ©e, donnant naissance aux hippodromes modernes.
Les paris n’Ă©taient pas encore rĂ©glementĂ©s et les paris sur les courses fonctionnaient sur un systĂšme de crĂ©dit. Et comme parier Ă proximitĂ© dâun lieu oĂč lâalcool Ă©tait disponible en grande quantitĂ© peut avoir des consĂ©quences dramatiques, le gouvernement britannique a interdit les jeux dans les dĂ©bits de boissons, ce qui a donnĂ© lieu Ă l’ouverture de magasins de paris, tenus par les bookmakers, avec lâadoption du Gambling Act en 1845. Les bookmakers ne se contentaient pas de jouer les scribes, gardant trace des transactions dans des registres, ils servaient aussi dâarbitre dans les paris. Le bookmaker devient lâintermĂ©diaire avec qui parier, il reçoit les paris, mais ne parie pas contre le joueur. Lâarbitre nâagit pas seulement Ă la fin, en cas de litige, mais surtout pour officialiser le pari. En effet, les paris en espĂšces sont rares, et les bookmakers dĂ©cident si les objets pariĂ©s ont la mĂȘme valeur et, si ce n’est pas le cas, quelle est la diffĂ©rence. Lâun des joueurs ajoute alors de l’argent dans une casquette. Les joueurs mettent leurs mains dans le chapeau, puis les enlĂšvent, soit pour marquer leur accord avec l’Ă©valuation, soit pour signaler leur dĂ©saccord. On parle alors de « hand in cap », dĂ©signant le montant dâargent permettant dâassurer un pari Ă©quitable. Le mot « handicap » sera alors couramment utilisĂ© dans les paris hippiques (pour dĂ©signer des participants dĂ©savantagĂ©s au dĂ©part dâune course) avant dâavoir une connotation mĂ©dicale Ă partir de 1950.
Par la suite, les bookmakers ne manqueront pas dâimagination, introduisant des paris en espĂšces, puis offrant des cotes fixes contre chaque cheval dans une course. Par la suite, le Parlement revint en arriĂšre, avec le Suppression of Betting Houses Act en 1853. Les Ă©tablissements de crĂ©dit et les jeux de hasard sur les hippodromes Ă©taient autorisĂ©s. A la mĂȘme Ă©poque, en France, LĂ©on Sari invente le « pari mutuel » en 1857 avec Charles de Morny, propriĂ©taire des champs de courses de Maisons-Laffitte (qui devient un Ă©difice avec des tribunes en juin 1878). Joseph Oller, qui cofonda le Moulin-Rouge, en est concessionnaire. Comme le rappelle le rapport du SĂ©nat sur les jeux de hasard et dâargent en France, la loi du 2 juin 1891 lĂ©galise les paris sur les courses de chevaux et instaure le principe de la mutualisation. Comme nous le verrons par la suite, ce principe signifie que les parieurs jouent les uns contre les autres et se partagent les gains (une fois effectuĂ©s les prĂ©lĂšvements lĂ©gaux prĂ©vus par la loi au profit de lâĂtat et de lâinstitution des courses). En finance mathĂ©matique, on parle de « self-hedging strategy ». En mars 1931, le PMU (« pari mutuel urbain ») nait[i], et il faudra attendre 1985 pour voir arriver le « loto sportif ».
Des chevaux aux autres sports
Le « pool » a longtemps dĂ©signĂ© en Angleterre un jeu de cartes jouĂ© pour des enjeux collectifs, tirant son Ă©tymologie de la « poule » française, ou plutĂŽt du vieux français « pouille », dĂ©signant une jeune volaille (on retrouvera le mot latin pulla, de pullus, le « jeune animal »), mais aussi « butin » ou un « pillage ». On retrouve ici lâidĂ©e de jouer pour de l’argent. Cette utilisation du mot « pool » apparaĂźt dĂšs 1870 (dans le sens de « paris collectifs ») avant de devenir une cagnotte lors de la premiĂšre guerre mondiale, puis de dĂ©signer un groupe de personnes partageant des compĂ©tences. DĂšs 1920, on voit arriver lâexpression « football pool », comme le rappelle Forrest (1999).
A Liverpool, en Angleterre, John Moores fonda en 1923 la compagnie Littlewoods, une sociĂ©tĂ© de vente au dĂ©tail, avant de lancer la vente par correspondance, tout en offrant des paris sur le football. Le jeu le plus cĂ©lĂšbre Ă©tait le « Treble Chance », oĂč les joueurs pouvaient choisir de parier sur 10, 11 ou 12 matchs de football pour le week-end Ă venir. De maniĂšre anecdotique, comme le note Forrest & PĂ©rez (20013), quand un match ne pouvait avoir lieu (par exemple Ă cause de la pluie), un panel dâexperts nommĂ© par Littlewoods devait modĂ©liser le match, et fournir une prĂ©vision. AprĂšs la seconde guerre mondiale, en Europe, on verra arriver des formules dites 1X2 oĂč le joueur doit prĂ©voir si, dans un ensemble de 12 Ă 15 matchs, lâĂ©quipe Ă domicile va gagner (1), perdre (2) ou faire match nul (X). On peut noter que ces « football pools » pouvaient dĂ©signer toute forme de pari mutuel, ressemblant trĂšs fortement Ă un loto. La principale diffĂ©rence Ă©tant quâau loto, le tirage est supposĂ© ĂȘtre un processus alĂ©atoire pur, contrairement aux matchs de football. Et pour les joueurs, la diffĂ©rence est importante ! Dans les annĂ©es 80, Littlewoods Ă©tait une des plus importantes compagnies privĂ©es en Europe. Avant de dĂ©croitre avec la naissance des sites de paris en ligneâŠ
Internet et les paris en ligne
DĂ©sormais, en plus des maisons de paris qui existent toujours au Royaume-Uni, le point fort des bookmakers est leur prĂ©sence en ligne. Les premiers sites sont nĂ©s vers 1995, avec par exemple Intertops, qui sâappuyait sur une loi votĂ©e par la nation insulaire d’Antigua-et-Barbuda (pays officiellement indĂ©pendant, membre du Commonwealth) en 1994, accordant des licences aux entreprises qui voulaient fournir des services de jeux d’argent sur Internet (par la suite, ils ont obtenu des licences auprĂšs du territoire mohawk de Kahnawake au QuĂ©bec, ou Ă Malte). Les paris sur les Ă©vĂ©nements sportifs sont rapidement devenus trĂšs populaires.
En 2000, Betfair a Ă©tĂ© lancĂ©, et a rĂ©volutionnĂ© lâindustrie : Betfair lui-mĂȘme ne prenait pas les paris des clients, mais proposait plutĂŽt aux clients de placer des paris entre eux. Ces paris entre pairs (« peer-to-peer betting ») ont Ă©tĂ© rapidement trĂšs populaires. En 2002, les premiers paris en direct ont Ă©tĂ© lancĂ©s, proposant aux parieurs de parier sur un Ă©vĂ©nement sportif pendant qu’il se dĂ©roulait. Aujourdâhui, sur les plus grands sites, toutes sortes de sports sont disponibles, quâils soient collectifs (football, basketball) ou individuels (tennis, boxe), avec Ă©ventuellement une compĂ©tition impliquant plus de deux joueurs ou Ă©quipes (athlĂ©tisme, cyclisme). Le joueur peut choisir un objectif, qui peut-ĂȘtre un score final (1X2 au football), un nombre de buts marquĂ©s, etc, puis il conclut le pari en choisissant le montant quâil est prĂȘt Ă parier (la mise). Sur lâensemble des sites, pas moins de 20 000 paris sont ainsi possibles, tous les jours.
Dans un article à paraßtre prochainement, nous verrons comment sont liés paris, prédictions et croyances de joueurs.
Cet article a été initialement publié le 15 avril 2019.
Références
Decker, Wolfgang & Thuillier, Jean-Paul (2004). Le sport dans lâantiquitĂ©. Picard.
Dietschy, Paul & Clastres, Patrick (2006). Sport, société et culture en France du XIXe siÚcle à nos jours. Hachette, Carré Histoire.
Forrest, David (1999). The Past and Future of the British Football Pools. Journal of Gambling Studies, 15:2, 161-176.
Forrest, David & PĂ©rez, Levi (2013) The Football Pools in The Oxford Handbook of the Economics of Gambling, 147-162
Vigarello, Georges (2004) Le sport est-il encore un jeu ? Sciences Humaines, no 152.
[i] Le nom PMU a Ă©tĂ© retenu par opposition aux PMH, « Pari Mutuel Hippodrome », qui collecte les enjeux pris sur les champs de courses, comme le rappelle le rapport du SĂ©nat sur les jeux de hasard et dâargent en France. En mars 1931, cette collecte sera autorisĂ©e dans Paris, puis dans les grandes villes de province, dâoĂč le terme « Urbain » qui sera proposĂ©, et adoptĂ©. On pourra mentionner que des filiales seront progressivement installĂ©es partout en France, comme le rappelle un article du Monde (ou le troisiĂšme volet du documentaire Mafia et RĂ©publique, diffuse sur Arte en 2017).
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