Je me souviens que lorsque j’ai signé mon premier CDI, dans la sidérurgie, j’ai failli avoir une retraite garantie en pourcentage de mon dernier salaire. J’ai démarré le 1er janvier 1990 et le 31 décembre 1989, la population bénéficiant de ce dispositif devenait un groupe fermé, les générations suivantes rentrant dans le régime commun. Je ne crois d’ailleurs pas que cela aurait pesé beaucoup quand j’ai décidé, six ans après, de changer d’entreprise pour entrer dans le conseil… J’aurais donc perdu cet avantage si j’en avais bénéficié.
Je me souviens que la première fois où j’ai consulté une gestionnaire de patrimoine, en 2007, elle m’a fait un bilan de situation en projetant une augmentation de mes revenus de 3 % par an jusqu’à la retraite à 62 ans… Pourtant, au-delà de la désindexation des salaires survenue il y a une génération, plusieurs phénomènes font que la rémunération ne suit pas nécessairement une courbe ascendante pendant toute la vie professionnelle :
- A l’intérieur d’une même entreprise, il est exceptionnel qu’un salaire nominal soit revu à la baisse. En revanche il est très courant que la part fixe stagne, y compris en euros courants, à partir du moment où le salarié n’a plus de promotion vers des postes avec plus de responsabilités. Quant à la part variable, elle est par essence incertaine et, dans tous les cas, associée à des objectifs individuels et collectifs dont l’ambition a tendance à croître (par exemple dépasser le budget ou le réalisé de l’année précédente)
- Lorsque les conventions collectives prévoient des augmentations automatiques à l’ancienneté, elles sont classiquement réintégrées à la négociation collective pour privilégier la part des enveloppes consacrée aux mesures individuelles.
- Pour un individu, les parcours se font désormais de plus en plus dans plusieurs entreprises, et à chaque changement d’entreprise, les cartes se rebattent. Il est courant que les salariés acceptent une baisse de rémunération, notamment en cas de reconversion ou de chômage prolongé.
- Enfin, les nouvelles formes d’emploi, de l’autoentrepreneur, du portage salarial en passant par l’intérim, le management de transition ou le freelancing génèrent par essence des revenus très variables et sans garanties de progression, d’autant que la « plateformisation » de la mise en relation avec les donneurs d’ordre crée une compétition dure pour les métiers qui ne sont pas en tension.
Je me souviens qu’en 2013, j’ai réalisé que j’aurais tous mes trimestres à 62 ans grâce à mon boulot de professeur à l’EPF en parallèle de mes deux premières années à l’ENSAE et que je ne toucherais ma retraite pleine, qu’à partir de mes 67 ans… En effet, la retraite complémentaire liée aux cotisations versées entre 4 et 8 plafonds de la sécurité sociale, dite tranche C, ne suit pas les mêmes règles de liquidation.
Je me souviens aussi qu’en 2016, lorsque je suis devenu travailleur non salarié à 100 %, gérant majoritaire de mon EURL de conseil après 26 ans de salariat, le courtier qui nous accompagne, mes associés et moi, m’a assez vite convaincu que je n’avais quasiment aucun intérêt à essayer de maximiser ma retraite par répartition (je précise qu’il n’était pas en conflit d’intérêt dans l’opération puisque je n’envisageais pas de lui acheter des produits d’épargne retraite). En bref, ma retraite de base est déjà maximisée quel que soit mon niveau de salaire, tandis qu’en raison du niveau des charges sociales (hors cotisation de retraite) l’investissement, financé par une rémunération en dividende, en produits de capitalisation (assurance vie, PERP, Madelin …) potentiellement générateurs de rendement, semblait plus raisonnable. Les récentes rumeurs (ou ballons d’essais) sur le plafonnement à 120 000 € des droits acquis dans la future retraite universelle à points vont d’ailleurs dans le même sens.
Pourquoi tous ces flashbacks ? Simplement pour illustrer que le monde a changé bien au-delà de ce que nous anticipions au début de notre carrière et que même les a priori des spécialistes sont souvent biaisés.
Aujourd’hui, je constate autour de moi que de plus en plus de cadres vont finir leur carrière professionnelle sans être salariés et que de plus en plus de jeunes -leurs enfants-, même qualifiés, démarrent leur vie professionnelle dans des statuts de free-lance. Je pourrais aussi intégrer à mon panorama les couples de cadres qui suivent le parcours optimal, qui consiste après des études d’ingénieurs en France, financées par la collectivité, à passer quelques années très lucratives à l’étranger avant de revenir élever leurs adolescents en France ; ou, à l’autre extrême du spectre, les jeunes peu qualifiés dans les territoires ruraux pour qui le parcours professionnel probable est tellement chaotique que la retraite est lointaine, au-delà de l’horizon.
J’ai un peu questionné et cherché, sans succès, à savoir si les prévisionnistes et les modélisateurs intègrent dans leurs scénarios plausibles des bascules structurelles et massives des modèles d’emploi. Il serait utile en particulier de simuler des scénarios macroéconomiques alternatifs plausibles intégrant une part significative de trajectoires individuelles hors régime général, telles que celles évoquées plus haut.
Je suis convaincu que c’est le fait d’avoir posé et partagé largement les trajectoires dans le livre blanc sorti en 1991 qui a permis, pendant les 25 années suivantes, de conduire finalement sans trop de conflits les premières évolutions du système.
J’espère sincèrement que dans le grand chantier qui s’ouvre sur la réforme des retraites, les pouvoirs publics vont faire un effort de prospective et de pédagogie encore plus important pour que nous aboutissions le plus sereinement possible à un système robuste.
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