Cette chronique a été initialement publiée dans Libération, le 21 mai 2018.


La création de cette monnaie sans pièce ni billet a un prix non négligeable. Dévoreuse d’énergie et de temps de calcul, elle se révèle plus coûteuse que les classiques moyens de paiements.

Le Bitcoin n’échappe pas à la règle : pour qu’une monnaie remplisse sa fonction de valeur de stockage, ceux qui l’utilisent doivent être suffisamment confiants dans le fait qu’elle ne perdra pas, ou pas trop, de valeur. Or, une création monétaire excessive peut entraîner une telle perte de valeur. La confiance dans les monnaies «classiques» repose sur l’engagement des banques centrales à ne pas émettre trop de monnaie, alors même que le coût matériel de la fabrication d’un billet ou d’une pièce est très faible ; mais pour les cryptomonnaies, la crédibilité s’appuie sur la difficulté de cette création, car celle-ci est décentralisée. La solution élégante et astucieuse proposée par le bitcoin est de mobiliser des techniques de cryptage : pour créer une nouvelle pièce virtuelle, les «mineurs» doivent produire un «checksum», et pour cela résoudre des algorithmes très complexes, dont la complexité croît avec le volume de monnaie en circulation. Ceci requiert de considérables capacités de calcul et de puissants serveurs, et ces serveurs utilisent une énergie importante. Au contraire des monnaies traditionnelles, les ressources physiques mobilisées par la création de bitcoins sont donc loin d’être négligeables.

Un court article récent tente une estimation du coût de ces ressources physiques (1). Une des caractéristiques du «mining» nécessaire à la création d’une nouvelle pièce virtuelle est qu’il s’agit d’un concours : seul le premier mineur qui parvient à produire un nouveau checksum est rémunéré, en bitcoins. Par construction, tous les autres mineurs qui ne seront pas parvenus à temps à le produire auront dépensé leur temps, leur énergie, et leur capacité de calcul en vain. Cette compétition pour la création de monnaie est très semblable aux concours pour l’obtention d’une rente. La théorie économique a analysé ces concours, et a montré que lorsque la concurrence est ouverte, l’ensemble des ressources dépensées par les compétiteurs est égal à la valeur de la rente pour laquelle ils se battent. En d’autres termes, pour chacun des concurrents le profit moyen est nul : ce que l’un gagne, les autres l’ont perdu. Naturellement, certains mineurs peuvent gagner des sommes importantes, et c’est justement cette perspective de profit qui les motive ; mais ces gains sont du même ordre que les pertes pour tous ceux qui n’auront pas remporté la compétition, et dont les puissants serveurs auront tourné en perte. Que chaque concurrent cherche à réduire, par de meilleurs algorithmes ou une plus grande capacité de calcul, ses coûts, ne change rien à l’affaire, car ceci permet à de nouveaux concurrents d’entrer dans la danse. Si l’on admet ce raisonnement théorique, on peut donc approximer le coût total du mining nécessaire à la création d’une nouvelle pièce par la valeur des bitcoins qui récompensent le mineur victorieux. Au fur et à mesure de la création de nouveaux checksums, la récompense diminue : au début, elle était de 50 bitcoins, mais en novembre 2012, elle fut réduite à 25, puis à 12.5 depuis juillet 2016. Il suffit alors de connaître la valeur du bitcoin, en dollars, à la date où chaque nouvelle pièce a été émise, pour estimer le coût des ressources mobilisées par cette création. L’auteur estime que ce coût, cumulé depuis la naissance du bitcoin, représente de l’ordre de 5,3 milliards de dollars. Pour s’en tenir au seul coût énergétique, le simple échange d’un bitcoin entre deux individus nécessite 259 kilowattheures, un montant supérieur à la consommation hebdomadaire d’un ménage américain. En outre, même si elle est en principe décentralisée, la création de bitcoins semble fortement concentrée entre les mains de quelques opérateurs disposant de gigantesques serveurs, dont 80 % seraient localisés en Chine.

La décentralisation de la création monétaire permise par ces technologies, que certains voient comme un graal permettant d’échapper au monopole des Banques centrales, n’est ainsi peut-être qu’une illusion. Mais dans tous les cas, c’est une activité dévoreuse d’énergie et de temps de calcul, bien plus coûteuse que la création monétaire traditionnelle.

PS : Ma dernière chronique regrettait l’absence d’évaluation bénéfice – coût de la réduction de vitesse sur les routes. Mea culpa : le Commissariat général au développement durable (CGDD) venait de produire une telle étude, disponible ici.

On peut regretter que la communication du gouvernement ne s’appuie pas sur cette étude, pourtant très complète.

(1) Marcel Thum, «The Economist Cost of Bitcoin Mining»,» Special Report, CESifo Forum, mars 2018.

Pierre-Yves Geoffard
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