Note : cet article est une mise Ă jour dâune tribune parue le 7 mai 2018 sur le site Telos sous le titre âLa dimension Frankenstein du risque politique italienâ.
Trois mois aprĂšs les Ă©lections lĂ©gislatives italiennes du 4 mars, et aprĂšs de multiples rebondissements, le PrĂ©sident Mattarella a donnĂ© son aval Ă un cabinet conduit par Giuseppe Conte. Ce dernier nâa aucun poids politique, et câest bien pour celĂ que les vainqueurs des Ă©lections, le mouvement Cinque Stelle (M5*) et la Lega (ex Ligue du Nord) lâont choisi, lui imposant la prĂ©sence dans son Ă©quipe des dirigeants de chaque parti, Matteo Salvini de la Lega Ă lâintĂ©rieur, et Luigi di Maio Ă lâĂ©conomie et aux affaires sociales. Ravalant pour lâinstant leurs positions eurosceptiques, les deux partis âanti-Ă©tablissementâ nâont pu imposer au PrĂ©sident de la RĂ©publique un ministre des finances ouvertement anti-euro, et ont amendĂ© leur plateforme gouvernementale qui, Ă lâorigine, constituait une dĂ©claration ouverte des hostilitĂ©s vis-Ă -vis de lâAllemagne et de la Commission EuropĂ©enne. Le spread Bund-BTP, qui avait atteint 300 points de base le 31 mai, sâest rĂ©duit de 30pb depuis.
Le risque italien est clairement de retour, mais il nâest pas tant celui dâune dette explosive et dâun scĂ©nario Ă la grecque, que celui dâune projection sur la scĂšne europĂ©enne des dissensions internes Ă lâItalie.
Les deux points noirs : la dette publique et le bilan des banques
LâĂ©tat des finances publiques italiennes est bien sĂ»r alarmant. Avec une dette des administrations proche de 135% du PIB et une reprise Ă©conomique encore trĂšs faible, lâEtat italien est Ă la merci de la remontĂ©e des taux dâintĂ©rĂȘt initiĂ©e aux Etats-Unis. ObligĂ© de maintenir un excĂ©dent primaire de 2% du PIB pour compenser la charge dâintĂ©rĂȘt, il reste vulnĂ©rable Ă une perte de confiance des marchĂ©s en la bienveillance des partenaires de lâItalie, comme ce fut le cas en 2011. De plus, les annĂ©es de stagnation qui suivirent la crise âen 2017, le PIB par habitant de lâItalie Ă©tait encore 8,4% au-dessous de son niveau de 2007â ont fragilisĂ© le secteur bancaire italien, au moment mĂȘme oĂč sa contribution au financement de la reprise est cruciale.
Fin 2017, les crĂ©ances douteuses reprĂ©sentaient 11,1% de lâencours de prĂȘts bancaires italiens, contre 4% en moyenne dans lâUnion EuropĂ©enne, selon lâAutoritĂ© Bancaire EuropĂ©enne. A lâexception des plus grandes, pratiquement toutes les banques italiennes ont un ratio Texas (crĂ©ances douteuses rapportĂ©es aux capitaux propres tangibles) supĂ©rieur Ă 100%, signe dâextrĂȘme faiblesse. Le cas le plus inquiĂ©tant est celui de Banco Popolare, fusion de trois banques coopĂ©ratives en dĂ©tresse orchestrĂ©e par lâEtat, et qui exhibe un ratio Texas supĂ©rieur Ă 200%. Si la procĂ©dure de âbail-inâ (mise Ă contribution des actionnaires, crĂ©anciers et dĂ©posants) prĂ©vue par les accords signĂ©s par lâItalie Ă©tait appliquĂ©e Ă grande Ă©chelle pour assainir les bilans bancaires, une nouvelle crise Ă©conomique et politique sâensuivrait Ă coup sĂ»r. Il faudra bien quâun jour ou lâautre, lâEtat italien cantonne les crĂ©ances douteuses et recapitalise les banques, de façon Ă ce que le crĂ©dit recommence Ă irriguer lâĂ©conomie. Et câest prĂ©cisĂ©ment lĂ que le niveau dâendettement public rend lâĂ©quation pratiquement impossible, du moins sous la contrainte du Pacte de StabilitĂ©.
Surprise ⊠lâItalie nâest pas endettĂ©e !
Et pourtant, Ă y regarder de plus prĂšs, lâendettement nâest pas vraiment le problĂšme de lâItalie. En effet, si le secteur public est fortement endettĂ©, le secteur privĂ©, mĂ©nages et entreprises confondus, lâest trĂšs peu, trop peu mĂȘme pourrait-on dire. Selon les donnĂ©es de la Banque des RĂšglements Internationaux, le taux dâendettement du secteur privĂ© non bancaire sâĂ©levait fin 2017 Ă 113% du PIB, en baisse de prĂšs de 20 points depuis le pic de 2009. Par comparaison, la dette privĂ©e en France a atteint 192% du PIB lâan dernier, en hausse de 30 points depuis 2009. Au sein de la zone euro, seule lâAllemagne exhibe une dette privĂ©e lĂ©gĂšrement plus faible que celle de lâItalie, Ă 107% du PIB. Et si lâon agrĂšge public et privĂ©, lâendettement italien est infĂ©rieur dâun point Ă celui de la moyenne de la zone euro, Ă 247% du PIB, contre 290% pour la France. Enfin, lâItalie a une position dâinvestissement pratiquement Ă©quilibrĂ©e vis-Ă -vis du reste du monde, avec un solde dĂ©biteur de 6,7% du PIB. A cet Ă©gard, la situation de lâItalie sâest bien amĂ©liorĂ©e au cours des cinq derniĂšres annĂ©es grĂące Ă une balance des paiements courants excĂ©dentaire, alors quâelle se dĂ©tĂ©riorait pour la France, dont la position dâinvestissement est dĂ©bitrice Ă hauteur de 20% du PIB, sans parler de lâEspagne, dans le rouge pour 81% du PIB.
Une affaire intĂ©rieure âŠ
Si lâItalie est si peu endettĂ©e vis Ă vis de lâĂ©tranger, câest que lâendettement public y est avant tout une affaire intĂ©rieure. LâĂ©pargne des Italiens, principalement dĂ©posĂ©e dans leurs banques, finance les dĂ©ficits publics du pays â18% des actifs des banques italiennes sont des obligations du TrĂ©sor italien contre environ 5% dans le cas français (*). On est en partie revenu Ă la situation qui prĂ©valait avant lâeuro, lorsque le haut rendement des obligations italiennes, contrepartie du risque de dĂ©valuation, en faisait lâactif de choix des Ă©pargnants, selon une sorte de contrat social implicite oĂč lâon prĂ©fĂ©rait prĂȘter Ă lâEtat que payer des impĂŽts. Paradoxalement, les Ă©pargnants italiens bĂ©nĂ©ficieraient dâune crise de confiance, puisque celle-ci augmenterait le rendement de leur Ă©pargne. Vu sous un autre angle, lui aussi purement domestique, le Sud de lâItalie, oĂč M5* est devenu majoritaire, gĂ©nĂšre les dĂ©ficits publics, tandis que le Nord, bastion de la Ligue (ancienne âLigue du Nordâ), les finance, par lâimpĂŽt, et, surtout, par lâĂ©pargne.
⊠que les partis populistes sont tentĂ©s dâexternaliser
Faut-il en dĂ©duire que les difficultĂ©s italiennes resteront purement domestiques, sans consĂ©quences pour la zone euro ? Malheureusement non. Il est relativement facile de transfĂ©rer de la dette privĂ©e vers la dette publique, ce qui se produit implicitement lors de graves rĂ©cessions par le jeu des stabilisateurs automatiques, ou explicitement par reprise de crĂ©ances dans les cas de restructuration bancaire Ă lâimage de la SuĂšde en 1992. Mais lâinverse ne lâest Ă©videmment pas, comme on peut sâen convaincre en tentant dâimaginer une forte hausse des impĂŽts, sur les biens immobiliers par exemple, que les contribuables seraient invitĂ©s Ă financer par endettement…
DâoĂč la tentation dâexternaliser le problĂšme en sâaffranchissant des rĂšgles de lâUnion EuropĂ©enne comme celle du âbail-inâ et de fonctionnement de la zone euro. Ainsi, la coalition entre la Ligue et le M5*, surnommĂ©e âFrankensteinâ dans les mĂ©dias italiens, pourrait dĂ©cider de renflouer les banques en difficultĂ© sans la contrepartie politique des restructurations qui garantirait lâassainissement du systĂšme bancaire. Ni la Banque Centrale EuropĂ©enne, ni la Commission ne pourraient fermer les yeux. Mais que pourraient-ils vraiment faire ? Punir lâItalie, qui a encore plus souffert que la GrĂšce de la crise de la zone euro ? Le risque politique serait tel quâune coalition italienne pourrait faire le pari â Ă tort ou Ă raison â quâau-delĂ des gesticulations, on se hĂąterait de ne rien faire Ă Bruxelles ou Berlin.
Lâillusion dâune âmonnaie fiscaleâ
Pis encore, lâidĂ©e dâune quasi-monnaie parallĂšle pourrait ressurgir. Elle avait les faveurs aussi bien de la Ligue que de M5*, pour âlibĂ©rer lâItalie des chaĂźnes allemandes de lâaustĂ©ritĂ©â, selon les termes de leur doxa commune. LâidĂ©e fut lancĂ©e en mars 2015 par un groupe dâĂ©conomistes emmenĂ©s par Biagio Bossone, ancien officiel de la Banque dâItalie et conseiller du FMI, avec un titre sensationnel : « Une monnaie fiscale gratuite : comment sortir de lâaustĂ©ritĂ© sans casser lâeuro » (**). Il sâagirait de stimuler la demande intĂ©rieure en distribuant aux Italiens, individus et entreprises, une quasi-monnaie Ă©mise par lâEtat sous forme de crĂ©dits dâimpĂŽts. Le tour de passe-passe est politiquement plus astucieux quâune sortie brutale de lâeuro, et ses inventeurs prĂ©tendent mĂȘme quâil respecterait les rĂšgles de fonctionnement de la zone euro. Si le statut fiscal de ces crĂ©dits dâimpĂŽts hypothĂ©tiques relĂšve dâune dĂ©cision des autoritĂ©s statistiques de comptabilitĂ© nationale, la rĂ©alitĂ© Ă©conomique de la proposition Bossone est limpide : renoncer Ă des collectes dâimpĂŽts futurs rĂ©duit les actifs futurs de lâEtat, et revient donc Ă augmenter sa dette nette. Il ne sâagirait ni plus ni moins que de sâaffranchir du Pacte de StabilitĂ©.
Durant la nĂ©gociation en vue de leur participation Ă un cabinet, la Ligue comme M5* ont mis lâidĂ©e dâune quasi-monnaie parallĂšle sous le boisseau. Mais, en cas de difficultĂ©s Ă mettre en Ćuvre sa plateforme, la coalition Frankenstein pourrait la voir comme une baguette magique, fournissant Ă la Ligue la baisse dâimpĂŽts que son Ă©lectorat du Nord rĂ©clame, et au M5* la distribution par lâEtat dâargent âgratuitâ dont rĂȘve son Ă©lectorat du Sud. La coalition pourrait mĂȘme se contenter de menacer de recourir Ă cette quasi-monnaie pour montrer sa fermetĂ© avant dâĂ©ventuelles nĂ©gociations avec la Commission et les autres pays de la zone euro.
De tels scĂ©narios ont peu de chance de se produire si la reprise Ă©conomique en Europe se poursuit, et si la BCE continue Ă soutenir les obligations italiennes par sa politique dâachat de titres. Mais rien nâest sĂ»r de ce point de vue, comme le ralentissement de la croissance en dĂ©but dâannĂ©e et les intenses dĂ©bats au sein du Conseil de la BCE sur son programme dâachat le montrent. Le risque italien, auquel les marchĂ©s ne se sont Ă©veillĂ© que tardivement, nâa pas disparu pour autant.
(*) Voir âThe regulatory treatment of sovereign exposuresâ, Basel Committee on Banking Supervision Discussion paper, 9 March 2018.
(**) Free fiscal money: exiting austerity without breaking up the euro, by Biagio Bossone, Marco Cattaneo, Luciano Gallino, Enrico Grazzini, Stefano Sylos Labini. Voir Ă©galement âFiscal money as a solution to Italian eurowoesâ, par les mĂȘmes auteurs dans Telos le 23 mai, ainsi que ma rĂ©ponse âFiscal money is an illusion, not a solutionâ
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