Les principales économies européennes connaissent depuis la crise des subprimes une baisse ininterrompue des taux d’intérêt. Ils ont atteint, au cours des cinq dernières années, des niveaux qu’ils n’avaient jamais connus jusqu’alors, inférieurs au taux zéro. Un tel scénario n’avait pas été envisagé par la réglementation post-crise des institutions et des marchés financiers. Ces taux d’intérêts, s’ils sont à court terme bénéfiques pour le financement des activités marchandes et industrielles, posent en revanche des défis inédits non seulement aux fonds d’investissement, aux banques et aux assureurs mais également  aux autorités de contrôle des institutions financières chargées de veiller à la préservation de la stabilité du système financier et, tout particulièrement depuis la crise, à la protection des consommateurs et des épargnants.

S’agissant du marché français, c’est l’ACPR, Autorité de contrôle des banques et des assurances, qui est investie de cette mission. L’Autorité a par conséquent engagé d’importants travaux afin d’analyser les conséquences de cette exceptionnelle baisse des taux sur le fonctionnement et la pérennité du modèle économique des acteurs de la banque et de l’assurance. A cet égard, le cas de l’assurance est particulièrement intéressant dans la mesure où, par un hasard du calendrier, ces travaux ont été conduits alors qu’entrait en vigueur la plus grande réforme « prudentielle » des trois dernières décennies. Cette réforme a instauré, avec la directive européenne Solvabilité 2, le cadre réglementaire entièrement renouvelé auquel les assureurs sont désormais soumis. Celui-ci met l’accent sur la gestion des risques et la qualité de la gouvernance et introduit concomitamment de nouveaux modèles de calcul des exigences de fonds propres.

Afin de bien appréhender les effets d’une baisse des taux sur ce secteur économique, il convient de rappeler que, de manière générale, l’assurance est une activité dont la caractéristique essentielle est d’être  sensible, en assurance vie mais aussi en assurance dommages, au niveau des taux d’intérêt. En effet, son fonctionnement obéit à un cycle de production inversé : les cotisations sont payées avant que le service, les indemnités de sinistre ou les prestations, ne soient rendus. La question du niveau des taux est ainsi d’autant plus cruciale pour l’équilibre économique de l’activité d’assurance que le décalage temporel est important. L’assurance vie épargne, l’assurance retraite et l’assurance en cas de dépendance comptent par conséquent parmi les branches d’assurance les plus touchées par une baisse importante et durable des taux.

Le traitement de ce sujet est toutefois loin de se limiter à ces considérations générales. La bonne compréhension des impacts de l’évolution des taux sur un assureur exige en effet de prendre en compte de nombreux autres facteurs et des mécanismes complexes liés à la fiscalité, au droit des contrats, et bien sûr aux règles comptables et prudentielles. La prise en compte de ces facteurs et mécanismes a nécessité des travaux de collecte et d’analyse de données portant tant sur l’actif que sur le passif du bilan des assureurs. Ont notamment été examinées à l’actif la nature et la composition des placements et au passif les caractéristiques des engagements pris vis-à-vis des assurés.

Au terme de ces réflexions, il apparaît qu’une période de baisse des taux ne réduit pas seulement la marge des entreprises mais accroît sensiblement leur niveau de risque. Cet effet sur les risques de l’activité d’assurance n’a aucun rapport avec les vieilles antiennes prudentielles sur le caractère procyclique de la valorisation des actifs en juste valeur (« fair value ») mais tient essentiellement à certaines spécificités de la réglementation et de la situation du marché français de l’assurance-vie.

En ce qui concerne le marché, il convient de rappeler qu’il s’est développé depuis la fin des années 90 autour d’un produit phare : le contrat d’assurance vie en euros. En combinant des facultés de rachat à tout moment et la garantie des sommes versées, il s’est imposé comme un produit substituable à la plupart des produits d’épargne financière (livret A, PEL, livrets d’épargne bancaire, Comptes à terme, etc.). Son succès est à l’origine du développement extrêmement rapide de la bancassurance et explique le poids du secteur français de l’assurance vie qui est de loin le plus important d’Europe continentale (plus  de 1 600 MdEur d’encours, soit 42% du patrimoine financier des ménages). Il a aussi conduit les assureurs et les bancassureurs à promouvoir leurs produits d’assurance-vie par des jeux d’annonces annuelles de taux garantis et de surenchère sur la rémunération de l’épargne investie. Ainsi, sous l’effet de cette pression concurrentielle, les assureurs ont été incités, au cours des premières années de baisse des taux, à offrir une rémunération attractive de leurs contrats en puisant dans les coupons élevés de leurs plus anciens titres obligataires ou dans leurs provisions et réserves, alors même que les nouvelles cotisations sont de facto réinvesties dans des titres ayant des rendements inférieurs. Les encours des sociétés d’assurance prennent ainsi la forme d’une pyramide inversée au sein de laquelle un transfert de richesse s’opère des anciens vers les nouveaux cotisants.

Quant à la réglementation des contrats, elle a créé les conditions d’un jeu (à somme non nulle pour les assurés) bien connu des spécialistes de la théorie des jeux : un dilemme du prisonnier géant pour des millions de joueurs. En effet, les règles de fonctionnement des contrats s’appuient sur une comptabilisation des actifs et passifs indépendante des fluctuations des marchés de taux ou de capitaux. Les cotisations versées sont inscrites pour leur montant (diminué d’éventuels frais d’entrée) dans un compte de provisions qui n’évolue que par l’effet des cotisations et des prestations versées ainsi que des garanties de taux et des rémunérations complémentaires prévues au contrat ou accordées par l’assureur (par ailleurs soumis à une obligation de distribuer aux assurés une part minimale de ses bénéfices techniques et financiers). Le rachat du contrat, possible à tout moment, s’effectue alors à une valeur égale à la provision individuelle, c’est-à-dire sans considération des fluctuations de prix des actifs de l’assureur couvrant les provisions. Ainsi, en période de fortes plus-values latentes des placements, les cotisations d’assurance-vie permettent aux assurés d’acquérir, sans surprime spécifique liée à ces plus-values, des droits différés sur cette richesse latente. Ces cotisations bénéficient ainsi, par les effets de ce mécanisme comptable et réglementaire, d’une rémunération supérieure à un investissement direct sur les marchés au même niveau de risque, et ont un effet de dilution des plus-values latentes de l’actif.

Lorsque le niveau des taux remonte et que l’assureur constate des moins-values latentes, les premiers assurés qui rachètent leur contrat captent la richesse résiduelle du portefeuille et incitent les autres assurés à les imiter (phénomène « d’insurance run »). Les assurés sont ainsi pris dans un jeu dont la seule issue collectivement favorable est la coopération. C’est précisément dans ce type de configuration de marché où les comportements individuels peuvent conduire à une ruine collective évitable, que l’intervention de l’Autorité de marché ou plus largement des Pouvoirs publics est indispensable et que leurs pouvoirs prennent tout leur sens. Jusqu’à fin 2016, les seules véritables protections des assureurs contre ces comportements tenaient à deux facteurs exogènes : l’asymétrie d’information dont bénéficie l’assureur en assurance-vie et la viscosité de marché liée aux coûts de sortie prévus dans le régime fiscal de ces contrats. Une viscosité qui disparaît cependant lorsque les contrats ont atteint la maturité fiscale de 8 ans (Ce sera même avant cette échéance avec l’instauration prochaine d’une « flat tax » indépendante de la durée de détention. Elle s’appliquera aux produits des nouveaux versements des assurés dont l’encours d’assurance vie est supérieur à 150000 euros).

C’est pourquoi, même si le risque d’un « insurance run » apparaît plus limité que celui d’un « bank run », il est apparu nécessaire de renforcer les pouvoirs d’intervention des autorités publiques. La solution la plus naturelle consistait à adopter un mécanisme de décote reflétant le coût de l’externalité négative créée par le comportement de rachat en situation de marché défavorable. Mais son calibrage et sa mise en œuvre opérationnelle apparaissaient complexes. Le législateur a donc opté, dans le cadre de la loi « Sapin 2 », pour une solution plus radicale mais plus simple à appliquer : elle consiste à donner au Haut Conseil de Stabilité Financière (HCSF), qui est chargé de la supervision macro-prudentielle, le pouvoir de suspendre temporairement les rachats au cas où surviendrait une crise financière aigüe susceptible de menacer la solvabilité des assureurs.

De son côté l’ACPR, qui est chargée de la surveillance micro-prudentielle, peut intervenir auprès de chacun des assureurs pris individuellement et leur demander, en fonction de leur degré de vulnérabilité, de prendre les décisions de gestion adaptées à leur situation particulière. Les interventions de l’Autorité s’appuient sur les instruments que la directive « Solvabilité 2 » met à sa disposition. C’est ainsi qu’elle a demandé à l’ensemble des entreprises d’assurance d’intégrer dans l’analyse de leurs risques (dans le cadre du processus ORSA) différents scénarios de prolongation ou de sortie de la période de taux bas et de soumettre cette analyse à leur conseil d’administration ainsi qu’au superviseur. Cela a conduit chacun des assureurs à tenir compte, dans la gestion de ses risques, de tous les effets d’une situation de taux d’intérêt durablement bas ou au contraire de scénarii de remontée rapide des taux et à adapter en conséquence sa politique commerciale et le contrôle de ses coûts de fonctionnement.

Une autre des conséquences importantes de l’incursion de la courbe des taux dans les valeurs négatives a été la nécessité d’adapter les modèles de projection des prix des actifs « sans risque ». Jusqu’alors, la plupart des modèles utilisés pour calculer les provisions techniques ou le capital de solvabilité ne comportaient aucun scénario de taux négatifs. L’ACPR a donc invité les entreprises concernées à engager rapidement les travaux visant à envisager de tels scénarii et à en calibrer les paramètres.

Au-delà des effets de ces révisions sur les calculs réglementaires, les assureurs devront aussi s’interroger sur leur modèle économique au regard de la baisse des marges et de l’accroissement des risques, notamment en assurance-vie. Dans un contexte marqué par l’émergence des nouvelles technologies et des nouvelles formes d’assurance dans ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les « insurtech », l’assurance française est face à un nouveau défi. Celui de réinventer son métier. La période de taux bas est ainsi à la fois un redoutable challenge et l’occasion pour les assureurs de repenser leur modèle économique et de l’adapter à un environnement financier qu’ils n’avaient jamais connu.

Bernard Delas
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