Nous avions publié il y a déjà 7 ans, dans le numéro 38 de Variances, le portrait d’un alumni au parcours atypique devenu artiste multimédia. Il nous a paru intéressant de mettre en ligne cet entretien, qui ne nous semble pas avoir perdu de son actualité.
Eric Michel, puisque c’est de lui qu’il s’agit, y répondait à nos questions sur son expérience à l’école, son parcours, ses expériences, ses choix de vie qui l’ont mené d’une première carrière dans la finance internationale vers une trajectoire dans l’art contemporain en tant qu’artiste multimédia spécialisé dans la lumière.
A l’époque, Eric était en train de déployer son œuvre pérenne « Les Moulins de Lumière », visible désormais tous les soirs sur le site des Grands Moulins de Pantin. Ces dernières années, il a également réalisé de nombreuses installations lumineuses en dialogue avec l’architecture, notamment pour le siège d’Iliad (Free), le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain (MAMAC) de Nice, Les Cures Marines de Trouville…
En 2015, le Comité National de « 2015 Année Internationale de la Lumière » lui a confié une mission de conseiller artistique et culturel, et le CNRS lui a confié la création de l’œuvre monumentale « Platonium » pour la fête des Lumières de Lyon. Cette œuvre « arts & sciences » a été couronnée par le « prix Recylum des lumières durables » et sillonne depuis le monde : Bruxelles en février dernier à l’occasion du festival Bright Brussels, et Quito en août prochain pour la Fiesta de la Luz…
Eric a renforcé depuis son engagement pour la transversalité entre l’art, la recherche et l’innovation, en créant notamment un projet « arts & sciences » au sein de l’Institut d’Optique Graduate School qu’il anime depuis maintenant 3 ans. Il donne régulièrement des conférences et des masters classes en écoles de commerce, écoles d’ingénieurs et écoles d’architecture, sur des thèmes liés à l’innovation, l’art, la perception, la lumière…
Il est également conseiller artistique du bateau « Energy Observer », le « Solar Impulse des mers » qui vient d’être mis à l’eau à Saint Malo et sera présenté à Paris début juillet.
Une des ses créations (photo) sera présentée en « focus » de la foire d’art contemporain YIA – Young International Artists – à Bâle du 13 au 18 juin prochain.
contatc@ericmichel.net / www.ericmichel.net
Eric Michel, un parcours original et brillant qui depuis l’enfance conjugue rationnel et artistique, mathématiques et musique, finance et peinture pour être aujourd’hui devenu un artiste multimédia, riche de son identité multiple.
Variances – Eric, ce que tu vis aujourd’hui puise ses racines dans une enfance déjà duelle.
Eric Michel – Effectivement, mes parents m’ont inscrit très jeune dans une Ecole d’Art Martenot où j’ai suivi des cours d’éveil musical et d’arts plastiques, en parallèle à mon cursus scolaire traditionnel. Cela a déclenché un attrait irrésistible pour le domaine artistique, de l’ordre d’une nécessité intérieure qui ne m’a jamais quitté. En marge de mes études, j’ai continué dans un premier temps mon cheminement dans la musique – le piano -, puis le jazz et le rock. En classes préparatoires au lycée Louis le Grand, j’ai réussi à obtenir un piano pour les internes, et j’ai fait de même à mon arrivée à l’ENSAE. Nous avons même formé un groupe de rock qui répétait dans le bureau des élèves et se produisait lors des fêtes de l’école… !
V.- Tu choisis l’ENSAE de préférence à d’autres écoles, pourquoi ? Que t’ont apporté tes années d’études ?
E.M. – En classes préparatoires, j’étais très proche des littéraires, grâce à un ami qui était venu avec moi du lycée Montmajour d’Arles… un petit cercle s’est créé, qui m’a sensibilisé à la philosophie, aux sciences sociales, et a renforcé mon intérêt pour l’art, en contrepoint de ma passion pour les mathématiques.
J’avais par ailleurs un intérêt très marqué pour l’international. Je souhaitais donc privilégier les écoles généralistes, et l’ENSAE était l’une des rares écoles à rassembler la plupart de mes domaines de prédilection. Mais au final, il ne faut pas se le cacher, ce sont les concours qui tranchent. On a beau avoir des objectifs, se préparer, les concours restent encore une grande loterie qui brasse les talents de manière parfois chaotique. Je considère que j’ai eu de la chance. D’autant plus que l’ENSAE m’a permis de rencontrer Valérie, ma femme et de me forger des amitiés durables.
Je n’ai pas non plus été déçu par l’ouverture vers l’international puisqu’en première année, grâce à mon père, j’ai pu faire un stage à Chicago sur les options. Et en seconde année, à l’initiative d’Alain Trognon et Jacques Mistral, un voyage d’étude au Japon a été organisé. Les élèves étaient sélectionnés sur des mémoires de motivation et nous avons rassemblé nos énergies pour trouver le financement de ce voyage. Cette aventure a été déterminante puisque j’ai passé sept ans de ma vie dans ce pays…
Du point de vue de la formation, j’ai apprécié le bon équilibre entre mathématiques et économie qui m’a fourni des fondations solides pour mon expérience en entreprise, mais je garde également en tête ce grain de folie qui régnait parfois autour de la Kfêt, l’énergie de la Junior Entreprise, sans oublier le club photo et les soirées… Je trouve que l’école a su tisser un lien spécial avec les Anciens. J’ai été amené à y revenir pour animer un groupe de travail sur les options, et dès que cela m’a été possible j’ai hébergé des stagiaires et embauché de jeunes diplômés. Certains anciens ENSAE sont devenus des amis proches qui m’ont soutenu dans les différentes périodes de ma vie. C’est donc avec plaisir que je réponds aujourd’hui à l’invitation de Variances et j’en profite pour saluer amicalement ceux qui liront ces lignes.
V. – A la sortie de l’école, au lieu de te lancer dans la musique avec ton groupe de rock, tu choisis une carrière de financier international que tu mènes brillamment pendant 17 ans.
E.M. – C’est vrai que j’ai songé sérieusement à me lancer dans le rock ! Notre groupe avait un début de succès et nous avions gagné un concours qui nous avait permis d’enregistrer quelques titres dans un studio renommé. Malheureusement, l’échéance du service militaire est arrivée et il a fallu prendre des décisions. Le batteur est parti en coopération aux USA et moi au Japon. Le groupe s’est dissous, reformé pour quelques occasions, a essaimé…l’histoire n’est peut-être pas finie…
Toujours est-il qu’au Japon commence effectivement pour moi une carrière dans la finance, initialement au Crédit Agricole centrée sur la modélisation, les options, la gestion d’actifs, et qui s’est poursuivie chez State Street dans la gestion quantitative. Au fil des années, je suis resté très impliqué dans la recherche, mais mes fonctions se sont tournées peu à peu vers le management. En 1998 je suis reparti au Japon pour prendre la direction de State Street Global Advisors Japan et j’ai eu la chance de pouvoir participer de près à la refonte du système japonais des retraites, une réforme d’une ampleur comparable à celles de l’ère Meiji.
Cette période d’épanouissement professionnel a été décisive pour moi à bien des égards puisqu’elle m’a également permis de redonner un élan particulier à mon activité artistique. A mon retour en France, j’ai continué un temps ma carrière en tant que membre de la direction de State Street Global Advisors Europe jusqu’en 2003, mais ma passion pour l’art avait alors définitivement pris le pas sur mon intérêt pour la finance…
V. – Pendant toutes ces années de vie professionnelle intense et passionnante, tu continues à peindre et à faire de la musique. C’est une forme d’expression identitaire qui t’est nécessaire au même titre que ton activité professionnelle te permet de satisfaire ta curiosité intellectuelle.
E.M. – C’est certainement mon côté Gémeaux, ma double personnalité ! … Sérieusement, j’ai toujours cru à la recherche d’un équilibre entre les différentes facettes de mon développement personnel. Curieux de nature, j’ai toujours refusé de sacrifier l’une ou l’autre de mes activités privilégiées : la recherche, sous toutes ses formes, et la création. Mon identité s’est construite dans la relation dynamique qui anime ces deux pôles.
Pour comprendre mon parcours personnel, il ne faut pas chercher à séparer ma vie professionnelle dans la finance de ma vie d’artiste actuelle. L’évolution s’est faite par phases, et les moteurs intellectuels à l’œuvre dans la modélisation quantitative et le management ne sont pas forcément si éloignés de ceux déployés dans la création artistique. En revanche, celle-ci se situe clairement à un niveau de sensibilité très différent.
Pendant de nombreuses années, j’ai pu mener les deux de front ; cela m’a demandé un peu d’organisation et une certaine capacité de dé- doublement. Dès que je sortais du travail, je retrouvais mon studio de musique qui me servait également d’atelier, souvent la nuit. Cet espace de liberté indispensable m’a permis de mûrir mes projets artistiques, pendant que je me construisais une sécurité financière qui m’assure aujourd’hui une liberté d’action appréciable dans ma vie d’artiste.
V. – Un jour, tu oses passer le cap : c’est une évolution naturelle pour toi, même si cela paraît à beaucoup une rupture existentielle.
E.M. – Effectivement, tout ne s’est pas fait en un jour, loin s’en faut. Au départ, il y avait cette prédisposition, qui me faisait dire que l’art n’était pas pour moi un simple passe-temps mais une véritable vocation, un espace d’épanouissement. J’ai parlé très tôt à ma femme, à mes amis proches, de ma volonté de me consacrer un jour à l’art, sans me fixer d’objectifs précis ni dans le temps ni dans la nature de mes activités futures. Je peignais, je faisais de la musique et ça m’allait très bien. Et puis les choses ont pris forme, en trois temps.
En 2000, Valérie m’a montré un article faisant appel à candidature dans un journal japonais, équivalent des Inrockuptibles, pour une exposition intitulée Design Festa. Elle est parvenue à me convaincre que le temps était peut-être venu d’exposer mes œuvres. Mon dossier a été retenu et j’ai mis en place un box multimédia (vidéo, peinture, collages, musique techno) qui a retenu l’attention du public et des média. J’ai gagné un prix m’offrant une exposition en galerie et un passage sur une chaîne câblée. D’autres expositions ont suivi et j’ai pris conscience à ce moment-là que mes œuvres, initialement créées dans une simple démarche personnelle, pouvaient prendre vie aux yeux des autres et gagner ainsi une forme d’autonomie…
En septembre 2001, c’est le tournant. Les Twin Towers s’effondrent emmenant avec elles cinq employés japonais d’une compagnie avec laquelle j’avais monté une joint-venture. Je reste sans nouvelles pendant 24 heures d’un de mes meilleurs amis, camarade de promotion, heureusement sauvé car il était arrivé en retard ce matin-là. Au même moment, notre fils est frappé par une maladie grave qui nous conduit à rentrer en France par le premier avion. Et devant son courage, au rythme des chimiothérapies, je prends conscience que le moment est venu de renverser mes priorités et de donner une place centrale à l’art.
En 2003, je reçois dans la nuit un appel d’un ami sculpteur japonais qui m’annonce que je suis sé- lectionné pour participer à la biennale de Kawasaki. Si je dois donner une date charnière dans ma vie, ce serait probablement celle-là, d’autant plus qu’elle correspond à l’arrêt de ma carrière dans la finance. Il m’est arrivé d’agir ponctuellement en tant que conseiller, par exemple pour Axa au Japon de 2005 à 2009 ou pour Veuve Clicquot de 2007 à 2009, mais je peux dire que depuis 2003, ma vie est désormais consacrée à l’art.
V. – Depuis 2003, tu donnes la priorité à ta vie artistique.
E.M. – Après la biennale de Kawasaki, j’ai pu obtenir quelques expositions et j’en ai profité pour découvrir le monde de l’art et ses rouages, aussi bien en France qu’à l’étranger. Il m’a fallu deux ou trois ans pour constituer un réseau de galeries qui me représentent maintenant en France, à Londres, New York, Genève, Rome… Mais le plus difficile aura été de franchir le seuil des musées, véritables institutions assez peu ouvertes aux artistes n’ayant pas fréquenté les bancs des écoles de Beaux-Arts. C’est désormais chose faite avec une première vidéo réalisée à l’occasion des JO de Pékin et présentée au MOCA de Shanghai, une première rétrospective au Musée d’Histoire et d’Art de Villeneuve-Loubet en 2008, et une installation l’an dernier au MAMAC, le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice. L’entrée dans un musée n’est pas une fin en soi, bien sûr, mais elle offre une visibilité, une forme de crédibilité qui permet de passer à une autre échelle. Ainsi, je travaille depuis juillet 2009 sur un projet de mise en valeur du site des Grands Moulins de Pantin à travers une installation lumineuse d’envergure, et je tiens ici à remercier Florence, une amie de l’ENSAE qui m’a pré- senté aux différents acteurs de cette aventure architecturale…
V. – Si tu devais définir ton activité artistique, comment la qualifierais-tu ?
E.M. – Je dirais que je suis un artiste multimédia, au sens strict du terme. A l’instar de ma formation pluridisciplinaire, ma palette inclut les média traditionnels (peinture, sculpture…) tout aussi bien que la photographie, la vidéo, la musique (samples, compositions). Ce qui guide mon choix est la direction de mon travail, essentiellement centré aujourd’hui sur la lumière et la dualité maté- riel/immatériel. La lumière est un vecteur idéal pour explorer cette frontière en raison de la dualité corpusculaire/ondulatoire du photon. Même si mon travail est souvent apparenté au courant minimaliste et aux recherches de Dan Flavin, je me sens plus proche d’Yves Klein et James Turrell par leur sensibilité, précisément à la frontière entre matériel et immatériel. La lumière est cette double peau qui unit les deux facettes d’un même monde, comme un passage – le Miroir d’Alice. Mes Portes de Lumière sont en quelque sorte une invitation au voyage…
V. – Tu insistes sur le lien qui te guide entre recherche, sous toutes ses formes, et création.
E.M. – Dans le processus de création, ce qui m’importe c’est la recherche de résonance, de vibration, de sensibilité pure qui peut émaner à tout moment de n’importe quel médium, ou de l’interaction entre plusieurs média. Ce phé- nomène est particulièrement palpable dans mes œuvres d’immersion, qui plongent le spectateur dans un univers fluorescent hypnotique, telles que celles réalisées pour Nuit Blanche à Paris en 2006, à La Sapienza à Rome, ou plus récemment aux Archives Yves Klein à Montparnasse. Mes installations se présentent souvent sous forme de modules, à géométries variables en fonction du site, que ce soit un musée, une chapelle, ou le domicile d’un collectionneur…
Pour finir, j’aimerais parler de mon cheminement actuel qui se rapproche de l’épistémologie. Pour pénétrer plus avant dans le mystère du monde et de sa représentation, je me suis replongé d’un côté dans la sémantique générale d’Alfred Korzybski (« La carte n’est pas le territoire ») et de l’autre dans les fondements de la mécanique quantique (notamment « Le Tao de la Physique » de Fritjof Capra). Cela m’a conduit à me rapprocher du pôle Minatec de Grenoble et des chercheurs en optique quantique et bioluminescence, un retour vers la recherche fondamentale sur la lumière qui me conduira, je l’espère, vers de nouvelles créations…
V. – Pour conclure, as-tu envie d’adresser aux étudiants futurs diplômés de l’ENSAE un message particulier que t’inspire la manière très originale dont ta vie s’est déroulée depuis ta sortie de l’école ?
E.M. – Je leur dirais qu’il est important de ne pas trop chercher à planifier sa vie, de toujours se ménager un espace d’épanouissement personnel, et surtout de savoir suivre le chemin du cœur.
Interview réalisée par Catherine Grandcoing
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