Pierre Rondeau est l’auteur de « Pourquoi les Tirs au But devraient être tirés avant la Prolongation » (Le Bord de l’Eau, 2017)


En 1957, lorsque les tirs au but furent créés, en Espagne, lors du tournoi amical de Ramon de Carranza, l’idée de départ était de favoriser l’esprit sportif et d’éviter que la victoire (ou l’échec) soit déterminé par le hasard. En effet, jusque-là, le résultat de la rencontre sans victoire était décidé à pile ou face. Les deux capitaines, accompagnés de l’arbitre, partaient s’enfermer dans le vestiaire et décidaient du sort du match en lançant une pièce de monnaie. L’équiprobabilité était garantie mais le spectacle et l’intensité du sport oubliés. Rappelons que l’Olympique Lyonnais, vainqueur de la Coupe de France 1967, n’a dû sa présence en finale qu’après avoir « battu » en demi-finale l’A.S. Angoulême par tirage au sort après le troisième match nul entre les deux équipes.

L’organe officiel des règles de la FIFA, le Board, décida, en 1970, de généraliser la séance de tirs au but, cinq face-à-face à l’issue indécise, afin d’améliorer l’incertitude et la dynamique, de « redonner ses lettres de Noblesse au sport ». Depuis, des centaines de milliers de séances furent jouées à travers le monde et tout le monde s’accorda pour dire que ce changement était une parfaite réussite.

Beaucoup d’observateurs du sport, et du football en particulier, avaient un très mauvais souvenir du pile ou face. Raymond Domenech, l’ancien sélectionneur de l’équipe de France, parlait, par exemple, d’un « affreux sentiment d’injustice, d’une impression d’inégalité et d’une absence totale de reconnaissance de l’esprit sportif ».

Oui : dans le tirage au sort par pile ou face, il s’agissait auparavant d’un parfait « 50/50 » en termes de probabilité, un parfait jeu équiprobable, sans aucune reconnaissance des faits de jeu antérieurs. Tout était remis à égalité, tout le monde pouvait battre tout le monde. Mais le jeu ne prenait pas le dessus, seuls comptaient la chance, le destin et le hasard. On pouvait avoir le meilleur gardien du monde, les meilleurs attaquants du moment et perdre un match dans un vestiaire.

Mais n’était-ce pas pourtant la meilleure conclusion ?

Grâce aux milliers de données disponibles, l’économiste Ignacio Palacios-Huerta, professeur à la London School of Economics et consultant pour l’Athletic Bilbao, s’est « amusé », dans les années 2000, à vérifier si la séance des tirs au but avait conservé le caractère équiprobable de « l’injuste » moment des piles ou faces.

Sa démarche était louable. En tant que passionné de football, il voulait s’assurer de l’éthique des tirs au but, et être certain que, après avoir changé la règle, on avait conservé une égalité de traitement entre les deux équipes. Les conclusions de son étude furent sans appel.

En ayant observé plus de 1000 séances de tirs au but, soit 10 374 penaltys tirés, entre 1970 et 2003, pendant toutes les Coupes du Monde, les Coupes d’Europe, les Copa America, les Coupes d’Afrique des Nations, les Ligues des Champions, les Coupes de l’UEFA et les Coupes nationales des 4 grands championnats Européens (Espagne, Angleterre, Allemagne, Italie), il arriva à la conclusion que les deux équipes n’avaient pas la même probabilité de l’emporter.

Selon ses résultats, l’équipe qui commençait la séance de tirs au but avait 60% de chances de l’emporter contre seulement 40% pour la seconde. Un rapport 60/40 en faveur de la première équipe, déterminé par un pile ou face (encore !) effectué par l’arbitre avant le début de la séance. Autrement dit, pour gagner les tirs au but, il ne fallait pas être seulement être bon, il était également préférable d’avoir remporté le pile ou face initial. Cela permettait, en décidant de commencer la séance, de disposer d’un avantage psychologique sur l’adversaire et de lui imposer la pression du résultat. En commençant, on ouvre le score, on montre la voie et on impose son rythme alors qu’en étant deuxième, on doit suivre le jeu et rattraper les buts. Le stress et la peur sont, dans ce cas, bien plus présents.

Afin d’affiner ses résultats, Palacios-Huerta testa la robustesse de ses résultats avec des outils économétriques, il vérifia dans quelle mesure le 60/40 ne pouvait pas être expliqué par la force de l’équipe, par le fait de jouer à domicile ou à l’extérieur ou encore par le fait d’avoir dominé toute la partie. Il dégagea plusieurs variables exogènes et les bloqua. Conclusion ? Le fait de commencer la séance octroie 75% de chances supplémentaires de remporter la séance, un résultat statistiquement significatif.

La loterie équiprobable du pile ou face a tout simplement été remplacée par une séance des tirs au but inéquitable. Alors que l’objectif était de rétablir l’esprit du jeu et la beauté du sport, on l’avait perverti et amoindri.

Ignacio Palacios-Huerta envoya, dès 2006, son rapport détaillé aux instances dirigeantes du football. Ceux-ci, choqués par le résultat, décidèrent de commanditer une étude alternative, afin de confirmer ou d’infirmer ces conclusions.

Les chercheurs allemands M. G. Kocher, M. V. Lenz et M. Sutter s’attelèrent à cette tâche et analysèrent un échantillon bien plus large de séances de tirs au but. Plutôt que de se focaliser sur les grandes compétitions, comme le fit Palacios-Huerta, les chercheurs augmentèrent leur base de données et allèrent piocher dans les coupes nationales de championnats moins prestigieux : le Luxembourg, l’Ecosse, la Belgique, les Pays-Bas, etc.

Résultat ? L’écart différentiel était remis en cause. Plus de 60/40 mais un 53/47, soit une différence statistiquement non-significative. Pour eux, il n’y avait pas à s’inquiéter, l’équiprobabilité était quasiment respectée dans les tirs au but.

Les économistes Luc Arrondel, Richard Duhautois et Jean-François Laslier, quant à eux, analysèrent spécifiquement le cas français, avec la coupe de la ligue et la coupe de France. Ils en arrivèrent aux mêmes conclusions que leurs collègues allemands, pas d’écart différentiel et un déséquilibre statistiquement peu significatif.

Ils allèrent même plus loin et citèrent le championnat argentin 1988/1989. A cette époque, le pays imposa une règle bien particulière en bannissant les matchs nuls. A la fin de chaque match se terminant sur un score de parité, une séance de tirs au but devait être organisée. Ces moments augmentèrent considérablement, plus de 133 séances furent jouées au cours de toute la saison. Alors qu’un joueur professionnel lambda connaît une séance de tirs au but tous les 3 ou 4 ans en moyenne, les joueurs argentins en connurent une toutes les 3 semaines environ cette saison-là !

Pour Arrondel, Duhautois et Laslier, cet événement permit d’étudier les séances de tir au but pour un groupe de joueurs s’habituant à celles-ci. Ils constatèrent que la répartition des victoires entre l’équipe tirant en premier et la seconde était de 50/50 au bout de la saison. « Pas d’inquiétude, les tirs au but sont équitables ».

Oui, mais la science avance lorsque les théories et les conclusions sont remises en cause. Ignacio Palacios-Huerta s’intéressa aussi au championnat argentin 88/89 et observa les résultats journée après journée. Que constata-t-il ? Un effet d’apprentissage.

Alors que le rapport était de 60/40 au début du championnat, entre la première et la dixième journée, la répétition de l’événement permis aux joueurs de s’adapter à la peur et de contrôler leurs émotions. A la fin de la saison, le rapport était tombé à 50/50.

Pour Palacios-Huerta, l’exemple de cette saison argentine permet de confirmer sa théorie. Il y aurait bien un effet émotionnel. La deuxième équipe a moins de chances de remporter la séance parce qu’elle a « peur ». Elle doit combattre le résultat de la première équipe qui, elle, avance dans le vide, n’a pas la pression du résultat. Seulement, à force de répétitions, les équipes s’adaptent et maîtrisent leurs sentiments. Il y aurait une sorte d’apprentissage émotionnel.

Cette pression, qui pervertit le talent du footballeur, peut aussi expliquer en partie pourquoi l’étude des Allemands Kocher, Lenz et Sutter présentait un rapport 53/47. La pression n’est tout simplement pas la même entre une finale de coupe du monde et un quart de finale de coupe du Luxembourg ! En augmentant la base de données, nous sommes face à ce que les statisticiens appellent « l’erreur dans l’échantillonnage de la base de données ».

Empiler les données sans considérer que certaines sont plus importantes que d’autres pose problème. Mettre sur un même pied d’égalité une compétition majeure, comme la Coupe du Monde ou la Ligue de Champions, et une compétition « mineure », comme la Coupe nationale d’Écosse, pose question. La pression reposant sur les épaules d’un footballeur professionnel payé plusieurs millions d’euros n’est pas la même que celle pesant sur celles d’un footballeur semi-pro, bien moins payé et peu ou pas contraint par les résultats.

L’aspect émotionnel et l’importance du stress sont vraisemblablement dilués dans l’étude de Kocher, Lenz et Sutter. D’ailleurs, la FIFA, connaissant ce débat, a décidé de réfléchir à un changement des règles. Elle rejoint sur ce point l’étude de Palacios-Huerta.

Dès 2017, le Board a en effet acté le début d’une expérimentation en modifiant les règles de passage, sur le modèle du tie-break en tennis. Plutôt que de suivre un ordre simple entre les tireurs des deux équipes A et B, de type ABAB, une séance de tirs au but devrait se jouer sur le mode ABBA. Successivement, la première équipe aurait l’avantage émotionnel puis cela serait le cas de la deuxième équipe : la pression et la contrainte disparaîtraient.

Ignacio Palacios-Huerta, encore lui (on vous a dit que c’était un passionné), a testé cette règle, en reproduisant 200 séances de tirs au but sur l’ordre du tie-break. Conclusion ? Un avantage de 54/46 pour la première équipe (contre 61/39 pour l’ordre ABAB pour le même échantillon). Pour l’économiste espagnol, c’est à la fois un résultat statistiquement significatif par rapport à la base de données et une faiblesse dans l’échantillonnage puisque trop peu de séances ont été réalisées. Mais c’est une avancée majeure. La FIFA, en actant ce changement pourrait atteindre les 50/50 et garantir une parfaite équiprobabilité du jeu, une respectabilité renforcée du « beautiful game ».

Pierre Rondeau
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