Article initialement publié dans Variances n°53 d’octobre 2015, numéro dédié à la Conférence « Individus, données & société connectée » qui s’est tenue le 18 juin 2015 au CNAM.
Lionel Janin (2003) intervenait à la suite du Professeur Droesbeke |
Lionel Janin (2003), Chargé de mission numérique, France Stratégie, Services du Premier ministre
Héritier du Commissariat général au Plan, France Stratégie a quatre missions principales, résumées par les verbes évaluer, anticiper, débattre et proposer. La dimension d’anticipation est illustrée par les travaux de France Stratégie autour de l’avenir d’internet, du big data ou des objets connectés ; ces travaux sont disponibles sur le site internet de France Stratégie.
Les questions numériques possèdent un grand avantage : elles permettent de toucher à tout. Les thèmes de travail s’appellent : numérique et santé, numérique et éducation, etc. Ces questions sont universelles, et il est donc important de se concentrer sur quelques points pour montrer le contenu et les effets de cette transformation numérique, et en particulier ces nouvelles données disponibles et cette nouvelle connexion peuvent intervenir sur un large champ d’activités.
Ce colloque a lieu le 18 juin. Il serait facile d’évoquer un appel du 18 juin, le bicentenaire de Waterloo… ou la situation de la France dans le domaine numérique. Il se trouve que le Premier ministre va présenter ce matin également la stratégie numérique du gouvernement. Le sujet est donc au cœur de l’actualité, et je suis certain que les questions de connexion, d’équilibre entre les opportunités et la prévention des risques seront inscrites dans cette stratégie pour la France.
Le numérique est partout. Hier encore, le journal Le Monde contenait un article détaillé sur la voiture connectée qui fera partie du quotidien en 2025. Ce qui est surprenant, ce ne sont pas tant les projets évoqués, que la vitesse à laquelle se font ces évolutions. Des objets qui, il y a un an ou deux, avaient encore un caractère prospectif, voire futuriste, deviennent des éléments réels, sur le point d’être mis en œuvre, dans un futur relativement proche.
Mon intervention commencera par une première partie traitant, de manière assez générale, de la transformation numérique de l’économie et des organisations. Puis, seront abordés ses trois principaux avantages : son utilisation pour simplifier les services, les possibilités de nouveaux services et le sujet plus innovant encore que sont les systèmes de prédiction.
La transformation numérique de l’économie et des organisations
Le professeur Droesbeke, dans son exposé d’ouverture, est parti du pays de Sumer. Je me contenterai de commencer il y a 25 ans, avec les origines d’Internet au niveau du grand public ; rappelons que le moteur de recherche de Google, qui nous est familier, ne date que de 1998. Nous sommes sur des horizons très courts. Le prouvent les objets nouveaux, comme le smartphone : il n’a pas dix ans et néanmoins son taux de possession n’est certes pas de 100 % mais dépasse 40 % dans un grand nombre de pays. On peut considérer que le 9 janvier 2007 – jour de la présentation de l’iPhone – est la date de naissance d’un nouvel espace d’objets connectés. Il en est le symbole et le précurseur, en tant qu’outil à la fois GPS, connecté au réseau, pouvant prendre des photos, et disposant d’une interface pouvant jouer un rôle quasiment universel. Cet objet mobile va jouer un rôle majeur dans le développement de l’usage du numérique.
Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a de différent dans cet usage numérique par rapport à ce qu’on pouvait observer avant ? Dans les transactions des services numériques, il y a déjà le fait d’avoir des statistiques d’usage en temps réel. C’est une première forme de suivi. Il est donc possible de suivre facilement les modes d’utilisation, contrairement aux objets précédents pour lesquels il était nécessaire de réaliser des enquêtes déclaratives, parfois complexes. Le smartphone permet une remontée immédiate d’informations qui autorisent un diagnostic rapide sur les fonctionnalités qui marchent ou non, et permet ainsi de faire des améliorations en permanence. Les services numériques ont montré que l’on pouvait modifier le système et mettre en place une amélioration numérique permanente.
En outre, nous sommes en mesure de créer une personnalisation, c’est-à-dire que des services au départ uniformes sont adaptés à chacun, puisque chacun dispose d’un terminal et d’une connexion. Et finalement, cet objet devient capable de retracer l’histoire d’un individu, puisqu’il va tracer, conserver, des informations : photos, trajets, échanges, etc. Son possesseur acquiert une forme d’identité numérique qui permet des nouvelles relations contractuelles. Des exemples en sont Uber, Airbnb, et d’autres services de ce type. Finalement, nous interagissons avec des inconnus dont nous connaissons certains historiques, avec un niveau de confiance suffisant, relevés par leurs traces numériques.
Ces champs numériques gravitent autour de deux noyaux centraux.
Le premier est l’individu : on trouve le smartphone, bien sûr, très répandu, et demain des montres, des traqueurs d’activité, des objets connectés. Ces dispositifs numériques sont individuels.
Le deuxième noyau est celui de la ville connectée, autrement appelée la smart city, de l’industrie, des usines, des systèmes de production, des systèmes de transport.
Et c’est au sein de ces deux grands et différents noyaux que se jouent les grands effets que je vous propose de parcourir rapidement.
Un monde hyper-connecté, générateur de big data
Une des évolutions majeures de ces dernières années a été l’arrivée au niveau du grand public du principe de connexion. La transformation numérique n’est pas restée simplement limitée à un certain nombre de personnes gravitant dans les métiers de la communication, métiers naturellement numérisés. Elle a essaimé partout, dans des secteurs qui étaient, auparavant, assez loin de ces sphères numériques, comme l’agriculture.
Abordons ces questions en termes de marketing, cela permet de structurer le propos. Cette concentration numérique est large parce que le nombre d’individus connectés ne cesse de croître. A l’échelle mondiale, on estime à un tiers la proportion d’individus connectés. Bientôt, nous atteindrons six milliards de smartphones et de connexions à Internet.
Quant au nombre d’objets connectés, différents instituts et organismes l’évaluent à cinquante, quatre-vingts, cent milliards d’ici 2020. Cependant, il y a une très grande différence entre un smartphone et des capteurs qui permettent une connexion avec un contenu informationnel. Ces éléments contribueront à court terme à transformer des objets initialement distincts en objets connectés.
Tout ceci va engendrer de gros volumes de data. On a parfois coutume de dire que 90 % des données actuellement disponibles au monde ont été générées au cours des deux dernières années. C’est simplement une autre manière de dire que les volumes de données sont multipliés par trois chaque année. Mais ces questions de volume ne sont peut-être pas si cruciales. En effet, mis à part les volumes liés à la vidéo, cela reste classique. L’aspect probablement le plus typique et original de ces big data est la grande variété des données, la juxtaposition de données à la forme relativement structurée, relevant presque de la statistique classique, et de contenus qualitatifs, d’images fixes ou mobiles ; ces contenus hétérogènes donnent naissance à la recherche d’interactions, sinon de synthèse.
Ces volumes de données peuvent être gigantesques, mais aussi, parfois, de simples traces. Ce qui est fondamental, c’est plutôt le fait que quelqu’un puisse envoyer ne seraient-ce que quelques octets par jour, et c’est cela qui va contribuer à cette révolution que je vais décrire.
L’un des aspects mentionné traditionnellement, en particulier depuis les travaux de Fisher dans les années 1920, consiste à s’interroger sur la qualité des données et leur niveau d’exhaustivité. Nous nous retrouvons maintenant confrontés à des situations où les données ne sont pas exhaustives, et donc difficilement exploitables. Mais il y a des cas où les données sont fournies par des capteurs, comme des capteurs de température, des capteurs dissimulés dans l’environnement, ce qui entraîne une plus grande précision. Par exemple, un trajet d’approche d’un taxi commandé, et celui fait dans le taxi, sont suivis tant par le smartphone du chauffeur que par celui du client.
Il existe des outils de vérification qui influent sur la qualité potentielle des données, et font que ces données sont de plus en plus utilisables. Quelles sont les conditions d’utilisation de ces données ? Il y a des usages structurés autour de différents thèmes. Mais avant de répondre à cette question, il convient de mentionner qu’il faut évoquer non seulement les data, mais aussi leur coût, et sur ce point il reste à apprendre. Somme toute, à ce jour, même si les usages commencent à se développer, il n’y a pas tant d’utilisation effective des big data. Le point important est que ces usages vont se développer parce que les conditions de possibilité évoquées auparavant sont remplies de façon croissante.
Une amélioration des services rendus au public
Abordons maintenant quelques grands champs d’application du big data.
Le premier champ du big data concerne la capacité à améliorer la qualité du service rendu. Le big data est une manière d’optimiser l’interaction faite, de fournir des informations de façon plus fluide. C’est ainsi le cas dans l’éducation, comme ces services initialement venus des Etats-Unis au travers d’un enseignement en ligne, les cours massifs, les MOOC. On pourra ainsi être en mesure de suivre les réactions individuelles des participants à un cours, et donc détecter quels sont les paramètres qui font qu’un cours est mieux compris, et in fine optimiser la qualité de la formation dispensée en adaptant le parcours aux outils disponibles.
Le deuxième champ dans lequel la transformation numérique est évidente et dont nous bénéficions pour une grande partie d’entre nous est le domaine des transports. Il est déjà bien pratique qu’un GPS puisse aider à se situer ; mais, au-delà, le fait que ces données soient regroupées entre un grand nombre de véhicules autorise une juste perception en temps quasi-réel des conditions de trafic, des incidents – accidents, manifestations – pouvant l’altérer. Une personne en déplacement automobile bénéficiera du fait que le logiciel comprend qu’une manifestation perturbe le trajet et pourra donc l’adapter. Dans des circonstances plus dramatiques aussi, à Haïti après le tremblement de terre, se sont posées de nombreuses et graves questions de bonne répartition de l’aide alimentaire ; un système de big data a alors été déployé pour optimiser la manière dont l’aide a été fournie aux populations en détresse.
Un troisième autre champ ayant attiré l’attention est le marché du travail, pour la diffusion des offres d’emploi et leur adaptation aux demandes. Les profils numérisés des demandeurs, leur historique sont traités par des outils capables de faire des adaptations entre demande et profil, et les offres d’emplois disponibles. Cet usage du numérique a notamment fait l’objet d’un rapport en Conseil d’orientation de l’emploi.
Un quatrième domaine, très important pour le service public, consiste à remplacer un système basé sur un formulaire compliqué à remplir par un système dans lequel un certain nombre d’informations individuelles sont connues a priori. Bel exemple de services apportés aux personnes pour utiliser au mieux tous les dispositifs d’aide auxquels ils ont droit. Pour limiter ainsi le nombre de pièces justificatives, il faut que les services existants soient fournis dans les meilleures conditions aux usagers. Nous en avons l’habitude avec les services commerciaux et marchands, ce que l’on appelle l’expérience utilisateur. Il n’y a aucune raison que cette qualité de création ne se généralise pas aux services publics.
Il y a aussi un champ que je souhaite mentionner, sans m’y attarder ; l’amélioration du fonctionnement des systèmes. C’est par exemple le cas dans la vente et la gestion des stocks, la gestion des prix. Les big data et leurs traitements permettent l’optimisation d’une clientèle, la relance optimisée d’une catégorie d’acheteurs. Cette technologie permet aussi la lutte contre certaines fraudes : ainsi, le ministère de l’Economie s’est doté d’une cellule utilisant des données disponibles pour mieux détecter les cas de fraude fiscale.
Un dernier champ, important, concerne le développement durable. Les questions climatiques sont l’un des enjeux majeurs du XXIème siècle. Les données massives, les capteurs d’objets connectés sont des moyens ouvrant la possibilité de mesurer l’utilisation d’énergie, et de l’optimiser de façon très précise, en particulier pour les énergies renouvelables. Les objets intelligents sont capables de prendre en compte des signaux pour faire cette optimisation. Ces questions sont absolument essentielles.
Dans le transport, notamment en ce qui concerne l’entretien, la maintenance régulière et uniforme laissera la place, grâce à des capteurs disséminés dans l’environnement, à des opérations d’entretien ciblées plus efficaces.
Un nouveau champ de développement : l’analyse prédictive
Le dernier élément sur lequel je voudrais m’étendre est ce que l’on appelle l’analyse prédictive. Ce domaine de modélisation, issu de développements parfois assez anciens comme les réseaux de neurones, a connu d’énormes progrès au cours de ces dernières années, avec l’apparition des techniques d’apprentissage. Les secteurs d’application tournent autour de la reconnaissance, qu’il s’agisse d’images, de l’écriture, de visage ou de la voix sur certaines applications en ligne. Les traductions automatiques deviennent de bonne qualité, grâce à l’analyse d’énormes volumes de données. Ces techniques constituent également un apport important dans le domaine de la santé. Le jour où ces données de santé pourront être remontées pour permettre le suivi d’une épidémie, cela offrira des possibilités extrêmement grandes. Il en est de même pour la détection et le suivi des pathologies en recueillant et corrélant des informations qui sont, pour le moment, difficilement accessibles.
D’une manière générale, ces systèmes prédictifs sont capables d’intégrer des données variées, disponibles, pour construire une aide au diagnostic, comme l’outil Watson, créé par IBM, qui balaie des articles de recherche médicale pour identifier quels en sont les éléments les plus pertinents.
Numérique et croissance : une question complexe
Un dernier mot pour conclure : les ordinateurs sont partout, depuis longtemps, mais pas tellement dans les chiffres de croissance et de productivité. Dans le domaine du numérique, la mesure de la croissance est plus complexe. Il y a encore énormément de biens, de marchés numériques qui ne sont pas encore parfaitement organisés aujourd’hui. Les systèmes de mesure ne sont pas forcément adaptés à cette nouvelle forme de croissance, parce que la croissance est extensible. Il y a plus d’optimisation, de partage des utilisations et des améliorations. Ce sont des facteurs relativement nouveaux qui sont moins bien saisis pour l’instant. Nul doute que nous saurons en tirer parti pour relever les défis qui nous attendent.
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