Diplômé ENSAE de la promotion 1995, Mustapha Lahboubi est directeur du pôle stratégie et développement de la Caisse de Dépôts et de Gestion (CDG), l’organisme public marocain chargé de la sécurisation de l’épargne nationale. A ce poste très engageant, il est en prise directe avec les grandes orientations économiques du royaume chérifien. Dans cet entretien, Mustapha Lahboubi dresse un aperçu des tendances de fond qui pourraient remodeler l’intégration du Maroc aux chaînes de valeur mondiales (CVM), dans le sillage de la crise sanitaire mondiale. La crise sanitaire ayant avivé les projets de relocalisation des chaînes de valeur européennes, le royaume chérifien chercherait sa place dans un espace commercial euro-méditerranéen aux fortes potentialités, mais dont le projet pourrait se heurter aux nouveaux élans de protectionnisme commercial agitant l’Europe et à des coûts d’adaptation dissuasifs.

Variances : Mustapha, institutions et décideurs marocains pressentent que le Maroc pourrait incarner au premier plan le renouvellement des chaînes de valeur européennes découlant de la crise sanitaire.  Peut-on parler d’une tendance nouvelle ? Ou le Maroc était-il déjà bien intégré aux chaînes de valeur mondiales avant la crise ?

Cela fait déjà des décennies que le Maroc mène de façon très volontariste des politiques de libre-échange. Il a visé dans cette action son proche comme son lointain voisinage, comme en témoignent les accords de libre-échange le liant aux Etats-Unis et entrés en vigueur en 2006. Les IDE[1] ont connu une croissance soutenue depuis une vingtaine d’années, justement car le royaume chérifien a allégé les charges fiscales sur l’investissement étranger et a facilité l’installation d’industriels from scratch ou par privatisation. Le projet Renault (Peugeot ayant également suivi) a véritablement marqué cette orientation stratégique par la forte part de valeur ajoutée générée localement induisant ainsi le développement d’écosystèmes autour des grands opérateurs.

En tout, on peut énumérer pour le Maroc plus d’une soixantaine d’accords de libre-échange avec principalement l’Europe et les Etats-Unis, en plus d’un fort maillage continental. Le Maroc est un médiateur, une zone de passage et d’échange entre l’espace euro-méditerranéen et le chaînage africain. Le Maroc est ainsi fortement investi dans les échanges Sud-Sud : les banques marocaines sont aujourd’hui fortement implantés en Afrique, et sur le volet agro-industriel, le Groupe OCP, premier exportateur mondial des phosphates a, depuis une décennie, le regard tourné vers l’Afrique. A raison, puisque l’agriculture y est le nerf de la guerre, et que le continent vise l’autosuffisance alimentaire.

Variances : Dans ce couloir entre l’Europe et l’Afrique que vous évoquez, de quels atouts dispose le Maroc ?

Le territoire marocain est multi-facettes et multi-façades. Il dispose en effet de deux longues façades maritimes donnant respectivement sur la Méditerranée et l’Atlantique  (3500 km). A seulement 14 km de l’Europe depuis le détroit de Gibraltar, sa localisation est éminemment géostratégique. De plus, sa stabilité politique rassure les investisseurs. Le coût de la main d’œuvre est cependant plus élevé qu’en Asie, mais il n’en demeure pas moins avantageux et du même ordre que celui d’autres pays très bien insérés dans les CVM. Le Maroc a également le potentiel de devenir un vivier scientifique, technologique et industriel : la crise sanitaire en a fourni l’exemple avec l’émergence de nouvelles chaines industrielles ou la réorientation de chaines existantes et qui ont permis d’adresser les besoins nouveaux pour lutter contre le COVID19. Pour l’anecdote, lors de la crise sanitaire le pays a très vite réagi dans la production de masques avec une forte réactivité des chaines industrielle textiles.

Variances : La rupture des chaînes d’approvisionnement en Europe suite à la crise sanitaire a mis en lumière les risques systémiques des CVM.

En effet, le commerce mondial accusait une large dépendance à l’Asie qui a entraîné un certain retour de manivelle. Avant la crise, la Chine concentrait 20 % du commerce mondial de produits intermédiaires manufacturés, une part qui n’était que de 4 % en 2002, avant que l’empire du milieu ne devienne le centre manufacturier mondial grâce à la compétitivité de sa monnaie et de sa production. Pour rendre les chaînes de valeur plus robustes, l’Europe entend les raccourcir, et les relocaliser à l’échelle des voisins du vieux continent. L’engluement de l’activité manufacturière en Asie s’est propagé par capillarité à travers les CVM, pour une perte totale en exportations qui pourrait atteindre 50 milliards de dollars[2]. La fragilité des chaînes de valeurs mondiales est un sujet qui a été largement débattu dans la littérature économique et dans l’entreprise ; avec la crise sanitaire, il est passé de conjecture à une réalité très tangible.

Mais il ne faut pas ramener la quête d’indépendance commerciale de l’Europe à la simple couverture des défauts d’approvisionnement. Les grands groupes européens s’engageaient déjà vers la relocalisation dans le but de décarboner la production et de satisfaire aux nouvelles exigences éthiques des consommateurs. A la « globalisation » succède la « slowbalisation[3] ». Enfin, d’un point de vue très pragmatique les coûts de production en Asie ont sensiblement augmenté sans gains de productivité additionnels, et la guerre commerciale que se livrent les Etats-Unis et la Chine a mis en lumière l’enjeu de redistribuer le pouvoir économique.

Variances : Quelles tendances se dessinent selon vous pour le repositionnement marocain dans les CVM ?

Il est très probable que ce repositionnement soit régional. Le Maroc devra chercher sa place dans un espace d’échange euro-méditerranéen fortifié, doté d’une fenêtre sur les autres régions de l’Afrique. Une question stratégique demeure en suspens : le Maroc héritera-t-il d’un positionnement en amont ou en aval de ces nouvelles chaînes de valeur ?  L’ambition du Royaume doit être de monter en gamme dans les CVM sans quoi le développement économique subséquent s’épuiserait. Il faudrait sans doute engager les nouveaux échanges sur une logique de coproduction, mais ceci dépendra de négociations menées au plus haut niveau entre les différentes parties prenantes, les gouvernements d’une part et les firmes transnationales d’autre part. Il y a sans doute des enseignements à tirer de la trajectoire de la Chine, qui a réussi, en partant il y a vingt ans du statut d’atelier du monde, à devenir une industrie mixte intégrant des activités à très haute valeur ajoutée. S’il avance par à-coups, le Maroc est capable de monter en gamme.

En Europe, les changements de paradigme les plus importants devraient s’opérer dans l’industrie automobile, aéronautique, le secteur pharmaceutique et l’agro-industrie. Le Maroc est déjà bien outillé pour se positionner dans ces secteurs. Mais il y a du chemin à faire, du point de vue du capital humain notamment : l’hémorragie en ingénieurs marocains demeure criante, les centres d’innovation et clusters sectoriels sont en incubation, et des partenariats entre secteur public et privé sont à consolider. L’investissement dans la recherche et le développement est sans doute insuffisant, trois fois moindre que pour la moyenne des pays de l’OCDE (0,8 % du PIB contre 2,8 %[4]). Enfin, le Maroc doit poursuivre sa lancée dans le domaine du renouvelable pour coller au défi écologique, et doit accélérer la mise en cohésion de ses territoires.

Variances : Le Maroc rencontrera-t-il une forte concurrence dans ce remaniement des CVM ?

Effectivement, ses concurrents sont nombreux : la Tunisie, l’Egypte, la Turquie, mais surtout l’Europe centrale et orientale, déjà bien implantée dans les CVM d’Europe occidentale. Mais si la relocalisation opérée par l’Europe de ses anciennes CVM devait se focaliser sur d’autres pays de la région, le Maroc aurait bien une carte à jouer comme hub maritime et pourrait servir de plateforme logistique, de lieu de transport et de stockage. D’un autre côté, les pays asiatiques ne resteront pas immobiles et tenteront probablement de reconquérir les firmes européennes. Cependant, si l’Europe souhaite conserver ses clients asiatiques, ceux-ci pourraient s’implanter au Maroc générant ainsi une manne de nouveaux IDE.

Je voudrais également relever un scénario d’une autre nature, celui de l’abandon simple par l’Europe du projet d’un nouveau réseau régional de production. Certains discours protectionnistes abondent dans ce sens : après la crise sanitaire, c’est la crise économique qui se profile, il faut donc relocaliser la production nationale. Cet argument se heurte à une contrainte économique : malgré toute la bonne volonté de consommer national, la hausse subséquente des prix des biens de consommation ne devrait pas être accueillie favorablement. En comparaison à l’ancienne production low cost, la production régionale serait plus chère selon les données de coût unitaire actuel, mais plus abordable en général que la production nationale. En dehors de cette contrainte de demande, il y a une contrainte quasi-mécanique d’offre due aux limites de capacités de production nationale. Enfin, il y a le scénario business as usual qui peut se profiler en raison des coûts massifs de restructuration des CVM.

Les chaînes de valeur au Maroc ont subi récemment un redémarrage assez timide, mais il est difficile de séparer dans cette donnée l’effet de la conjoncture économique globale de la réalité des annonces européennes et des nouvelles perspectives pour le Maroc.

Variances : Quels risques devraient émerger pour le Maroc s’il s’engage effectivement dans cette dynamique de régionalisation des CVM ? 

Le Maroc n’est pas immunisé face aux incertitudes du nouveau contexte épidémique mondial. Il a montré des fragilités lorsque l’activité de nombreuses usines s’est arrêtée dans le nord du pays et à Kenitra, en raison de contaminations en chaînes d’ouvriers. Le Maroc doit pourtant donner le gage de la résilience de son système productif, diversifier ses sources d’approvisionnement, démontrer sa modularité, sécuriser l’accès à des capacités de production supplémentaires en cas de choc de demande.

S’il est insuffisamment encadré, le développement des chaînes de valeur pourrait avoir des retombées nuisibles à l’essor économique marocain. Le passé l’a par ailleurs démontré : en ouvrant son marché aux exportations turques, le Maroc avait sous-estimé la force industrielle du secteur textile étranger. Face à la compétition turque, l’industrie marocaine a ainsi souffert d’une suite de fermetures d’usines. Ceci a fait grimper le déficit de la balance commerciale marocaine et avec lui les tensions commerciales entre Maroc et Turquie. Il faut espérer que cette expérience incite le Royaume à se prémunir d’une nouvelle dégradation de son tissu productif et conduise à un renforcement des capacités de production locales.

Variances : Parmi les questions restant en suspens quant à l’évolution future du Maroc dans les CVM, lesquelles vous semblent les plus incertaines ?

Avoir des comptes nationaux au beau fixe est important, cependant il faut également espérer que ceci conduise à un repli des inégalités. La Banque mondiale mesure qu’une hausse de 1 % de l’intégration aux CVM entraîne une hausse de 1 % du revenu par habitant[5], alors que cette hausse est 5 fois moindre pour le commerce traditionnel. Il est également intéressant de questionner le rôle des PME locales dans une nouvelle orientation marocaine. Quelle part de ce changement peuvent-elles impulser ? Quel retour sur investissement en tireront-elles ?

En outre, on peut être tenté de quadriller la nouvelle régionalisation des CVM. En supposant qu’elle se fasse en faveur du Maroc, la régionalisation impactera-t-elle de manière homogène tous les pays européens ? Ou sera-t-elle concentrée sur l’Espagne et la France, les partenaires privilégiés du Maroc ? Peut-on également espérer qu’au-delà du voisinage européen, le Maroc attire de nouveaux investisseurs asiatiques, américains, africains ?

Dans tous les cas, quelles que soient les modalités exactes de cette régionalisation des CVM, c’est une chance à saisir au plus vite par le Maroc, compte tenu des ambitions similaires des économies environnantes. Dans cette course, le Maroc aura intérêt à jouer la carte de son ouverture historique à la mondialisation.

 

Entretien réalisé par Samya Aboutajdine (ENSAE 2021)

Mots-clés : Maroc – Chaîne de valeur – mondialisation – stratégie – Afrique – Coronavirus


[1] Investissements Directs Etrangers

[2] CNUCED, https://unctad.org/en/pages/newsdetails.aspx?OriginalVersionID=2297.

[3] Contraction de globalisation et slow, ce terme désigne la tendance de ralentissement des processus de mondialisation depuis 2008 (https://voxeu.org/article/pandemic-adds-momentum-deglobalisation-trend).

[4] https://leseco.ma/amzazi-le-maroc-a-consacre-0-8-de-son-pib-a-la-recherche-en-2017/

[5] https://www.worldbank.org/en/publication/wdr2020