Parmi l’éventail des modalités de l’action publique, l’actionnariat public est une constante dans les grands pays développés. Les entreprises publiques[1] prennent en outre une part de plus en plus importante dans l’économie globale, comme l’a noté récemment l’OCDE[2] : au sein des plus grandes entreprises mondiales, les entreprises à participation publique représentent désormais une proportion significative (une sur cinq). Le développement de l’actionnariat public est donc un fait global et objectif, qui dépasse les systèmes politiques ou les choix partisans.

Le rôle de l’Etat en tant qu’actionnaire dans des entreprises ne singularise pas la France, même si notre pays met en œuvre cette modalité de l’action publique avec une ampleur probablement plus marquée que ses voisins[3]. De fait, le portefeuille de l’actionnaire public est souvent le résultat d’une stratification historique plus que d’une stratégie : le sauvetage des banques après la crise a conduit l’Etat britannique à nationaliser RBS malgré lui ; en France la participation de l’Etat aussi bien dans Renault que dans PSA résulte elle aussi de l’histoire et de préoccupations ponctuelles différentes, ne traduisant pas une stratégie de rapprochement de ces deux groupes… Le maintien de certaines participations relève ainsi parfois plus d’une rationalisation a posteriori, ce qui expose l’Etat actionnaire à des difficultés majeures[4].

Ces constats conduisent l’Etat français à privilégier d’autres modalités d’actions que l’actionnariat, celui-ci constituant un levier trop coûteux par rapport aux effets recherchés, et donc à réduire le portefeuille de participations, comme en attestent le projet de loi Pacte envisageant la privatisation d’Aéroports de Paris et de la Française des Jeux, mais également déjà dans les dernières années les cessions répétées de titres Engie ou Safran, ou encore la vente des aéroports de Toulouse et Lyon.

Mais si l’actionnariat public est un fait objectif et inévitable, il faut examiner une autre question que celle du périmètre d’intervention et de la justification du portefeuille de participations. Il y a lieu de s’interroger non plus uniquement sur le « pourquoi ? » de l’Etat actionnaire mais sur le « comment ? », afin de limiter et contrôler les effets secondaires de l’actionnariat public, potentiellement destructeurs de valeur[5]. Est-il possible de dégager des lignes de conduite pour l’actionnaire public ? Comment l’Etat doit-il se comporter, pour exercer tous ses droits et devoirs d’actionnaire et réaliser avec pertinence les objectifs de l’action publique ?

Etat et entreprise ne sont pas antinomiques, puisque l’entreprise moderne est née dans le giron des Etats dont elle s’est progressivement émancipée, typiquement dans le cas des Compagnies des Indes qui ont constitué au XVIIème siècle les premières multinationales tout en étant portées par la puissance d’un Etat. La symbiose entre Etat et entreprise nécessite toutefois qu’ils respectent leurs rôles en s’imposant des limites.

Être une entreprise publique n’est pas de tout repos : il faut dialoguer avec de nombreuses parties prenantes privées et publiques, concilier différents intérêts contradictoires, subir des contraintes spécifiques du fait d’un statut hybride (notamment au regard du statut des salariés et du droit de la concurrence), et tout cela dans un contexte de méfiance envers l’actionnariat public – toute défaillance, réelle ou supposée, ayant inévitablement une portée médiatique.

L’entreprise doit accepter et faire accepter qu’elle n’est « qu’une » entreprise. Et l’Etat doit en retour préserver l’autonomie de l’entreprise pour la définition de sa stratégie, dans le respect du cadre et des missions qui lui ont été fixées. La principale faiblesse de l’Etat actionnaire est alors paradoxalement qu’il est tout puissant du fait des multiples leviers (non actionnariaux) dont il dispose, puisqu’il a la main sur la régulation sectorielle, sur la fiscalité, sur le droit du travail, sur les commandes publiques, sur les relations diplomatiques… Ainsi même si l’Etat essayait de se positionner avec prudence et dans le respect des entreprises à participation publique, les salariés ou les citoyens attendraient de lui qu’il utilise sa position d’actionnaire dans une perspective politique. L’Etat semble être irrémédiablement responsable au-delà des responsabilités d’un actionnaire normal. Il est alors urgent de développer une maturité nouvelle par rapport à ces attentes et aux promesses que le politique formule en matière d’actionnariat public. C’est d’autant plus difficile – et essentiel – que cela suppose un discours politique sur ce que l’on ne peut pas faire…

Si, pour la définition de son portefeuille de participations et ses choix d’investissement, l’Etat ne doit pas chercher à être un actionnaire comme les autres, il doit au contraire dans le « gouvernement » de ses participations s’efforcer d’agir comme un actionnaire normal. Pour cela, il doit s’imposer des limites, en particulier dans l’organisation et le fonctionnement de la gouvernance des entreprises publiques, pour que les leviers non actionnariaux ne viennent pas perturber le dialogue entre actionnaire et management. Cela doit permettre de garantir, outre l’évidente nécessité du respect de l’intérêt social et des droits des autres parties prenantes (en particulier les autres actionnaires), la mise en œuvre d’organes de gouvernance les plus adaptés à la culture et aux réels enjeux de chaque entreprise. Le respect de l’équilibre des pouvoirs au sein d’une société est la condition sine qua non de son efficacité[6]. La formule de Camus : « Un homme ça s’empêche »[7] pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’Etat : « un Etat ça s’empêche ». Elle prend alors une dimension tant morale que d’efficacité de l’action publique.

L’Etat ne peut pas écrire la stratégie d’une entreprise à sa place – et il ne le doit pas : il doit positionner les contraintes fondamentales mais laisser à l’entreprise la liberté de définir les solutions. L’énergie managériale et entrepreneuriale ne peut venir que de l’entreprise elle-même et de ses dirigeants, ce qui suppose qu’ils disposent de l’autonomie stratégique nécessaire.

L’ordonnance du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique a permis d’initier un changement dans les attitudes de l’Etat actionnaire, en rapprochant le droit spécifique des sociétés à participation publique du droit applicable aux entreprises privées. Ce texte, volontairement court par opposition aux nombreux textes épars qui s’appliquaient jusqu’alors, adopte une approche flexible de la gouvernance des sociétés à participation publique, dans le respect de plusieurs grands principes fondamentaux :

– une approche flexible : la taille et la composition des conseils d’administration doivent être adaptées aux réalités de chaque entreprise, bien naturellement dans le respect des règles spécifiques de bonne gouvernance s’il s’agit d’une société cotée, et non pas fixées de manière autoritaire et homogène pour toutes les entreprises publiques sans considération de leurs particularités propres (suppression des  règles spéciales concernant la taille des conseils et la durée des mandats dont la rigidité a pu nuire au rôle du conseil et simplification de la représentation de l’Etat via la désignation d’un représentant unique).  Toute nomination doit reposer sur la compétence et sur la volonté de jouer collectif au sein du conseil, au bénéfice de l’entreprise (possibilité pour l’État de proposer des administrateurs issus d’un vivier élargi, afin de pouvoir bénéficier des meilleures expériences des secteurs privé et public, nommés par l’Assemblée générale et suppression de la notion de « personnalité qualifiée »[8]) ;

– le respect de plusieurs grands principes fondamentaux : outre la garantie d’une plus grande représentation des salariés dans les organes de gouvernance des entreprises publiques (fruit de l’histoire), l’ordonnance a pour objectif de clarifier le rôle des administrateurs désignés ou proposés par l’État, garants du respect de l’intérêt social, en distinguant le rôle de l’État actionnaire de ses autres fonctions, telles que l’État client ou régulateur (notamment par la création légale du statut ad hoc de la fonction de commissaire du gouvernement, sans voix délibérative, qui expose la politique du Gouvernement dans le secteur d’activité de l’entreprise).

L’ordonnance a ainsi permis de définir un nouvel équilibre entre l’Etat actionnaire et les entreprises à participation publique. Comme le souligne la Cour des comptes : « L’application intégrale de l’ordonnance du 20 août 2014 à toutes les entreprises du portefeuille permettrait de mieux identifier les différents rôles de l’État, de prévenir les conflits d’objectifs et de moderniser la gouvernance. » Il nous semble essentiel en effet que l’ordonnance soit appliquée intégralement, mais par cette notion d’application intégrale nous comprenons une application intégrale du texte et de son esprit. Le but de l’ordonnance est en effet in fine de rendre plus efficace la gestion des participations.

Il serait dommageable pour tous que les sociétés à participation publique développent une « hyper-résistance » par rapport à des interventions étatiques excessives: l’énergie consommée et la reconnaissance du minimalisme comme facteur clé de succès (le choix de ce que je ne fais pas, ou des décisions politiques auxquelles j’arrive à m’opposer, a plus de valeur que ce que je fais) ne sont pas les gages d’une bonne gouvernance. Cette réflexion avait contribué en son temps à la naissance de l’ordonnance de 2014, elle doit continuer à guider sa mise en œuvre.

C’est pourquoi les qualités d’indépendance et de jugement des dirigeants des entreprises publiques, tout autant que leur compétence sur le fond (ce qui, fort heureusement, va souvent de pair !), sont des critères indispensables de leur sélection. Toutefois, ce n’est pas suffisant, car il est fondamental ensuite de savoir respecter et développer des pratiques collectives de bonne gouvernance, applicables à tout administrateur. Et cette « bonne gouvernance », dans le cas des entreprises publiques, est bien plus exigeante que les standards usuels de bonne gouvernance du fait de la « toute-puissance » de l’Etat et des contradictions qui le traversent, comme évoqué plus haut. La question de l’actionnariat public n’est donc pas qu’une question de performance, mais bien de cohérence par rapport à une finalité : il faut être lucide sur l’existence d’une dimension politique ou stratégique, et savoir la circonscrire de manière efficace et proportionnée.

L’Etat est donc condamné à montrer la voie vers une gouvernance plus forte. Si l’Etat est traversé de contradictions, les grandes entreprises globales ne le sont-elles pas de plus en plus ? L’énergie générée par les contradictions peut être extrêmement positive et la bonne gouvernance consiste justement à permettre l’expression – et non la répression – des contradictions pertinentes. L’Etat n’est pas moins moderne que les entreprises, et il arrive qu’il montre la voie : la « Banque Publique d’Investissement » était probablement un concept répulsif au moment de sa création, et pourtant elle définit maintenant de nouvelles modalités d’engagement avec les clients qui inspirent la transformation du secteur bancaire traditionnel.

Et si, au-delà d’erreurs indéniables et certes parfois conséquentes[9], l’actionnariat public était une source d’inspiration ? Henry Ford aurait dit : « si l’entreprise ne fait pas de profits elle mourra, si elle ne vise que le profit elle mourra également ». La prééminence de la mission sociétale des entreprises, notamment reprise dans le projet de loi PACTE, permettra ainsi d’introduire une « raison d’être » à côté de l’objet social de l’entreprise : cela pourrait être une voie efficace de conduite de la stratégie, en répondant à la nécessité de définir un mobile et une motivation partagés pour un collectif, une boussole pour se repérer dans l’action – particulièrement dans des entreprises décentralisées. Les opportunités ouvertes par la loi Pacte pourraient alors permettre à certaines entreprises publiques, devant concilier plusieurs intérêts, de s’adapter plus facilement à l’évolution des enjeux sociétaux, de clarifier les rôles et d’organiser au mieux leurs relations avec l’Etat actionnaire.


[1] Sous la désignation « entreprises publiques », on reprend ici la notion définie par l’OCDE: « State Owned Enterprises », c’est-à-dire détention majoritaire par la sphère publique. On la distingue de la notion d’« entreprises à participation publique », qui désigne plus largement toute entreprise dans laquelle la sphère publique est actionnaire.

[2] « Ownership and Governance of State-Owned Enterprises : Compendium of National Practices », OCDE, 2018

[3] Près de 8 % des salariés sont employés par des entreprises disposant d’une participation publique (cf. OCDE 2017, The Size and Sectoral Distribution of State-Owned Enterprises), dépassant l’Allemagne et l’Italie qui sont à environ 4 %, mais pas la Norvège qui est à 12 % environ.

 L’Etat actionnaire français est ainsi régulièrement critiqué, citons à cet égard le Rapport de la Cour des Comptes de janvier 2017 : « Cinquante ans après le rapport Nora les mêmes faiblesses demeurent: un portefeuille de participations dispersé et peu mobile, des opérations trop souvent dictées par l’urgence, un étau de contradictions aboutissant à ce que les autres objectifs de politique publique l’emportent sur les préoccupations patrimoniales, aux dépens des entreprises détenues ». L’Institut Montaigne conclut de façon similaire dans un rapport paru au même moment sur « L’impossible Etat actionnaire »: « Regarder avec lucidité et sans idée préconçue la performance et l’utilité de l’État actionnaire ne peut que conduire à émettre de sérieux doutes sur la pertinence du maintien d’un portefeuille dont les contours doivent plus à l’histoire et à des considérations sociologiques qu’à une quelconque logique stratégique ou patrimoniale ».

[5] Voir en particulier le Rapport de la Cour des Comptes cité supra.

[6] Sous réserve bien entendu d’en tirer les conséquences dans l’hypothèse d’une inefficacité constatée…

[7] Camus, Le Premier Homme, citant son père

[8] Notion improbable, tout administrateur devant être « qualifié » pour pouvoir prétendre être nommé…

[9] Mais, qui peut avoir la prétention de n’en avoir jamais fait ? Les entreprises privées n’échappent pas à cette loi humaine…

Juliette d’Aboville et Sébastien Massart
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