De vigoureux débats animent la communauté académique française autour de la question des modalités et de la place de l’enseignement de l’économie. Ils sont d’abord nourris par les interrogations récurrentes autour de la place relative des modèles formalisés et mathématiques, et d’approches accordant une plus grande place aux sciences sociales et notamment à la sociologie. Mais la question de la place relative de l’économie et de la gestion dans la formation des étudiants est également une source de controverses.

L’enseignement de la gestion : une naissance récente

L’histoire de l’enseignement de ces disciplines en France apporte une première explication de la nature souvent conflictuelle des rapports qu’elles entretiennent. L’enseignement de l’économie s’est développé au sein des Facultés de Droit, avant que la science économique ne se dote de structures spécifiques, soit sous formes de départements, soit en donnant naissance à des Facultés spécifiques. L’enseignement de la gestion est né au contraire en dehors de l’Université, dans des écoles de commerce créées à partir de la fin du XIXème siècle par les milieux d’affaires, en premier lieu les chambres de commerce.

C’est seulement en 1955 que la Direction Générale de l’Enseignement Supérieur autorise la création au sein de l’Université du premier Institut d’Administration des Entreprises (IAE). Les enseignements de gestion vont ainsi commencer à se développer, non seulement au sein des IAE, mais aussi dans les cursus de sciences économiques. En 1971, la Maîtrise en Sciences de Gestion (MSG) est créée, et va permettre le développement de cursus universitaires de second cycle spécifiquement tournés vers les carrières du management. Ces formations sélectives recrutent des étudiants à Bac+2 issus à la fois des premiers cycles de sciences économiques et des DUT tertiaires. Elles connaissent immédiatement une grande popularité auprès des étudiants, alliant formations théorique et professionnelle à travers des stages qui sont à l’époque une nouveauté dans l’environnement universitaire. Si la MSG reste une formation généraliste en deux ans, la majorité des diplômés la complète par une 5ème année de formation plus spécialisée proposée par les DESS qui abordent les différentes fonctions de la gestion : finance, marketing, gestion des ressources humaines, etc.

L’adoption du dispositif LMD (Licence Master Doctorat) en 2002 va induire de profondes transformations de l’offre de formation universitaire en gestion. Le master devient en effet une formation disciplinaire en deux ans, et conduit les IAE et certaines UFR à proposer un cursus généraliste en premier cycle. D’abord limité à la troisième année de licence, spécifiquement tournée vers la gestion, il s’élargit progressivement jusqu’à proposer une licence de gestion en trois ans recrutant directement après le Baccalauréat.

L’offre de formation universitaire en gestion est ainsi devenue en une quarantaine d’années une alternative reconnue en face de celle que proposent les écoles de commerce, et le réseau des 32 IAE s’appuie aujourd’hui sur cette identité commune pour accentuer son rayonnement, y compris au plan international. En 2018, il accueille près de 50 000 étudiants.

Des dynamiques divergentes

La concurrence entre formations universitaires à la gestion et écoles de commerce a incontestablement contribué au dynamisme des premières : la position de challenger sur un marché exige une forte capacité d’innovation et de remise en cause permanente. Les formations en sciences économiques n’étaient pas soumises à la même pression externe, et leur évolution a davantage été influencée par la dynamique interne de la discipline.

Les statistiques des flux étudiants collectées par le Ministère de l’Enseignement Supérieur er de la Recherche montrent que les effectifs des formations universitaires en gestion ont régulièrement progressé, tandis que ceux des formations en économie restaient au mieux stables.

Au-delà de la question des effectifs des différents cursus, l’évolution de l’offre de formation soulève la question de la place respective de ces deux disciplines, des frontières qui les séparent, mais aussi de leur complémentarité.

Une délimitation conceptuelle des champs des deux disciplines est traditionnellement retenue en dépit des simplifications qu’elle induit. L’économie a pour objet les marchés ou les secteurs en général (économie monétaire, économie de la santé, économie spatiale…), tandis que l’objet de la gestion est une organisation appréhendée comme une unité d’analyse identifiée : une entreprise, une collectivité territoriale, une association par exemple. Il serait cependant très douteux que les choix d’orientation des étudiants se fondent prioritairement sur cette distinction !

Un facteur d’attractivité incontestable des formations de gestion est leur caractère professionnalisant. Leur ancrage dans les fonctions de l’entreprise et l’organisation des formations accordant une large place aux stages et à l’alternance, leur permettent d’assurer des taux d’insertion sur le marché de l’emploi qui sont restés excellents même durant les périodes de récession économique.

Les formations en économie ont adopté plus tardivement une orientation plus professionnalisante, et même si certaines d’entre elles ont pleinement réussi cette adaptation (notamment dans le secteur de la banque et de l’assurance), leur perception par les futurs étudiants demeure encore académique. Cet ancrage académique constitue pourtant une force de l’économie : cette discipline permet en effet l’acquisition d’une capacité d’analyse et de théorisation largement valorisable dans une palette d’activités professionnelles.

Les enseignements de gestion sont au contraire exposés au risque d’une dérive vers une place trop importante accordée à l’acquisition de techniques et de pratiques – que la rapidité d’évolution des organisations risque de rendre rapidement obsolètes.

Un second facteur d’attractivité de la gestion par rapport à l’économie réside justement dans la perception par les étudiants d’un contenu mathématique beaucoup plus exigeant en économie. Cette représentation est pourtant largement obsolète, et surtout sous-estime les exigences de la gestion à l’égard de la formalisation mathématique, même s’il est vrai que la gestion recourt davantage aux statistiques et à l’analyse de données qu’aux mathématiques « pures ».

Deux champs disciplinaires qui se complètent plutôt qu’ils ne s’opposent

Il serait pourtant indispensable de valoriser les complémentarités assez évidentes qui existent entre ces deux disciplines. Une force incontestable de l’économie est sa capacité d’analyse et de conceptualisation, deux démarches dont ne saurait se passer le futur gestionnaire. Celui-ci est au contraire davantage formé à la prise de décision (notamment à travers la place prise par les études de cas et les simulations dans les cursus), mais la décision sans grille de réflexion théorique est évidemment hasardeuse.

Le danger d’une spécialisation excessive guette également les formations en gestion. Le contenu des deux années de master est consacré à l’approfondissement d’une fonction de la gestion, mais le contenu de la licence devrait demeurer très généraliste, et à cet égard la présence d’un enseignement de la micro et de la macro-économie reste indispensable. On imagine assez mal en effet une spécialisation en finance faisant abstraction de l’économie monétaire et de la micro-économie. C’est un euphémisme que de déplorer le faible niveau de connaissances générales en économie de la population française : il faut au moins veiller à ce que les futurs managers ne souffrent pas des mêmes lacunes.

Le constat du déficit de formation en économie est plus criant encore dans les programmes de la très grande majorité des écoles de commerce. Partant du principe que l’économie générale a été abordée par les programmes des classes préparatoires, ces établissements préfèrent orienter les enseignements vers les disciplines de la gestion. A l’exception d’un nombre très limité d’écoles de très haut niveau, l’enseignement de la théorie économique reste purement marginal.

L’évolution des métiers dans le champ de la gestion des organisations rend pourtant plus que jamais nécessaire le retour de l’enseignement de l’économie à sa juste place. Deux exemples peuvent l’illustrer.

Tous les secteurs d’activités sont désormais concernés par le développement des bases de données et du phénomène familièrement dénommé « Big Data ». Les spécialistes de l’informatique et des réseaux sont naturellement concernés par cette évolution. Mais l’exploitation de ces bases de données exige le développement d’outils de traitement statistique et d’interprétation qui valoriseront utilement des compétences en économétrie et en analyse des marchés.

Le développement du commerce électronique sous toutes ses formes s’est accompagné de l’émergence de nouvelles structures d’intermédiation : les plates-formes multilatérales. La théorie économique propose des cadres d’analyse de ces organisations beaucoup plus puissants que les travaux sur la distribution développés en marketing.

On pourrait encore mentionner les apports de l’économie expérimentale à l’analyse du comportement du consommateur ou du choix d’investissement par les managers.

On voit bien que les formations à la gestion ont besoin de s’appuyer sur les bases théoriques et méthodologiques de l’économie. Mais les formations en économie doivent également accorder toute leur place aux sciences humaines que la gestion a justement su mobiliser avec profit, et notamment le droit, la sociologie et la psychologie.

En conclusion, on peut avancer l’hypothèse que la gestion a reconnu très tôt la nécessité d’une double ouverture de ses formations : vers les attentes des employeurs potentiels d’une part, vers les apports de disciplines voisines d’autre part. Une métaphore assez parlante propose une analogie entre la place de la gestion par rapport à l’économie, et la place des sciences pour l’ingénieur par rapport à la physique ou à la chimie. Les formations de gestion accordent une place importante aux différentes sciences humaines : la compréhension de la vie d’une organisation nécessite l’adoption de postures théoriques et méthodologiques différentes. Au contraire, l’économie reste encore dominée par ses propres paradigmes, souvent abordés à partir d’oppositions, voire de conflits.

L’avenir des formations sera pluridisciplinaire et transversal, et il faut saluer les efforts des rapprochements qui caractérisent désormais les relations entre l’économie et la gestion, notamment dans les premiers cycles universitaires ou la première année des écoles de commerce. L’adoption dans ces cursus de dispositifs majeure-mineure proposant les deux disciplines sans remettre en cause l’indispensable spécialisation ultérieure des étudiants constitue de ce point de vue une évolution très positive.

Marc Filser