Juin 68. Après avoir descellé les pavés de la rue Gay Lussac, les élèves de la prépa scientifique du lycée Saint Louis s’apprêtent à passer les concours. Pour les étudiants tout est possible, l’ensemble des écoles d’ingénieurs leur est ouvert ; il n’en est pas de même pour les étudiantes, seules l’Ensae, les Ponts, Centrale et les ENS leur sont « autorisées ». Malgré les secousses du printemps, les rares étudiantes des classes préparatoires scientifiques n’ont accès qu’à la portion congrue de la formation d’excellence à laquelle leurs compétences pourraient légitimement les destiner.

Cinquante ans plus tard, Michèle Debonneuil se souvient : « nous accompagnions nos camarades voir leurs résultats au concours de polytechnique sans réellement prendre conscience de l’injustice qui nous était faite tellement nous avions intériorisé les limites arbitrairement imposées à nos rêves ». A l’époque, Michèle n’a pas encore pris conscience que cette situation originelle l’accompagnerait tout au long de son parcours professionnel : en effet, si peu nombreuses seraient celles de sa génération qui pourraient s’élever aux plus hautes fonctions qu’elles y seraient toujours isolées.

A la sortie de l’Ensae, informée par hasard de l’existence d’un concours externe pour devenir administrateur de l’Insee (une place par an), elle le présente et intègre ce corps quasi- exclusivement masculin puisque réservé alors aux seuls polytechniciens.

Pour survivre dans un milieu dont on connaît mal l’habitus, la solution la plus simple est de ne pas faire de vagues et d’adopter codes et pensées des autres. Cependant, Michèle, élevée par un père ingénieur dans l’industrie aéronautique, a appris auprès de lui la liberté de penser, celle qui permet d’imaginer des solutions alternatives quitte à déranger ceux qui craignent le changement et préfèrent rapiécer l’existant.

Tout au long de sa vie professionnelle Michèle sera au cœur de ce dilemme : formée à la macro-économie auprès d’Edmond Malinvaud, experte des méthodes statistiques, attentive au terrain et aux faits à partir desquels, lucide et honnête, libre de sa pensée, elle anticipera, dénoncera le futur probable lorsqu’il l’inquiètera, elle imaginera et proposera des solutions, quitte à bousculer les schémas du passé. Face à elle, de nombreuses personnes seront séduites par cette liberté aussi professionnelle que créative mais parfois, d’autres, plus frileuses, résisteront. Pour celles-ci le changement risquerait de trop remettre en question les acquis du passé. Peur, résistance au changement, étouffement de cette voix discordante … dans ces moments-là Michèle ressentira la solitude de ces rares femmes dont la voix fait trop de bruit dans les hautes sphères de décision. Pot de fer contre pot de terre, mais pas d’argile.

Grâce à l’attention d’Edmond Malinvaud pour ces deux jeunes administrateurs récemment mariés, Michèle et Xavier Debonneuil prennent leurs premiers postes à Reims où, pendant cinq ans Michèle sera Directrice de l’observatoire économique de Champagne-Ardennes. Engagée à gauche pendant ses études, la jeune administratrice a choisi de se spécialiser en macro-économie convaincue que cette discipline lui donnerait les clefs du fonctionnement social et économique de la société pour en organiser le futur : « la macro-économie donne les moyens d’une méta-vue, globale et simplifiée des phénomènes sociaux-économiques. Cette posture permet d’être utile ; utilité qui est la raison d’être de ma réflexion théorique » revendique cette économiste passionnée.

Dès 1974, à Reims, elle entreprendra de faire une estimation des chiffres de la pauvreté en Champagne-Ardennes. A l’heure où les feux des Trente Glorieuses commencent à vaciller sous les coups de la première crise pétrolière, cette demande, faite par ATD Quart Monde, est une grande première. Le système de protection sociale français est un exemple en Europe, néanmoins la pauvreté est déjà là et inquiète en ces temps d’instabilité émergente.

Michèle travaillera sur le fichier des allocations familiales et réalisera un chiffrage à partir de l’observation du terrain. Celui-ci lui révèle les ravages de la pauvreté et ancre pour toujours sa conviction que la finalité du développement économique d’une société démocratique doit, avant tout, être sa cohésion sociale. Dès lors, « refusant les trop restrictives appartenances gauche-droite », elle placera la défense de la démocratie par l’équilibre social en inspiration prioritaire de tous ses travaux : « l’économie doit être porteuse de cohésion sociale », rappelle-t-elle.

Après six années passées à Reims, elle rejoint le service de la Conjoncture à la direction générale de l’Insee. En charge du commerce extérieur puis cheffe du service de la Conjoncture, elle se souvient : « j’y ai tout appris, les enquêtes de conjoncture, les ressorts du commerce extérieur et de l’activité commerciale internationale, les modèles économétriques et leur nécessaire adaptation aux alea d’un monde économique qui a entamé une profonde transformation… Ces années m’ont permis de fonder le socle de mon activité future de macro-économiste ».

Repérée par le Directeur du Trésor, Jean-Claude Trichet, celui-ci l’appelle pour devenir sa conseillère économique. Quelques années plus tard, il déclarera dans le Monde (1) « Michèle Debonneuil a une créativité hors du commun et une capacité à se mobiliser au service d’idées audacieuses et généreuses ». Belle déclaration que Michèle avait oubliée et qui la fera sourire avec gratitude lorsque je la lui rappellerai lors de notre rencontre.

Au Trésor, où Michèle restera deux ans, de 1987 à 1989, elle assiste à l’ouverture de la France sur le monde. « Nous entrions dans une économie mondialisée, la gestion étatique des politiques économiques était remplacée par celle des marchés financiers. Les taux d’intérêt, le taux de change qui étaient fixés une fois par jour par la Banque de France et le Trésor l’étaient désormais en continu par les marchés ; les présidents des grandes entreprises n’avaient plus besoin de venir demander du crédit, jusqu’alors rationné, au Directeur du Trésor ; les entreprises publiques étaient privatisées ; la politique africaine était bouleversée … »

Le monde se transforme, les marchés inspirent désormais les décisions économiques et politiques, et ont besoin de compétences. Michèle Debonneuil quitte l’administration – « chassée avec insistance comme l’étaient à l’époque beaucoup de fonctionnaires » – et rejoint la banque Indosuez pour y  devenir Directrice du service des études économiques et financières. De 1990 à 1997, Michèle va décrypter, accompagner voire anticiper la révolution mondiale : « l‘Asie, et notamment la Chine, s’ouvrait au monde mais aussi l’Amérique latine, l’Afrique ; l’Europe se construisait, la réflexion sur une monnaie commune se concrétisait ; l’activité se déplaçait de nos pays vers d’autres régions du monde récemment ouvertes au libéralisme économique et proposant une main d’œuvre moins chère ».

Mais en parcourant le monde aux côtés du président d’Indosuez, Michèle Debonneuil acquiert la conviction que si la fin d’un cycle économique est bien là, ce n’est malheureusement pas l’émergence d’une nouvelle économie à laquelle elle assiste : « les acteurs économiques allaient faire le même jeu ailleurs, nous assistions au déplacement de l’activité économique et non à la création d’une nouvelle économie capable de répondre aux enjeux sociaux posés par la mondialisation ».   

Parallèlement à ce déplacement de l’activité économique s’accroît la toute puissance des marchés financiers. « L’entrepreneur devient un optimisateur de l’existant, un spéculateur, les banques accompagnent ces mouvements en développant des produis financiers toxiques » souligne alors Michèle Debonneuil. La crise asiatique éclate et montre  à quel point la finance et ses excès peuvent détourner de la réflexion première sur les problèmes économiques et sociaux.

Michèle Debonneuil a 50 ans. Elle est restée profondément attachée à sa conviction que la démocratie ne peut exister aux dépens du bien-être des populations. De par ses différentes fonctions, elle a accumulé connaissances et observations des faits économiques, sociaux, financiers en France et dans le monde. Elle veut travailler plus encore sa compréhension des choses, étudier les données, interroger les modèles, pour élaborer sa propre vision des phénomènes. Mais pas seulement comme le ferait une chercheuse, Michèle Debonneuil veut mettre ses compétences d’économiste au service de l’utilité sociale. Pour cela, elle alertera sans relâche, en femme libre et engagée. Elle veut « réfléchir pour agir, imaginer des solutions, les proposer et trouver les moyens de les mettre en œuvre ».

Elle quitte alors Indosuez pour aller travailler pendant deux ans à l’OCDE comme conseillère auprès du Secrétaire général de l’Institution : elle y fera entendre sa voix discordante qui dénoncera la rupture du modèle économique et appellera ses interlocuteurs à « ne pas laisser le libéralisme économique faire son œuvre aux risques de dégâts à venir d’ordre financier et, de fait, économique et social ».

Femme, française, dans un monde économique éperdument séduit par les marchés, elle comprend très vite que c’est mission impossible. En 1998, elle quitte l’OCDE et devient Cheffe du service économique, financier et international au Commissariat Général du Plan. Elle y restera six ans.

Forte de son expérience des marchés financiers et de celle de son mari, alors Directeur général adjoint de la banque d’Affaires à la Société Générale, les premiers travaux qu’elle anime auront pour objectif d’expliquer simplement les mécanismes financiers complexes et les crises qu’ils engendrent.

Alors qu’elle achève le rapport de synthèse de ce travail, la mort accidentelle de son mari et de leur fille bouleverse sa vie personnelle.

Malgré tout, Michèle continue à travailler d’arrache-pied pour « prendre du temps pour penser autre chose que le quotidien », imaginer des réponses aux questions posées par le chômage qui ne cesse de croître et la cohésion sociale qui souffre des difficultés économiques. Membre du Conseil d’Analyse Economique, elle publie le rapport « Productivité et emploi dans le tertiaire » dans lequel elle montre comment le numérique va permettre de rendre les services productifs. Elle pointe « le potentiel d’emplois pour l’avenir que sont les services à la personne, non pas au sens traditionnel mais sous une forme révolutionnée par le numérique : ces emplois ne seront plus des petits boulots mais l’équivalent des emplois industriels de la mécanisation ». Le Premier Ministre, Jean Pierre Raffarin, l’écoute avec intérêt. Nous sommes en 2004, Michèle Debonneuil quitte le Commissariat Général du Plan pour intégrer le cabinet de Jean-Louis Borloo et y développer le plan des services à la personne. Quelques années plus tard, celui-ci déclarera à propos de Michèle Debonneuil (1) : « J’ai fait la rencontre d’une femme extrêmement rare. J’avais en face de moi une théoricienne qui ne cherche pas pour le plaisir de chercher mais pour que ses travaux soient utiles aux autres. Mon plan 2006 ? C’est elle ».

Michèle Debonneuil est consciente que « ce plan a été une immense chance » car il lui a permis de voir comment une vision nouvelle porteuse d’espoir pouvait accélérer les changements sur le terrain. Elle déclare : « Il a en effet fallu que des entreprises privées de services à la personne puissent se développer en concurrence avec les services des employés à domicile et ceux des associations d’aide aux personnes âgées très largement subventionnés par le public. Dans le même temps, il a fallu que ces acteurs anciens comprennent que les nouvelles entreprises privées n’allaient pas les évincer mais au contraire leur permettre de s’intégrer dans de nouveaux marchés apportant une meilleure satisfaction des besoins des citoyens. Jean-Louis Borloo a su magnifiquement communiquer cet enthousiasme fondé sur une vision nouvelle où chacun pouvait trouver sa place ».

Le plan Borloo lancé, elle quitte le cabinet ministériel pour intégrer l’Inspection générale des finances. Elle publie alors aux éditions Bourin « L’espoir économique, vers la révolution du quaternaire ». Elle développe dans cet ouvrage son idée centrale : « les technologies numériques vont permettre de satisfaire les besoins des citoyens-consommateurs, non plus en achetant biens et services, mais de nouveaux types de produits – des « solutions » – qui mettent à leur disposition, sur leurs lieux de vie, les biens et les personnes dont ils ont besoin. On va ainsi pouvoir passer d’une croissance de « l’avoir plus » à une de « l’être mieux » ».

Depuis 2008 les idées, les propositions et les convictions de Michèle Debonneuil ont interpelé positivement nombre de politiques et de décideurs : Nathalie Kosciusko-Morizet lui a demandé un rapport lorsqu’elle était Ministre du plan et du numérique ; elle a été membre de la commission Attali, membre du CERC présidé par Jacques Delors, membre du comité scientifique de l’ARCEP ; chargée grâce à René Ricol d’une mission du Premier ministre au sein de la Caisse des dépôts pour développer ses idées sur l’économie quaternaire et avancer avec celles et ceux qui veulent agir… Michèle Debonneuil travaille notamment aujourd’hui  avec des entreprises volontaires (FNAC Darty, Allianz, Crédit Mutuel, La Poste, AG2R … mais aussi la CNSA – la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie -, les collectivités locales…) pour construire les premières solutions quaternaires de la Silver économie.

Michèle Debonneuil ne désarme pas et répète à l’envi à qui veut agir : « il n’est pas question de se laisser aller à la fatalité de la progression des inégalités qui sape le fondement de nos démocraties. Les technologies numériques élargissent à ce point le champ des possibles qu’il existe forcément une façon de les mettre au service de toutes et de tous ». Sa liberté de parole a parfois dérangé, voire agacé. Elle l’a payé cher. Mais elle ne sait ni ne veut renier ses idéaux auxquels elle consacre toute sa force de travail et ses compétences d’économiste.

En novembre 2017, Michèle Debonneuil a publié « La révolution quaternaire » aux éditions de l’observatoire (« Et si on entrait dans la quatrième révolution industrielle ? ») dans lequel elle propose une vision qui montre qu’ « il est possible de prolonger le grand cycle de « l’avoir plus » porté par les technologies de la mécanique par un nouveau grand cycle de « l’être mieux » qui mettra les technologies numériques au service de l’humanité. Cette vision n’est autre que celle que sont en train de mettre en place un grand nombre d’entreprises de services menacées par l’ubérisation : elle est donc à portée de main. L’Homme est génial mais il lui faut du temps pour, finalement, mettre ses œuvres au service de la société. Aujourd’hui il nous faut gagner du temps, car le temps presse. C’est possible si l’on en a l’envie et le courage ».

A suivre lundi dans variances.eu, l’article  de Michèle Debonneuil « La révolution quaternaire, un challenge pour les entreprises face aux GAFA ».

L’économiste y trace les voies nouvelles et prometteuses qu’elle pressent au croisement des services et des nouvelles technologies.


(1) : Journal Le Monde – 31 octobre 2008 – « Michèle Debonneuil : à votre service ».