Ou la 3eme révolution propulsive : de la voile au charbon, du charbon au pétrole, du pétrole au …
Alors que le transport maritime, et notamment une de ses composantes les plus visibles à savoir l’industrie de la croisière, est sous le feu des critiques pour ses émissions polluantes, l’Organisation Maritime Internationale (OMI) s’est fixé un objectif ambitieux de réduction de 50 % de ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050 par rapport à 2008. Sur sa trajectoire de croissance actuelle, c’est en fait une réduction de 70 % de ses émissions de gaz à effet de serre qu’il est demandé au transport maritime.
La flotte mondiale compte plus de 50 000 navires (de tonnage significatif), chiffre en croissance de 6 % entre 2014 et 2018, mais les paquebots représentent seulement 300 navires, c’est donc la partie émergée de l’iceberg ! Compter en nombre de navires n’est toutefois pas pertinent dans la plupart des cas pour le transport maritime, et il est plus approprié de considérer le port en lourd (la capacité d’emport du navire) ; selon ce critère, les pétroliers représentent 30 %, le vrac plus de 40 %, et les porte-conteneurs 13 %.
Les émissions carbone ne sont qu’une face du problème de la pollution maritime car ce secteur émet quantité de polluants atmosphériques locaux, tels que les oxydes de soufre ; un chiffre avancé par l’ONG (Transport et Environnement) a récemment marqué les esprits : la première société croisiériste – Carnival – serait responsable en 2017 d’autant d’émissions d’oxydes de soufre sur les côtes européennes que l’intégralité du parc automobile européen !
La durée de vie physique d’un navire communément admise étant de 25 ans a minima, il semble évident que les choix effectués aujourd’hui par les armateurs pour répondre à ces problèmes permettront, ou non, d’atteindre demain cet objectif extrêmement ambitieux.
Quelles sont les actions menées actuellement par le transport maritime pour réduire ses émissions polluantes ?
Historiquement le transport maritime utilise des fiouls lourds pour sa propulsion ; ils sont issus des coupes lourdes de la distillation du pétrole brut, et par définition comportent les résidus les plus polluants, et notamment des composés soufrés ; leur combustion génère donc des oxydes de soufre mais aussi des oxydes d’azote et des particules fines, tous néfastes pour l’environnement (ozone, pluies acides, etc) et la santé humaine. Il va sans dire qu’utilisant des carburants fossiles, le transport maritime est aussi responsable d’émissions de gaz à effet de serre ; il est communément admis qu’il génère un peu moins de 3 % des émissions globales de CO2 (2,8 % en 2007, 2,2 % en 2012 selon l’OMI après la crise économique qui a durement touché l’activité), chiffre comparable aux émissions de l’Allemagne.
Depuis 2008, l’OMI travaille à réduire les polluants émis par le fret maritime en imposant une diminution progressive du taux maximal de soufre autorisé dans les soutes de tous les navires : de 3,5 % initialement, ce taux passera à 0,5 % dès 2020, pour tous les navires en circulation et dans toutes les mers du globe, à l’exception des zones à émissions contrôlées dites SECA (Sulfur Emissions Controlled Area qui comprennent les côtes nord-américaines, et les mers d’Europe du Nord : Manche, mer du Nord, mer Baltique) où la limite est encore plus restrictive (0,1 %, appliqué dès 2015).
Pour répondre à ce challenge, les amateurs disposent d’un panel d’options.
Les armateurs ou opérateurs, réticents à renouveler tout ou partie de leur flotte, préfèrent :
- soit un simple changement de carburant, du fioul lourd vers les produits distillés – diesel marin pour les zones SECA – ou de nouveaux carburants moins soufrés produits spécialement par les raffineurs qui peuvent être utilisés avec des modifications mineures des moteurs. Toutefois, les surcoûts opérationnels générés par cette option sont importants s’il s’agit de diesel marin (environ deux fois plus cher que le fioul lourd) ; et la question clé sur ces nouveaux produits reste leur disponibilité et/ou leur prix mais puisqu’elle ne requiert aucun investissement sur les navires, ce sera par défaut la plus massivement adoptée.
- soit installer sur les navires existants des technologies de lavage des gaz d’échappement (ou scrubber) associées à l’utilisation de fioul lourd ; c’est la solution qui procure le meilleur retour sur investissement (environ 3 ans) mais elle n’est pas sans risque sur la durée car elle soulève la question du traitement des déchets soufrés (des limitations commencent à apparaitre sur le rejet en mer des eaux de lavage), ainsi que son bilan carbone (le fonctionnement des scrubbers génère une augmentation de la consommation du navire et donc de ses émissions de GES). En date du 1er mai 2019, moins de 2400 navires [1] sont concernés.
Les amateurs adoptant une stratégie de plus long terme ont décidé de changer complètement la nature de leur carburant, ce qui nécessite le plus souvent de commander un nouveau navire : gaz naturel liquéfié (GNL), Gaz de Pétrole liquéfié (GPL), méthanol, hydrogène. Ces carburants se situent à des degrés de maturité technologique différents et retenons à ce stade le GNL, le plus largement utilisé parmi ces options.
Le GNL résulte de la liquéfaction de gaz naturel (principalement composé de méthane) ; il reste un carburant fossile mais permet de réduire presque intégralement les particules fines et les émissions de soufre (n’en contenant pas), et de diminuer jusqu’à 80 % les oxydes d’azote. Son développement à ce jour limité est dû au fait que la chaîne logistique de distribution du produit n’est pas encore adaptée à cet usage (alors que le produit en lui-même est en abondance, avec 314 millions de tonnes échangées par an en croissance constante, soit un chiffre bien supérieur aux estimations du pic du marché de soutage maritime) et que le retour sur investissement est bien plus long que pour les scrubbers (5 à 7 ans). Son avantage principal tient au fait qu’il permet une réduction significative des émissions de CO2 (de l’ordre de 21 %).
Avec moins de 400 navires en service ou en commande fonctionnant au GNL, cela reste une niche, mais certaines majors tablent sur un potentiel de 35 millions de tonnes par an pour le GNL à l’horizon 2035 (approximativement 10 % de part de marché).
Pour résumer, devant un problème de santé publique et d’acceptabilité locale, l’OMI a su s’organiser et imposer des mesures pour y répondre, mais le focus est maintenant sur les GES, et atteindre l’objectif de 50 % des réductions de GES par rapport à 2008 en comptant uniquement sur les carburants fossiles semble impossible : cela nécessiterait des mesures d’efficacité énergétique (mesures purement techniques comme le profilage des coques, optimisation des moteurs, utilisation de voiles rigides) de l’ordre de 90 %, objectif irréaliste en l’état des technologies actuelles.
Quel carburant du futur pour atteindre l’objectif de décarbonation du transport maritime ?
Plusieurs paramètres seraient donc à considérer pour les départager, mais pour simplifier retenons-en à ce stade seulement deux : leurs émissions de CO2 et leur coût économique attendu en 2030, c’est-à-dire le coût variable (pour l’opérateur du navire) du carburant seul.
Pour l’exhaustivité, notons seulement qu’il faudrait également considérer (comme l’a démontré l’exemple du passage au GNL pour certains navires) le coût d’investissement ou d’adaptation du navire pour utiliser un nouveau carburant, la disponibilité de la ressource et de sa distribution, et la maturité technologique et industrielle, mais il nous faudrait alors sortir du cadre de cet article.
Sur l’échelle des émissions de CO2 (ou d’équivalents CO2), on considère généralement les émissions du moteur de navire lui-même, de son réservoir à l’hélice, mais on oublie trop souvent celles du puits d’extraction au réservoir, alors que c’est bien la somme des deux qui permet de juger de l’intérêt d’un carburant.
Ainsi par exemple l’hydrogène produit aujourd’hui (hydrogène dit gris) semble imbattable si l’on s’en réfère aux émissions strictes du navire alors que, synthétisé à partir du méthane, c’est un fort émetteur globalement et il ne peut être une solution ; par opposition, l’hydrogène produit à partir d’électrolyse de l’eau avec de l’électricité d’origine renouvelable (hydrogène dit vert) est le champion toutes catégories en terme d’émission globale.
Similairement, des diesels neutres en carbone peuvent être synthétisés à partir de CO2 et d’hydrogène vert ; on compte aussi au nombre des candidats potentiels les bio diesels (issus de la biomasse).
Dans une étude de la société de classification DNV GL, différents carburants ont été classés selon leur émissions globales en CO2 équivalent ; en parallèle, les coûts de ces carburants ont été estimés à l’horizon 2030 et classés, corrigés de leur densité énergétique (autrement dit, la quantité d’énergie dans une tonne de diesel n’est pas la même que dans une tonne d’hydrogène). Enfin, l’étude détermine la part de bio-carburant à introduire dans le carburant d’origine fossile pour atteindre l’objectif final de 50 % de ses émissions de GES et compare les coûts combinés : le GNL, avec 33 % de mix bio reste le plus économique (moins de 1000 $/tonne), alors que le diesel marin nécessiterait l’introduction de 49 % de diesel synthétique mais atteindrait les 1700 $/tonne ( à titre de comparaison, le diesel marin s’achète aujourd’hui à Rotterdam, place de référence, autour de 500 $/tonne).
On pourrait reprocher à l’étude de ne pas avoir couvert le cas de l’hydrogène mais il n’y a aujourd’hui aucun rationnel économique pour ce carburant (maritime). D’ailleurs, d’après les études menées par l’Hydrogen Council et l’AFHYPAC (association française pour l’hydrogène et les piles à combustibles), c’est seulement à l’horizon 2040-2050, que le fret maritime (et le fret aérien) pourrait utiliser l’hydrogène comme carburant alors que les véhicules légers et les transports en commun propulsés grâce à l’hydrogène pourraient se développer de manière massive à l’horizon 2030.
Aussi la conclusion de cette étude est que l’avenir du transport maritime réside dans un mix fossile bio des carburants déjà utilisés, y compris le GNL. Cette voie a pour mérite d’organiser une transition douce, sans rupture technologique, vers la décarbonation, ou en tout cas la « moindre carbonation » : les navires existants ou convertis au GNL pourront introduire ces carburants au fur et à mesure de la montée des contraintes environnementales, sous quelque forme que ce soit, mais au prix d’un renchérissement non négligeable de leur coût opérationnel.
Evidemment cette approche suscite(rait) de fortes réticences car elle suppose de « s’enfermer » un peu plus dans des solutions faisant appel pour le moment à des carburants fossiles, et ainsi aucune stratégie ne fait à ce jour consensus parmi les acteurs d’un même segment de marché. Je ne donnerai que deux exemples significatifs à mes yeux, dans le transport par conteneurs : CMA CGM, 3ème mondial (entreprise française) a opté pour le GNL pour la commande de ses 14 derniers porte- conteneurs géants (sur une flotte d’environ 500 navires), alors que le n°1 mondial Maersk, bien que se fixant comme objectif la neutralité carbone en 2050, s’est contenté jusqu’à présent de projet(s) pilote(s), comme l’opération d’un navire utilisant 20 % de bio-carburant sur un trajet Rotterdam Shanghai…
Alors quelles perspectives ?
L’OMI étant vent debout contre un mécanisme de marché permettant de réduire ses émissions, les leviers sont limités pour accélérer cette transition énergétique.
La voie de la sobriété énergétique (complémentaire à l’efficacité énergétique) semble être en tout cas l’option poussée par la France auprès de l’OMI, et soutenue par certains acteurs du secteur, par le biais d’une limitation relative ou absolue des vitesses des navires ; si cette nouvelle réjouit certains, il faut avant tout comprendre qu’une réduction de la vitesse des navires, pour une même quantité de produits à transporter, implique une augmentation des navires en circulation et c’est bien le pari que font certains armateurs en soutenant cette proposition ! Sauf à limiter la globalisation de nos économies qui a généré cette croissance du transport maritime et fait la fortune d’un CMA CGM par exemple, la sobriété du secteur me semble peu prometteuse… mais on sort ici du cadre de l’OMI.
Une note encourageante tout de même : les acteurs clés évoluent dans un secteur réputé pour son conservatisme. Non seulement les armateurs multiplient les initiatives pour répondre et anticiper les réglementations environnementales, mais 11 banques et institutions financières (représentant 20 % du portefeuille global des prêts bancaires pour le maritime) ont à ce titre signé l’initiative « Poseidon Principles » pour mesurer l’empreinte carbone de leur portefeuille de navires financés.
[1]Source IHS markit
- Le transport maritime face à sa transition énergétique - 20 septembre 2019
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