En préambule, précisons la définition que nous donnerons au mot mixité dans ces pages : à tous les échelons de l’entreprise (et de la société), du plus humble au plus élevé, et quel que soit le secteur d’activité, la répartition entre les femmes et les hommes devrait être identique en nombre et en droits.  Cette mixité est aussi appelée parité (1).

Pourquoi tant de résistances ?

Nous n’allons pas ici revenir sur les chiffres qui montrent que nos sociétés sont très loin de cette mixité (parité) qui devrait être naturelle (2).

Et pourtant l’étude Woman Matter 2016 du cabinet Mc Kinsey démontre qu’une plus large place laissée aux femmes à tous les niveaux des organisations augmenterait significativement le PIB des pays.

Comment donc expliquer rationnellement que, si un plus grand nombre de femmes aux sommets de la gouvernance des entreprises en améliorerait très fortement l’efficacité économique, celles-ci n’y soient pas plus présentes ? Les entreprises se veulent rationnelles, logiques, au service de résultats optimisés, où se cache donc le problème ?

Rappelons quelques éléments de contexte (entre autres) : l’étude Woman Matter 2013 nous apprenait que si 84% des femmes interrogées se considéraient « très qualifiées » pour se voir confier un rôle de senior management, seuls 43% des hommes déclaraient leur accorder cette confiance. Ces chiffres témoignent de la difficulté qu’ont les femmes à franchir le plafond de verre que dresse, souvent inconsciemment, le management majoritairement masculin des entreprises.

Cette projection sous-évaluée faite par les hommes sur la capacité des femmes à assurer des fonctions de responsabilités fonde-t-elle aussi les différences de salaires observées encore dans les entreprises ? Pour exemple, l’enquête CGE 2014 sur le premier emploi des diplômés des grandes écoles montre que les hommes diplômés de l’Ensae gagnent 10% de plus que leurs camarades femmes (pour leur premier emploi en France, et plus de 30% de plus s’ils/elles travaillent à l’étranger – hors primes). Comment les femmes, avant même d’avoir commencé à travailler, peuvent-elles être considérées comme moins performantes ? (seul critère légitime pour justifier une moindre rémunération ?).

Pourtant, interrogé sur le sujet, vous ne trouverez aucun dirigeant qui ne proclame pas être « franchement pour » la mixité. Cela reste-t-il donc au stade de l’intention, toujours moins dangereuse que l’action ? Car lorsque les choses se précisent et que la mixité insiste pour s’imposer, les réactions spontanées sont souvent désolantes comme, par exemple, celle d’un membre du conseil d’administration d’Uber qui déclarait à propos de l’intégration de plus de femmes au conseil « cela va augmenter le bavardage » ou encore, cet ex-député français, battu aux dernières élections législatives par une femme, et qui s’interrogeait en ces termes sur une radio :  » personnellement, cela ne me gêne pas qu’elle ait été élue à ma place, mais dites-moi qui va faire sa lessive et s’occuper de ses enfants ? et en plus, elle n’est pas compétente ! ». Même le secteur que l’on pourrait imaginer « avancé » de la Silicon Valley est aujourd’hui dénoncé comme lieu de forte discrimination envers les femmes qui, en outre, y subissent un harcèlement quotidien au sein de leurs entreprises comme de la part des investisseurs.

Tout est donc dit. Et finalement, si le problème de la mixité trouvait ses racines dans le positionnement respectif homme-femme, hérité de siècles de société patriarcale et d’androcentrisme (3) ?

Des avancées législatives salutaires

En effet, après un XIX° siècle qui voit le séparatisme selon le genre et la masculinité dominante s’épanouir dans nos pays occidentaux, il faudra attendre les avancées juridiques de la fin des années 60 pour que les femmes françaises accèdent à une autonomie libératrice (réforme des régimes matrimoniaux qui permet aux femmes d’ouvrir un compte en banque et de signer un contrat de travail sans l’autorisation de leur mari, indispensable jusqu’alors (1965) ; loi Neuwith autorisant la contraception (1967) ; autorité paternelle remplacée par l’autorité parentale et suppression de la notion de chef de famille (1970) ; loi sur l’égalité salariale (1972) ; mixité de la totalité des grandes écoles françaises, jusqu’alors, dans leur très grande majorité, inaccessibles aux femmes (1972) ; loi Veil autorisant l’avortement (1975) ; loi contre les discriminations selon le genre à l’embauche (1975)… (4)). Finalement, moins de 50 ans nous séparent d’une époque d’empêchement aussi systématique qu’efficace d’une mixité économique et sociale.

Ces avancées législatives modifiant en profondeur l’équilibre établi entre les femmes et les hommes ont progressivement fait évoluer la société française, et notamment les aspirations féminines …

Sur le sujet, l’excellent ouvrage « Allez les filles » de Christian Baudelot et Roger Establet soulignait, dès 1992, que « le sexe est, après l’origine sociale, la seconde dimension de l’architecture d’un système scolaire … sous forme d’avantages dans l’accumulation de l’énergie scolaire pour les filles, et d’avantages dans la négociation du capital scolaire acquis pour les garçons« . Les deux auteurs ajoutaient des phrases prémonitoires sur les conséquences sociétales à attendre de cette appétence reconnue des filles pour les études : « La percée des filles est inachevée et se poursuivra (la certification scolaire ne cessera de progresser, leur volonté de faire reconnaître leur qualification aussi). D’où un problème majeur : l’école a pris en France une telle avance sur la société civile que l’on peut formuler quelques inquiétudes concernant l’avenir. Si elle se perpétuait dans son état actuel, la sous-utilisation de la main d’œuvre féminine qualifiée représenterait un redoutable gâchis de compétences ; à l’inverse, la revendication d’une reconnaissance professionnelle peut conduire les femmes à faire exploser les cadres sociaux traditionnels, qui constituent l’économie immergée de nos sociétés industrielles« .

Ces derniers mots écrits en 1992 ne sont-ils pas la clef des réticences observées dans le développement si lent de la mixité au sein des entreprises alors qu’il est établi que celle-ci est possible et serait un formidable levier de croissance pour l’économie et de profitabilité pour ses acteurs ?

Des résistances sociétales profondes s’opposent à une évidence économique

Si nous reprenons les enseignements des études Woman Matter menées par Mc Kinsey depuis une dizaine d’années, s’en dégagent quelques éléments à partir desquelles entreprises et gouvernements peuvent fonder leurs actions :

-> La performance de l’entreprise est directement proportionnelle à la place des femmes dans ses instances gouvernantes. Il devient donc stratégique de réfléchir aux freins socio-culturels qui empêchent de mettre en œuvre une mixité, positive pour tous.

-> Ce sont les inégalités fondées sur le genre existant au sein des sociétés qui sont à l’origine et nourrissent celles observées en entreprises : c’est donc, en priorité, à une évolution des mentalités et des attitudes quant à l’équivalence des genres (5) qu’il faut s’attaquer.

-> Cet aspect des actions à entreprendre touche au cœur de l’identité de chacun. Hommes et femmes vivent dans une société patriarcale et en ont intériorisé les stéréotypes qui se traduisent par des droits et des devoirs différenciés selon le genre. Mais aujourd’hui, les femmes veulent obtenir ce qu’elles pensent leur être légitimement dû de par leurs compétences. Face à elles, les hommes sont confrontés à la question de ce qu’ils sont prêts à lâcher. Pour eux, ce choix devient conflit entre ce que leur rationalité leur dicte et ce que leur sentiment identitaire peut psychologiquement accepter. C’est là une situation parfaite de profonde dissonance cognitive, source de déni défensif de ce qui pourtant peut sembler raisonnable et rationnel.

Réinventer les modèles

Concrètement, pour obtenir une mixité à tous les échelons hiérarchiques, et plus particulièrement dans les instances gouvernantes, il faut travailler sur les mentalités, sur les stéréotypes, sur les injustices, et s’interroger sur certaines priorités, comme par exemple :

  • S’attaquer au temps partiel : en France, 20% des emplois sont à temps partiel mais 80% d’entre eux sont occupés par des femmes ; autrement dit 31% des femmes actives le sont à temps partiel voulu (?) ou subi.

Des secteurs entiers de l’activité économique fonctionnent à l’aide d’emplois à temps partiel subi par les femmes les maintenant dans une précarité dont la société et les politiques ne prennent pas  encore la vraie mesure (sur le sujet, lire « Le quai de Ouistreham » de Florence Aubenas, 2010).

  • « Aider » les unes ? ou répartir équitablement entre les unes et les uns ? : Les politiques natalistes et/ou familiales développées dans certains pays et notamment en France, en promouvant (financièrement) congé parental aidé ou emploi à temps partiel, ont visé pendant longtemps à « faciliter » la prise en charge de la famille par la femme au détriment de sa carrière professionnelle et, de fait, de son autonomie économique (quand un couple sur deux divorce (6) et qu’environ 50% des pensions alimentaires ne sont pas payées – source CAF).

Ces politiques ont été pendant plusieurs décennies fondamentalement anti-féministes ; sous couvert affiché d’aider les femmes, elles ont permis aux hommes de se décharger en toute bonne conscience des activités domestiques et de soin des enfants. Le surmenage, la pression sociale valorisant l’image de la « bonne mère », les rapports de force (voire la pression affective du mari) au sein du couple bi-actif poussent inconsciemment nombre de femmes à accepter les « avantages » que leur procurent, à court-terme, ces politiques (temps partiel, congé parental). Dix ans plus tard, l’heure des comptes est souvent douloureux pour les femmes.

De fait, en France, les conséquences négatives sur l’évolution professionnelle (et salariale) des mères ayant choisi de profiter de ces « avantages » ainsi que les effets dramatiques sur leur retraite ont, entre autres, motivé l’évolution législative de 2013 équilibrant les durées possibles des congés parentaux d’éducation pour le père et la mère (6 mois chacun). Cela va enfin dans le bon sens mais, les blocages socio-culturels opérant, très rares sont encore les pères qui imaginent « profiter » de ce droit. Ainsi, il apparait que ce ne sont pas les maternités (temps de la grossesse, congés de maternité, quelques mois strictement rattachées à la femme) mais bien le soin aux enfants et leur éducation (qui devraient légitimement être partagés à égalité pendant plusieurs années) qui sont le premier frein à l’emploi féminin. Et sur ce sujet, seule une équitable répartition des tâches pourra profiter aux femmes et au développement de leurs activités professionnelles.

Ces activités non rémunérées, non reconnues (les activités domestiques, l’éducation des enfants, le soin aux anciens, la charge mentale du foyer …), mais hautement indispensables à l’équilibre sociétal doivent être équitablement réparties. Il est possible de rêver que les Etats prennent un jour en charge toutes ces heures de « care« . Mais est-ce là une solution souhaitable ? N’est-ce pas plutôt une esquive facile permettant, en attendant, de ne rien changer en profitant du stéréotype profondément ancré de la supposée propension « naturelle » féminine à exceller dans ces activités de care ?

  • Re-visiter le modèle de performance des entreprises : Celui-ci fondé sur le « anytime performance » se heurte à l’investissement fortement déséquilibré dans les activités de care qui incombent en très grande majorité aux femmes (temps domestique journalier en Europe de l’ouest : femmes = 4h29′, hommes = 2h18′ – Source Woman Matter 2015, Mc Kinsey). Et n’imaginons pas que la révolution digitale en créant la femme atawadac (7), résoudra tous les problèmes au risque plutôt de les accroître jusqu’au burn out, ruptures de plus en plus fréquentes dans nos organisations parfois inhumaines.

Il apparaît donc que c’est bien dans l’intimité de chacun et notamment du couple que se définit la plus ou moins grande capacité de la femme à prendre sa part active dans la vie économique de son pays, à s’y réaliser en exerçant ses compétences et ses talents, et à y acquérir son autonomie économique, en un mot sa liberté.

Dans l’intimité du couple mais aussi, évidemment, dans la manière dont la société et son fonctionnement politique insuffleront stimulations (par des actions d’éducation des filles, des garçons, des femmes et des hommes…) et obligations (par exemple, la loi sur la parité …) pour faire évoluer les mentalités sur le genre.

Quelles actions pour améliorer la mixité en entreprise ?

L’observation des progrès réalisés dans certaines entreprises permettent de mettre à jour quelques bonnes pratiques que celles-ci ont mises en œuvre avec succès :

-> Choisir d’atteindre la mixité (toujours considérée au sens paritaire) à tous les échelons de l’entreprise : cet objectif nécessite une politique volontariste de longue haleine qui doit être une priorité et être envisagée à long terme. Les effets des actions entreprises en ce sens pourront n’être visibles que 3 à 5 ans après leur mise en place. C’est donc une stratégie à développer sur la durée plutôt que quelques actions tactiques permettant seulement des opérations de communication sans réels effets.

-> Un choix de gouvernance qui participera de la culture de l’entreprise : comme toutes les actions stratégiques à long terme, cette politique doit être initiée et soutenue par les plus hautes instances de l’entreprise. Cela devient une décision du sommet (qui montrera l’exemple en constituant des instances paritaires de gouvernance), déclinée à tous les étages de la hiérarchie par les managers, guidés et soutenus par les RH. Les valeurs qui soutiennent cet objectif de mixité doivent appartenir aux valeurs identitaires qui fondent la communication corporate de la marque, ces valeurs appartiennent à celles qui définissent la culture d’entreprise. Il n’est plus suffisant de faire du client la seule priorité de l’entreprise. A ses côtés, la/le collaboratrice/teur est aujourd’hui l’autre levier de sa réussite économique. Il n’est plus temps de le savoir sans en tirer les conséquences organisationnelles.

-> Comme toutes politiques ou démarches stratégiques, la recherche de la mixité en entreprise doit être accompagnée du développement

  • de critères quantitatifs de mise en place : pourcentage (50% ? pourquoi pas ?) imposé de femmes au conseil d’administration, au comité de direction, au comité exécutif… et pourcentage (50% ? pourquoi pas ?) imposé d’hommes aux niveaux subalternes de l’entreprise dans lesquels la surreprésentation féminine est trop souvent considérée comme naturelle ; parité imposée pour les recrutements extérieurs comme pour la mobilité interne … L’entreprise doit « apprendre » à prendre des risques sur des candidatures féminines (comme elle le fait sur des candidatures masculines !) pour des postes de haute responsabilité.
  • d’instruments de mesure et de sanction de son efficacité : analyses chiffrées des répartitions selon le genre pour tous les aspects de la vie de l’entreprise, impact sur les politiques de rémunérations des managers …

-> Réussir la mixité en entreprise signifie développer des process RH spécifiques centrés sur cet objectif, à destination des femmes mais aussi des hommes.

  • Pour recruter des femmes : des actions de coaching (pour stimuler l’ambition légitime de leur projet professionnel) et de training (pour apprendre à oser se vendre) adaptées aux femmes doivent être mises en place dans les écoles et universités (les enseignements ciblés dispensés dans les universités américaines réservées aux femmes, comme à Barnard, en est un bon exemple à méditer). Parallèlement des actions de formation et de prise de conscience de la richesse potentielle de la mixité pourront être adressés aux managers hommes.
  • Pour promouvoir des femmes : les programmes de mentoring proposés aux femmes au sein de leur entreprise leur permettront de bénéficier soit d’exemples féminins positifs qui les pousseront à oser parce qu’elles imagineront que « c’est possible » ; soit de mentors masculins sachant développer le potentiel de leur mentorée et la promouvoir.
  • Pour fidéliser les femmes : être à l’écoute des difficultés non dites que la femme peut rencontrer dans sa vie de mère dans un couple bi-actif ; savoir, par un coaching adapté, l’alerter sur les avantages court-terme et les dangers long-terme des renonciations temporaires ; développer des actions de communication auprès des hommes pour les sensibiliser à la gestion équilibrée d’un couple bi-actif (construire sa carrière sur le sacrifice de celle de l’autre est souvent synonyme de rupture à moyen terme ; 80% des divorces sont initiés par les femmes – source CAF).
  • Pour que les femmes apportent tout leur potentiel au développement économique de leur pays : leur apprendre la force des réseaux, l’importance du networking complémentaire, ô combien, du sacro-saint « travail bien fait », trop souvent unique critère que les femmes surestiment pour leur assurer la réussite professionnelle (8).

Conclusion

Se battre pour atteindre une vraie mixité (parité) à tous les étages de l’entreprise est une décision rationnelle qui permettra d’accroître la réussite de l’entreprise et de développer l’économie d’un pays.

Trois acteurs se partagent les clefs de cet enjeu pour mieux en partager les bénéfices.

  • Les entreprises qui doivent s’interroger sur leurs ambitions en termes de mixité et les moyens qu’elles sont prêtent à mettre en œuvre.
  • Les gouvernements : qui doivent développer et soutenir des politiques (de formation, familiales, sociales…) tenant compte, pour mieux le combattre, de l’héritage socio-culturel fondé sur des différences selon le genre.
  • Les individus, femmes et hommes qui détiennent la clef essentielle de l’enjeu de la mixité.

L’implication volontariste de ces trois acteurs permettra cette évolution sociétale bénéfique pour :

  • les femmes dans leur réalisation personnelle grâce à tous leurs talents et leurs facettes
  • les hommes dans leur vie privée, leur paternité et leur vie professionnelle
  • les entreprises qui trouveront dans cette mixité nombre de ressources humaines et économiques positives

en un mot, la société dans son ensemble.

Qu’attendons-nous ?


(1) : Loin de nous la déclaration « universelle » des droits de l’homme de 1789 qui dans sa prétendue « universalité » donnait des droits identiques à « tous » … sauf à la moitié féminine de la population !

(2) : Etude Woman Matter 2016 – Mc Kinsey

(3) : Sur la définition de l’androcentrisme, voir « Politique des sexes » – Sylviane Agacinsky

(4) : Source : « Communication et Médias – Evolution et révolution » – Catherine Grandcoing.

(5) : Sur la valence différentielle des genres, voir « Masculin-Féminin I et II », Françoise Héritier, 1996 et 2005.

(6) : « Séparées – Vivre l’expérience de la rupture », François de Singly.

(7) : atawadac : any time, any where, any device, any content

(8) : « Choisissez tout » – Nathalie Loiseau