Ce livre, ouvrage collectif sous la direction de Michel Aglietta, fait suite à un rapport commandé par l’institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts et Consignations sur le thème du risque de stagnation séculaire et de la transformation du régime de croissance.

Il s’inscrit dans une perspective historique selon le principe d’étude de la théorie de la régulation et cherche à penser autrement et à long terme les rapports entre finance, croissance et climat. Il mélange à la fois une approche macro-économique avec une estimation de la croissance potentielle, un retour sur les déterminants de l’inflation, l’importance de la prise en compte du cycle financier mais également des études micro-économiques sur le comportement d’épargne des ménages et d’investissement des entreprises. L’étude du comportement d’investissement met l’accent sur le caractère stratégique du choix auquel les directions d’entreprises sont confrontées en arbitrant entre croissance interne et externe et, parallèlement, entre versement des dividendes et préservation de la capacité d’autofinancement. Sont mises en avant la dépendance de l’investissement au cours des actions et la domination du cycle financier sur le cycle conjoncturel. Du côté des ménages, la forte hausse des inégalités patrimoniales a pour conséquence une inadéquation entre les comportements d’épargne des ménages et les besoins des entreprises. En conclusion, le livre revient sur la nécessaire prise en compte du risque climatique. Il est refusé de réduire la complexité du climat à une fonction de dommage monétaire propice à un arbitrage entre coût et avantage de l’action climatique. Il est considéré comme fondamental de lier les facteurs de transition et de transformation du capitalisme en liant la temporalité écologique avec les temporalités sociales, économiques et financières.

En filigrane, l’ouvrage défend l’idée que le capitalisme financiarisé, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est pas soutenable face aux enjeux sociaux et environnementaux actuels et qu’une réforme est à mener face à la perte de sens entre la finance et l’économie réelle. Si l’on souhaite que la croissance inclusive et soutenable ne soit pas qu’une théorie, il est donc nécessaire de s’interroger sur les mutations à entreprendre.

Le capitalisme de rente financiarisé ne conduit pas à une croissance inclusive et soutenable

Il importe de se souvenir que le capitalisme a été financier et commercial avant d’être industriel au XIXe siècle mais également que le capitalisme n’est pas ancré dans la démocratie. L’histoire nous enseigne que le capitalisme a évolué au cours du temps et permet de mettre en évidence la logique de rupture qui le caractérise : dans tout régime de croissance figurent intrinsèquement ses propres facteurs de rupture. Depuis la dernière guerre mondiale nous avons assisté à deux régimes de croissance et deux types de crise systémique :

1. Le capitalisme contractuel régulé par les partenaires sociaux entre 1948 et 1973 et sa crise inflationniste liée à l’épuisement des progrès de productivité industrielle, au financement inflationniste de la dépense publique américaine ainsi qu’à l’ouverture des marchés financiers;

2. Le capitalisme financiarisé régulé par la financiarisation des entreprises entre 1982 et 2008 et sa crise d’endettement dans le sillage du découplage de la rentabilité financière et de l’investissement productif ainsi que du changement de la division internationale du travail et du système de prix.

Depuis les années 80, la théorie néolibérale dominante a créé un capitalisme de rente du fait de la concentration du capital : une rente financière favorisée par l’endettement à bas coût, une rente digitale par l’appropriation gratuite des données individuelles, une rente d’agglomération spatiale avec la création des mégalopoles mais également une rente d’influence sur la puissance publique qui se nourrit de l’évasion fiscale.

Aujourd’hui, il importe de prendre en compte ce large problème de l’économie de rente et de la concentration des entreprises avec des situations de monopole et monopsone qui vont de pair avec une forte concentration des patrimoines, la très forte hausse des inégalités, la fragmentation sociale, la montée de la pauvreté, le fractionnement des chaînes de valeur comme conséquence de la guerre commerciale, mais également la détérioration des ressources naturelles et l’aggravation de la dérive climatique.

La croissance potentielle a reculé dans l’ensemble des zones développées alors que la finance a fortement progressé mais sans développer l’investissement productif. Parallèlement, les liquidités et les masses monétaires sont en forte hausse sans avoir généré de l’inflation des actifs réels. La finance n’est aucunement une mauvaise chose en soi mais la dimension des effets de leviers et les innovations financières ont des effets négatifs. Dans un capitalisme dérégulé et piloté par un régime d’accumulation plus financiarisé, plus mondialisé et concurrentiel, les salaires ne résultent plus d’un compromis entre partenaires sociaux, les entreprises sont insérées dans les systèmes d’intense concurrence, le marché devient un guide dans la hiérarchie des projets vers lesquels va l’argent et la liquidité ne va plus vers l’investissement de long terme. En pesant sur le coût du capital, le marché définit à la fois le niveau de salaire et la masse salariale. Finalement, on observe un lien distendu entre prix et salaires.

La prédominance du cycle financier a de plus renforcé les disparités entre pays. Ainsi au sein de la zone euro, on observe une désynchronisation des cycles financiers en termes d’amplitude et de phase après la création de l’euro entre les pays connaissant des cycles financiers de faible ou de forte amplitude. L’Allemagne est un cas particulier avec un cycle nettement plus faible du fait de l’absence de bulle immobilière. Cela conduit à une lecture différente de la réalité de la divergence entre l’Allemagne et les autres pays avant la crise. Ces divergences ont réduit toute possibilité d’intégration et de coopération en Europe.

Dans cet environnement, le rôle de l’Etat n’a cessé de se réduire. En effet, dans la logique néo-libérale actuelle, l’Etat doit reconnaître les droits de propriété et les sauvegarder mais ne pas avoir un rôle plus ample dans nos économies. Conséquence, une nette baisse de la part des dépenses publiques dans le Pib et une faible part de l’investissement public.

La financiarisation et la mondialisation ont également conduit à une forte hausse des inégalités et une destruction du contrat social existant avec l’explosion du contrat de travail, des inégalités de genre marquées, une fragmentation du marché du travail avec la hausse des contrats non standards et la hausse de la part des bas salaires. Parallèlement, au-delà des discours, les engagements pour le climat sont largement insuffisants.

Pour un nouveau contrat social qui permettrait de rendre le capitalisme compatible avec les limites écologiques

Cet ouvrage collectif tente de donner un sens concret à la notion de croissance inclusive et soutenable, et de voir quelle forme de capitalisme serait compatible avec les limites écologiques actuelles. C’est dans ce sens qu’’il est question de rupture avec le capitalisme financiarisé dominant qui, du fait de son caractère mondialisé, se heurte de plus en plus au caractère national des démocraties.

Un nouveau contrat social doit être défini. Il est proposé que celui-ci inclue quatre propositions formant un cercle vertueux :

1. Il ne peut y avoir transition écologique sans justice sociale perçue et réelle

2. Il ne peut y avoir de justice sociale sans salaires décents et une protection sociale préservée

3. Il ne peut y avoir plein emploi sans transformation de l’appareil productif vers une économie circulaire rétablissant la complémentarité urbain/rural

4. Il ne peut y avoir transformation de l’appareil productif sans transition écologique

Ce contrat est fondé sur la notion d’équité avec l’idée qu’il est prioritaire d’assurer à tous la jouissance des biens premiers, à savoir des biens publics ou rendus tels comme un logement décent, une éducation de base, l’accès aux services de santé, la sécurité et un environnement sain.

Il est indispensable de prendre en compte le fait que le changement climatique et la destruction des écosystèmes sont une catastrophe d’un type nouveau dans la mesure où ce changementa est irréversible. Les politiques à mener doivent avoir pour but d’assurer la survie future de la civilisation alors que ce paradigme n’est pas inclus dans les préférences individuelles.

La difficulté est que cela suppose une large transformation qui doit être comportementale, technologique et spatiale. Il importe de faire face à la « tragédie des horizons » évoquée en 2015 par Mark Carney (Gouverneur de la Banque d’Angleterre) à travers l’adoption d’un nouveau pacte politique et la mise en place de politiques menées à très long terme (30 à 50 ans) qui dépassent largement les horizons électoraux.

La gouvernance des entreprises doit évoluer avec l’abandon de la valeur actionnariale comme principe premier – où les actionnaires sont les seuls légitimes pour définir les buts de l’entreprise – au bénéfice d’une gouvernance partenariale. L’entreprise doit devenir un lieu fondamental de la démocratie participative.

Il est également nécessaire de modifier le fonctionnement de la finance en adaptant son horizon. La puissance publique doit garantir la valeur des actifs environnementaux résultant d’investissements bas carbone. Les acteurs principaux doivent être les banques publiques de développement. Parallèlement, alors que l’épargne est majoritairement gérée par les investisseurs institutionnels, il est nécessaire de modifier les allocations en prenant en compte les politiques de long terme. Enfin, il importe d’intégrer les risques climatiques dans les régulations macro-prudentielles des banques centrales.

Une autre mutation concerne le rétablissement de la complémentarité urbain/rural et le besoin de favoriser l’économie circulaire comme principe d’écologie industrielle visant à régénérer les territoires.

Ces évolutions sont considérables mais nécessaires pour rendre le capitalisme compatible avec les limites écologiques. A ceux qui considèrent que ce n’est qu’une utopie, il faut rappeler que l’histoire a montré que le capitalisme a connu des régimes de croissance séparés par des époques de rupture. Les sociétés se transforment de façon continue pour inventer de nouvelles institutions capables d’organiser de nouveaux modes de régulation socio-économique. L’application des propositions de Green New Deal[1] portées par plusieurs politiques américains pourrait-elle en être la première étape ?

 

Mots-clés : Théorie de la régulation – contrat social – croissance inclusive et soutenable – finance et climat

* « Capitalisme – Le temps des ruptures » sous la direction de Michel Aglietta, aux éditions Odile Jacob


[1] A Green New Deal: Discursive Review and Appraisal. Macroeconomics: Aggregative Models eJournal. Social Science Research Network (SSRN). Accessed March 14, 2019.

Anne Faivre