Le 4 février 2019, Michel Balinski, co-inventeur du jugement majoritaire, est décédé à 85 ans. Il a été un pionnier dans la conception de systèmes de vote justes et pratiques. Il va nous manquer.

Quelque chose ne tourne pas rond dans les élections et les référendums à travers le monde. Le coupable est un système de vote séculaire qui empêche les électeurs de s’exprimer pleinement.

A cet égard, l’exemple du Brexit est éclairant. Il ressort clairement des trois dernières années de la vie politique britannique que les politiciens qui faisaient campagne pour le Brexit avaient différentes opinions sur ce que devait signifier le Brexit. Le système de vote binaire oui/non du référendum de 2016 était particulièrement inapproprié car il comptait les votes de significations différentes comme s’ils étaient identiques: «Rester» a une signification plutôt claire, « Partir » peut assurément être compris de différentes manières.

Quelle peut être la meilleure façon de représenter ce que les gens veulent vraiment avec le Brexit afin de parvenir à une solution ?

La première chose à faire est de laisser les électeurs exprimer leurs opinions sur toutes les options possibles recensées à ce jour, dont au moins neuf :

  • Révoquer la notification de l’Article 50 et rester dans l’UE
  • Organiser un second référendum
  • Repousser l’article 50 dans le temps et convoquer des élections générales pour changer le gouvernement
  • Repousser l’article 50 dans le temps pour permettre au gouvernement actuel de renégocier avec l’UE
  • Accepter l’accord négocié par T. May et l’UE
  • Accepter l’accord May/UE avec un backstop limité dans le temps
  • Accepter l’accord May/UE avec un mécanisme unilatéral de sortie du backstop
  • Négocier un nouvel accord avec union douanière permanente du Royaume-Uni avec l’UE
  • Négocier un nouvel accord avec adhésion du Royaume-Uni au marché unique

Si les électeurs votent de manière traditionnelle, au scrutin majoritaire  -comme au premier tour de l’élection présidentielle ou législative en France – ils ne pourront choisir qu’une option parmi les neuf susmentionnées. Il n’y aura aucune garantie que l’option gagnante soit celle qui se rapproche le plus du consensus général. Il se peut, par exemple, qu’une option gagne avec 20 % des voix, mais que 80 % des électeurs soient contre ou redoutent cette option.

Jugement majoritaire

Il existe un autre moyen de faire voter les électeurs sur les neuf options susmentionnées. Nous proposons l’utilisation d’une nouvelle méthode de vote, le « Jugement majoritaire » (JM).  Le JM est une nouvelle théorie du choix social applicable à tout scrutin collectif, établie par les mathématiciens/informaticiens du CNRS Michel Balinski et Rida Laraki, à partir de 2002. Avec le JM, l’électeur vote en donnant son avis sur toutes les candidatures présentées à l’élection, en leur attribuant la mention de son choix (par ex. Très bien, Bien, Passable, Insuffisant, A Rejeter) ou encore (Très bonne, Plutôt bonne, Acceptable, Plutôt mauvaise et Très mauvaise). La candidature retenue est celle jugée la plus méritante par la majorité de l’électorat (celui qui obtient la meilleure mention « majoritaire »).

Avec le JM, l’élection est enrichie et l’établissement d’un consensus devient plus probable car les électeurs se voient offrir la possibilité de donner leur avis sur chacune des options soumises. Chaque électeur est libre d’attribuer les mentions qu’il souhaite et l’option la mieux évaluée par la majorité gagne.

Dans le cas du Brexit et des neuf options énumérées ci-dessus, un électeur pourra évaluer l’une des options comme très bonne, deux assez bonnes, deux acceptables, trois plutôt mauvaises et une très mauvaise. Un autre électeur aura une opinion différente et estimera qu’une des options est très bonne, et pensera que toutes les autres options sont très mauvaises.

Quelle option de Brexit serait la meilleure avec un jugement majoritaire ?

Fin janvier 2019, YouGov et The Times ont commandé un sondage à un autre institut réputé, le NatCen Social Research. Ils ont demandé à 1 650 adultes britanniques d’évaluer une gamme de résultats potentiels du Brexit.

La question pour chacune des options, était la suivante: Pensez-vous que ce serait une bonne ou une mauvaise issue ?

Tableau 2: NatCen Social Research: enquête YouGov et The Times du 31 janvier 2019

Les données de ce sondage correspondent aux résultats du JM. Le tableau 2 montre que B («rester dans l’UE») et C («sortie sans accord») sont jugés comme très mauvais par 36 % des sondés. L’option A («accord UE/May»), en revanche, ne comporte que 3 % de très bonnes notes mais, dans l’ensemble, l’évaluation est moins négative (seulement 16 % des très mauvaises évaluations). Selon le JM, A est la meilleure de ces trois options, étant un compromis acceptable tandis que les autres sont jugées assez mauvaises.

Il est intéressant d’observer que ces résultats diffèrent de ceux d’une autre enquête YouGov réalisée par le NatCen Social Research 13 jours plus tôt qui posait la question suivante à 1 754 adultes : S’il y avait un nouveau référendum, comment voteriez-vous aux propositions suivantes : «rester dans l’UE», «quitter l’UE aux conditions récemment négociées par le gouvernement» ou «sortir de l’UE sans accord»? (tableau 3)

Tableau 3: NatCen Social Research: enquête YouGov du 18 janvier 2019

Ici, la meilleure option, selon le scrutin majoritaire à un tour, est « rester dans l’UE » car les votes de « Sortir » sont divisés entre A (avec accord) et C (sans accord). Par chance, le sondage du tableau 2 a demandé aux électeurs leur opinion sur une quatrième option: (D) Imaginez que le résultat final du Brexit soit que la Grande-Bretagne quitte l’Union européenne avec un accord prévoyant notamment de rester dans le marché unique et dans l’union douanière.

Tableau 4: comme Tableau 2

Selon le JM, l’option D est encore meilleure que l’option A (accord UE/May). Cet «accord alternatif» serait-il accepté par l’UE? Nous ne le savons pas. Nous espérons toutefois que l’analyse montre que le fait de permettre aux électeurs d’exprimer plus précisément leurs opinions sur toutes les options possibles permet d’aboutir à une décision véritablement majoritaire et convenant à tous.

Non, huit fois Non

Le 27 mars, les députés britanniques ont voté sur huit options concernant le Brexit. Au jeu binaire du « oui »  ou « non », les députés ont rejeté toutes les options qui leur étaient proposées.

Cependant, les résultats du vote se prêtent à une analyse plus poussée. En appliquant le jugement majoritaire il est possible de déterminer quelle option a été la moins rejetée et d’établir un ordre précis des préférences des députés.

En regardant de plus près, les députés ont été invités à choisir, pour chacune des options, entre « oui », « non » et s’abstenir (« ni oui ni non »). Ces trois possibilités peuvent être considérées comme trois « mentions » sur une échelle ordinale. Avec le JM, ce qui est présenté comme impossible ne l’est plus : toutes les options peuvent être classées et, par conséquent, une majorité pourrait être trouvée au Parlement britannique en faveur d’une meilleure (ou moins mauvaise) option.

Neuf options

Aux huit options mises aux voix le mercredi 27 mars 2019, nous en ajoutons une neuvième : « L’accord de sortie soutenu par l’Union européenne et le gouvernement de Theresa May » qui a été rejeté par les Communes le 23 mars. L’application de JM produit le classement suivant.

Selon le JM, l’option la mieux évaluée par une majorité de députés est un « accord douanier permanent et complet entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ».

De manière significative, «  Sortir sans d’accord » et « Sortir avec l’accord UE/May », les options que l’Union européenne et le gouvernement britannique ont présentées aux députés comme les seules alternatives possibles, sont en fait parmi les plus rejetées ! Les députés préféreraient annuler le Brexit et révoquer l’article 50 plutôt que de se lancer dans l’un ou l’autre de ces choix.

Le Brexit est un cas classique où la logique binaire du vote Oui/Non échoue. Étant donné qu’aucune des options de sortie n’est privilégiée par les députés, il semble n’y avoir aucune issue possible et le Brexit risque donc de se solder par un échec majeur de la démocratie.

Alors que le Royaume-Uni est confronté à la décision la plus importante pour son avenir depuis la Seconde Guerre mondiale, le moment n’est-il pas venu de réfléchir à la manière dont cette décision sera prise? Après tout, les systèmes de vote sont des constructions humaines et peuvent être changés, au profit de systèmes meilleurs. 

Le JM dans l'élection présidentielle Américaine

Nous avons eu la chance de découvrir un sondage sur l’élection américaine par Pew Research Center en mars 2016 auprès de 1787 votants inscrits, de toutes tendances politique où le jugement majoritaire peut être utilisé. Il faut ici souligner que ni les votants, ni les sondeurs n’étaient au courant que ces réponses pourraient servir de base à un mode de scrutin.

La question posée était : « Sans considérer qui vous soutenez actuellement, j’aimerais savoir quel genre de président vous pensez que serait chaque candidat suivant s’il était élu en novembre 2016 ? »

Tableau 5 : Sondage Pew Research Center, 17-27 Mars 2016

L’utilisation du jugement majoritaire afin d’établir un classement des candidats à partir de ces évaluations ou de ces mentions est facile. Commencez à chaque bout de l’échelle d’évaluation et additionnez les pourcentages jusqu’à ce qu’une majorité des opinions soit atteinte.

Prenons l’exemple de John Kasich : 5 % estiment qu’il ferait « un excellent président », 5+28 = 33 % pensent qu’il serait « un bon président » ou mieux, et 33+39 = 7 2% (soit la majorité) pensent qu’il serait un « président moyen » voire mieux. Depuis l’autre bout, 9 % n’en ont jamais entendu parler, 9+7 = 16 % pensent qu’il serait un « très mauvais président » voire pire, 16+13 = 29 % qu’il serait « médiocre» ou pire, et 29+39 = 68 % (une majorité) pensent qu’il serait «  moyen » ou pire.

Les deux modes de calcul aboutissent à des majorités en faveur de la mention « moyen »,  donc la « mention majoritaire » de Kasich est « Président moyen ».

Des calculs similaires montrent que Sanders, Clinton et Cruz ont tous la même mention majoritaire, « président moyen ». Quant à Trump sa mention majoritaire est « président médiocre », ce qui fait de lui le dernier du classement.

Pour déterminer quel sera l’ordre de classement par le jugement majoritaire entre ces quatre candidats, il faut faire deux autres calculs.

Le premier est le pourcentage de votants qui ont mieux évalué un candidat que sa mention majoritaire ; le second le pourcentage de ceux qui ont moins bien jugé le candidat que sa mention majoritaire. Ces deux calculs permettent d’aboutir à un nombre qu’on appellera la « jauge ». Pour comprendre sa signification, imaginez une balance : dans certains cas, la majorité penche plus fortement vers une meilleure mention et dans d’autres, vers une mention pire.

Dans le cas de Kasich, 5+28 soit 33 % l’ont évalué au-dessus de « moyen », sa mention majoritaire, et 13+7+9 = 29 % l’ont évalué en dessous. Comme le plus grand pourcentage est du côté positif, sa jauge est +33 %. Pour Sanders, 36 % ont jugé qu’il était au-dessus de sa mention majoritaire et 39 % en deçà : donc, le plus grand nombre étant du côté négatif, sa jauge est – 39 %.

Un candidat est mieux classé qu’un autre quand sa mention majoritaire est meilleure, ou, en cas d’égalité des mentions majoritaires, quand sa jauge est meilleure (voir Tableau 6).

Tableau 6 : Classement du JM, Sondage Pew Research Center, 17-27 Mars 2016

Quand les électeurs sont en mesure d’exprimer leur opinion sur chaque candidat – les bons comme les mauvais –, les résultats sont à l’opposé de ceux obtenus avec le scrutin majoritaire. Ainsi, selon le jugement majoritaire, les candidats qui arrivent en tête des opinions sont en fait Kasich et Sanders. Clinton et Trump sont en queue de classement.

Comment un jugement majoritaire peut-il améliorer la démocratie ?

Cet exemple tragique peut être transposé à beaucoup d’autres situations. Il y a de plus en plus de cas où nous devons décider ensemble, mais où les décisions ne sont ni faciles ni évidentes. Permettre aux électeurs d’exprimer plus précisément leurs opinions est crucial pour les élections. C’est aussi, de manière critique, une meilleure représentation de l’opinion de la majorité.

Les référendums à travers le monde pourraient changer et devenir un outil de paix et de consensus s’ils étaient opérés avec le JM, car celui-ci permet aux électeurs d’évaluer les différents candidats ou options plutôt que de simplement dire « Oui » ou « Non ». Les débats et les discussions qui précèdent les référendums en seraient aussi profondément transformés, car moins sujets à la manipulation et à la polarisation excessive.

Le JM, résultat d’une théorie mathématique élaborée du vote, a été conçu pour satisfaire certains principes démocratiques de base :

  • Les électeurs peuvent exprimer précisément leur opinion sur toutes les options/candidats et ne se limitent pas à en soutenir une seule à l’exclusion de tous les autres en lice.
  • Le vote utile et l’impact néfaste de la multiplication des petites candidatures sont neutralisé Tous les candidats avec des profils similaires peuvent concourir sans empiéter sur les chances des autres car les électeurs peuvent juger positivement tous les candidats.
  • Il n’est pas nécessaire que les électeurs protestent en s’abstenant ou en votant blanc, car ils peuvent juger négativement toutes les alternatives qu’ils n’aiment pas.
  • En raison de sa conception mathématique, le JM est le système le moins manipulable : les blocs d’électeurs qui exagèreraient les notes qu’ils donnent au-delà de leurs véritables opinions n’auraient qu’une influence limitée sur les résultats.
  • Plus important encore, le JM déclare gagnant le candidat qui est le mieux évalué par l’électorat.

 Jugement majoritaire en pratique

La British Academy, académie des sciences humaines et sociales du Royaume-Uni, utilise le JM pour élire de nouveaux membres. «LaPrimaire.org» (une initiative politique française visant à organiser une élection primaire en ligne ouverte à tous les citoyens) a utilisé le JM en 2016 pour désigner sa candidate (Charlotte Marchandise) à l’élection présidentielle de 2017 avec 32 625 participants. «Generation.s», un mouvement politique français, utilise le JM pour ses décisions internes et «Yashar», un parti israélien qui met l’accent sur la démocratie directe participative, s’intéresse au JM comme moyen d’améliorer son processus de démocratie interne. Dans le «Grand débat national» lancé par le président Macron en janvier pour solliciter les idées de citoyens, plus de trois cents propositions ont recommandé que le JM soit adopté comme système de vote. Par ailleurs une association, « Mieux voter [5]», a été fondée début 2018 en France pour promouvoir le jugement majoritaire.


[1] Pew Research Center. 2016.« March 2016 political survey. »

[2] Balinski M. and R. Laraki (2011) «Majority Judgment: Measuring Ranking and Electing». MIT Press.

[3] Pour une analyse détaillée, cliquer ici.

[4] Balinski M. and R. Laraki (2011) «Majority Judgment: Measuring Ranking and Electing». MIT Press.

[5] www.mieuxvoter.fr

Rida Laraki et Chloé Ridel
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