Benjamin Thibault, directeur général de Fortum France, en appelle à une solidarité européenne dans le domaine de l’énergie pour faire face aux nécessités de la lutte contre le changement climatique dans le contexte post-Covid.

Le changement climatique est le défi majeur de l’humanité au XXIème siècle et pour y répondre, il est indispensable que l’économie soit neutre en carbone dès 2050. Pour ce faire, il est nécessaire que tous participent à l’élaboration des solutions car personne, seul, ne pourra y arriver. Le slogan du leader énergétique finlandais Fortum, « Join The Change / Rejoignez le changement », invite d’ailleurs chacun à participer proactivement à l’élaboration de solutions pour la transition.

Pour atteindre l’objectif de 1,5°C d’augmentation ou les objectifs de l’UE dans le cadre de l’accord de Paris, la seule décarbonation du secteur énergétique ne sera pas suffisante. Néanmoins, le secteur énergétique, étant un élément clé de nombreuses chaînes de production, jouera un rôle central dans la décarbonation de l’économie.

Nous pensons notamment que la décennie en cours verra croître la part de l’électricité dans le secteur énergétique global. Patrick Pouyanné, le PDG de Total ne dit pas des choses différentes lorsqu’il déclare : « Le marché qui va croître, ce n’est pas celui du pétrole, mais celui de l’électricité. »[1]

L’émergence du COVID a fortement ébranlé nos économies, et si les efforts ont naturellement été concentrés à court terme sur la gestion des conséquences immédiates de la crise, cela a pu faire craindre que les objectifs de plus long terme de lutte contre le changement climatique, aux conséquences négatives moins tangibles à court terme, mais qui auront sans doute des impacts beaucoup plus forts sur l’organisation de notre système économico-politique et de notre mode de vie, ne passent au second plan.

Crise du COVID : trois constats pour une transition

Quels constats peut-on d’ores et déjà tirer de la crise du COVID, en particulier en ce qui concerne la transition ?

Premier constat : Le rôle de l’électricité dans le système énergétique a été renforcé, et les producteurs ont, dans tous les pays européens, joué un rôle prépondérant et assuré à l’Europe une continuité d’opérations.

Demain, plus encore que la capacité à produire, ce qui comptera sera la flexibilité pour produire au moment où les consommateurs en ont besoin.

Déjà aujourd’hui, électricité solaire ou éolienne ont les coûts de production du MWh les plus faibles de toutes les technologies disponibles. C’est un changement de paradigme. Cela signifie que dès à présent, le choix de construire des centrales éoliennes ou solaires n’est plus seulement un choix environnemental, mais un choix économique qui induit une forte variabilité de l’offre dans le temps.

Parallèlement les modes de consommation, sous la pression des utilisateurs, se flexibilisent eux aussi : les ventes de véhicules électriques progressent, l’accès aux données de consommation permet aux fournisseurs d’électricité de développer de nouvelles offres permettant à leurs clients de gérer activement leur demande : c’est par exemple la proposition faite par Barry France, filiale de Fortum, qui propose à tout consommateur équipé d’un compteur Linky une facturation en temps réel basée sur le coût réel de l’électricité au moment exact de sa consommation, permettant une transparence complète et le pilotage le plus fin de sa consommation.

Face à ces variabilités accrues de l’offre et de la demande, c’est le système lui-même qui doit se flexibiliser : en intégrant les dernières innovations technologiques dans l’hydroélectricité, en développant des batteries à grande échelle, en multipliant les solutions digitales flexibles, etc. Comme le souligne le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie, Fatih Birol, « cette crise a mis en évidence la grande dépendance des sociétés modernes à l’égard d’un approvisionnement électrique fiable pour soutenir les systèmes de santé, les entreprises et les équipements de base de la vie quotidienne » …, « mais personne ne doit considérer tout cela comme allant de soi, des investissements plus importants et des politiques plus intelligentes sont nécessaires pour garantir la sécurité de l’approvisionnement en électricité ».[2]

Deuxième constat : si des craintes, en particulier en début de crise, ont pu se faire jour concernant un allègement des contraintes écologiques et environnementales pour relancer l’économie, le fait est que la crise du COVID semble plutôt avoir renforcé la prise de conscience de la nécessité de la transition énergétique et systémique : développement des déplacements à vélo[3], tribunes de grands patrons français pour une relance verte[4], remplacement de déplacements par des outils de connexion à distance, contreparties sobres en carbone demandées par l’Etat français à Air France et Renault, plan européen de relance faisant du Green deal européen le cœur de sa stratégie,… ne sont que quelques exemples de la direction prise par la transition énergétique en cours.

Troisième constat : la transition d’ici à 2050 ne se fera pas sans heurt. Si la transition est déjà amorcée, sa pente est raide et risque d’être douloureuse. Selon les calculs de l’AIE, l’Agence Internationale de l’Energie, la crise du COVID entraînera cette année une baisse historique de 8 % de la production mondiale de CO2… mais au prix d’un choc économique et social sans précédent : chute du commerce international entre 13 et 32 % en 2020, chute du PIB mondial entre 6 % et 7,6 % pour l’OCDE, ainsi qu’un chômage proche de 10 % dans les pays de l’OCDE[5].

Or, pour atteindre nos objectifs climatiques il faudrait réduire d’environ 8 % chaque année la production de CO2 d’ici à 2050. De manière imagée il faudrait chaque année un COVID supplémentaire (donc 2 COVID en 2021, 3 en 2022, etc.) pour atteindre nos objectifs. C’est dire l’ampleur du défi…

Flexibilité et résilience : une nécessité pour relever les défis du XXIème siècle

Cet impact fort de la crise du COVID sur nos systèmes économiques, souligne en creux la nécessité d’assurer le développement de systèmes d’organisation flexibles et résilients face à des crises éventuelles de toute nature.

Encore une fois, la réponse à la crise du COVID est porteuse d’enseignements concernant l’organisation du système énergétique. La crise du COVID a mis en évidence en France comme dans d’autres pays certaines faiblesses systémiques : difficultés initiales à mobiliser les lits de cliniques privées dans les régions les plus touchées[6], gestion centralisée des masques au début de l’épidémie[7], lenteur d’homologation des tests…. Sans doute la lourdeur des normes et règles, le millefeuille des niveaux de décisions, l’appétence française limitée à la prise d’initiatives sans filet de sécurité, peuvent expliquer en partie ces difficultés.

L’analyse fine de l’écart d’efficacité des stratégies allemande et française reste à faire. Il semble cependant, que l’une des raisons peut être le niveau de centralisation de l’Etat, dont on attend en France parfois toutes les réponses[8], par rapport à un Etat fédéral plus déconcentré, plus décentralisé, permettant un leadership direct, une prise de décision plus rapide, une capacité à tester rapidement diverses solutions, entraînant une flexibilité plus grande et une réversibilité des décisions à moindre coût : en quelque sorte, un monde allemand qui serait de fait plutôt « lean start-up » et une France très « waterfall » dans sa gestion.

L’analogie peut se faire pour le secteur électrique : il est aussi soumis à des contraintes externes parfois imprévisibles qui peuvent affecter substantiellement et durablement son fonctionnement. Ces risques potentiels (sécurité des structures, cyberattaques, baisse massive de consommation, problèmes de maintenance, etc.) appellent à une approche plus flexible, plus innovante, plus résiliente pour y répondre efficacement. Or, comme le soulignait par exemple l’Agence internationale de l’Energie dans son rapport Energy Policies of IEA Countries France 2016 Review[9], l’organisation monopolistique, ne permettant pas une concurrence saine et transparente, n’est pas incitée à prendre le chemin de l’amélioration continue, et prête le flanc à une diminution graduelle de sa compétitivité et de ses capacités d’innovation. A l’inverse, un système multi-acteurs, multi-producteurs, soumis à une saine compétition, permet au quotidien émulation, adaptabilité, émergence de nouvelles idées et innovations qui, par touches successives, assurent un système énergétique optimisé, économiquement et énergétiquement, plus efficace, et plus fort de sa diversité et de ses expériences multiples.

Pour une souveraineté énergétique européenne

Soulever ce point, pour certains, en particulier en France, c’est poser la question de la souveraineté, dans un pays où plus de 90 % de la production électrique sont assurés par un seul acteur. Cette réalité est loin d’être la norme en Europe. Il est par exemple utile de rappeler que dans d’autres pays de l’UE, comme les pays nordiques, la production est partagée entre plus de 350 compagnies, sans conduire à une production sous-optimale, ni brider l’innovation, ou exposer à des risques systémiques les populations ou les Etats.

Répartition de la production électrique dans les pays nordiques par producteur, 2018, Données Fortum

La question se pose d’autant plus fortement aujourd’hui en pleine crise du COVID que les appels à la souveraineté économique se font entendre dans tous les pays d’Europe.

Dans un monde de plus en plus soumis au bras de fer américano-chinois[10], cette recherche de souveraineté économique peut être, en Europe, comprise de deux manières : un repli de chaque nation sur elle-même, ou bien la volonté de développer une Europe plus intégrée, plus unitaire, plus souveraine.

Si chaque pays européen « joue solo » et tente de rétablir une illusoire souveraineté économique nationale, il y aura 27 pays tentant d’apporter chacun une solution particulière à un même problème, sans partage, ou mise en commun des idées : en quelque sorte, la mise en place de 27 monopoles, chacun sur son territoire national.

A l’inverse, le rétablissement d’une souveraineté économique peut s’entendre au niveau de l’Union Européenne dans son ensemble.

Que signifie alors une souveraineté économique européenne sur le plan énergétique ?

Tout d’abord, une exigence d’unité : si l’Union Européenne est la première zone économique mondiale en PIB, c’est une zone économique multiforme, avec 27 systèmes politiques, économiques et fiscaux différents. Il est urgent de développer l’harmonisation au niveau européen des règlementations nationales. Comme le rappelait Dominique Strauss-Kahn récemment dans les Echos[11], la zone Euro, en avançant vers la mutualisation des dettes, en organisant un plan de relance commun de 750 milliards d’euros, ouvre la voie à une ébauche d’harmonisation fiscale, et fait un pas dans cette direction. Au niveau énergétique, il est nécessaire d’approfondir les coordinations des règlementations énergétiques (pour diminuer les barrières à l’entrée), et de développer les réseaux de transports d’électricité entre États (pour favoriser l’équilibre entre production et consommation sur le continent).

Ensuite un besoin d’ouverture : face à la crise économique, la plupart des « utilities » énergétiques européennes ont lancé des plans d’économie d’investissements et des dépenses d’exploitation, non tant pour protéger leurs liquidités (plus importantes qu’en 2008) mais pour augmenter leur compétitivité. Au niveau européen, l’intérêt commun est de permettre que ces entreprises mettent cette compétitivité au service des États qui vont avoir des besoins d’investissements et de relance forts. Permettre aux entreprises les plus efficaces d’apporter leur expertise à tous les pays de la zone européenne assure une meilleure allocation du capital, des services et produits au meilleur coût, et in fine, une création de valeur optimisée pour le continent. Plutôt que de créer des champions nationaux, il semble préférable de faire le pari de leaders européens qui par secteur (nucléaire, hydroélectricité, etc.) soient capables à la fois de fournir les meilleures solutions technologiques et économiques, et de tenir le choc de la compétition mondiale.

Enfin, une « libération des énergies » : développer une Union Européenne économique ouverte et unitaire, c’est permettre des échanges plus intenses entre entreprises, une meilleure circulation des idées et des innovations et in fine, une plus grande création de valeur. Cette création de valeur servira le développement et la croissance économique du continent. Les dirigeants européens – politiques et économiques – ont pris conscience des dangers d’une délocalisation exagérée des outils de production. Une relocalisation au niveau européen rendant l’économie européenne plus résiliente est en soi saine. Mais cette relocalisation nécessitera que l’Europe propose un environnement économique compétitif en créant le maximum d’emplois. Le système énergétique devenant de plus en plus électrique, il doit proposer aux entreprises le prix du MWh le plus bas possible et donc pouvoir faire appel aux meilleurs experts européens dans chaque domaine.

Nous en sommes encore loin. A titre d’exemple Fortum a ouvert son bureau en France en 2011 suite à l’annonce par la France du lancement d’appels à projets pour le renouvellement de ses concessions électriques. Or ce renouvellement n’a toujours pas été initié, ce qui n’empêche pas l’entreprise d’être toujours présente. Un rapport récent du syndicat Sud Energie[12] faisait le constat – déjà noté par le Sénat en 2007[13]– d’une hydroélectricité longtemps laissée pour compte : sous-investissements chroniques, entraînant sous-optimisation de l’investissement et dégradation continue de l’état des barrages en France. Ainsi, la disponibilité des actifs est actuellement aux alentours de 80-85 % selon l’opérateur, quand Fortum atteint 97 %, ce qui lui permet de produire, à actif équivalent, plus de kWh, et donc à un meilleur coût, tout en ayant des politiques de co-constructions et de prise en compte de l’environnement les plus avancées en Europe[14].

 

Il n’y a pas à choisir entre lutte contre le changement climatique et développement économique. Une voie existe pour l’Europe permettant à la fois une meilleure prise en compte de l’environnement et la lutte contre le changement climatique, et une optimisation de son environnement économique. Renforcer l’harmonisation du continent, soutenir l’ouverture de tous les marchés nationaux aux entreprises de l’Union Européenne, et permettre une diffusion accrue des idées et innovations permettront que les meilleures solutions économiques et environnementales se propagent au niveau européen, le plus rapidement possible, et au coût le plus faible Cela permettra de créer un marché européen plus cohérent, plus solidaire, et plus résilient.

Ce soutien, sans coût pour les Etats, est à même de favoriser la possibilité pour chaque entreprise européenne leader dans son secteur de renforcer leur position à l’échelle mondiale, tout en permettant à l’Europe de renforcer son économie.

Pour sortir au plus vite et par le haut de la crise, l’Europe doit libérer les initiatives individuelles et permettre à ses entreprises d’accéder à une union intégrée et souveraine. C’est ainsi seulement qu’on créera le maximum de richesse pour le continent, qui permettra une plus forte justice sociale et une plus rapide reprise économique.

 

Mots clefs : #changement climatique  – Covid19  – relance économique  – Europe  – transition écologique  – électricité  – la fabrique écologique


[1] Le Monde, 4 juin 2020

[2] https://www.iea.org/news/global-energy-demand-to-plunge-this-year-as-a-result-of-the-biggest-shock-since-the-second-world-war

[3] À un tel point que le monde semble expérimenter une pénurie de vélos

[4] http://www.epe-asso.org/tribunes-et-articles/  mettons l’environnement au cœur de la reprise économique, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/03/mettons-l-environnement-au-c-ur-de-la-reprise-economique_6038523_3232.html

[5] http://www.oecd.org/economic-outlook/june-2020/

[6] https://www.liberation.fr/checknews/2020/04/01/les-cliniques-privees-sont-elles-mobilisees-pour-accueillir-des-patients-COVID_1783029

[7] https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/05/07/la-france-et-les-epidemies-2017-2020-l-heure-des-comptes_6038973_1651302.html

[8] Comme le rapporte à peu près dans ces termes Olivier Sibony dans sa conférence au HEC webinar Series sur « Prise de décision et biais cognitifs : l’exemple du COVID-19 », 7 avril 2020

[9] https://webstore.iea.org/download/direct/307?fileName=Energy_Policies_of_IEA_Countries_France_2016_Review.pdf

[10] https://www.ft.com/content/cfbba6bf-3de5-458d-92d1-a62fb958a354

[11] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/dominique-strauss-kahn-la-zone-euro-est-en-train-de-franchir-un-pas-historique-1216059#utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=re_8h-20200618

[12] https://www.sudenergie.org/site/wp-content/uploads/2018/06/2018-05-30%20-%20RAPPORT%20BARRAGES%20SUD%20ENERGIE.pdf

[13] https://www.lemonde.fr/economie/article/2007/02/22/pres-de-la-moitie-des-barrages-hydrauliques-d-edf-serait-vetuste_875250_3234.html

[14] Fortum a par exemple récemment été notée première parmi les 100 plus grandes entreprises nordiques, les plus avancées en Europe pour ses actions en faveur de la biodiversité, https://news.cision.com/ecogain/r/finland-best-at-biodiversity-out-of-the-100-largest-nordic-companies,c3121982

Benjamin Thibault
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