Depuis une vingtaine d’années, l’enseignement supérieur de l’économie fait l’objet d’importantes et vives controverses. C’est ce dont témoignent les trois rapports officiels qui lui ont été consacrés – rapport Vernières (1999), rapport Fitoussi (2001), rapport Hautcoeur (2014) – et quantité d’interventions diverses dont le très intéressant rapport de l’Idies « Sortir de la crise de l’enseignement supérieur d’économie » (2014). Ce débat s’est même intensifié au cours des dix dernières années suite à l’apparition de deux nouveaux acteurs : d’une part, l’AFEP (Association française d’Économie Politique) qui a été créée en 2009 ; d’autre part, les étudiants eux-mêmes qui, par le passé, étaient plutôt silencieux sur ces questions. Désormais leur rôle dans ces controverses est incontestable. Ce fut d’abord le mouvement « Autisme-Économie » qui a fait connaître son existence au travers d’une tribune dans Le Monde du 17 juin 2001. Les signataires y soulignaient la nécessité d’une réforme de l’enseignement supérieur selon trois axes : (1) « Sortir des mondes imaginaires » ; (2) « Non à l’usage incontrôlé des mathématiques » ; (3) « Pour un pluralisme des approches en économie ». Puis ce mouvement critique a connu une nouvelle et forte impulsion avec la crise financière qui, ayant démontré de la manière la plus crue les limites de l’économie, a apporté de l’eau au moulin de tous ceux qui souhaitent un changement en ce domaine.  En conséquence, dans la continuité d’Autisme-Économie, s’est constitué le mouvement PEPS, « Pour un Enseignement Pluraliste dans le Supérieur en économie », partie prenante de l’ISIPE – International Student Initiative for Pluralism in Economics. Comme son intitulé l’indique clairement, la question du pluralisme est au cœur des critiques que PEPS adresse à l’enseignement supérieur de l’économie. Rethinking Economics qui se définit lui-même comme « un réseau international d’étudiants, d’enseignants et de professionnels cherchant à construire une meilleure économie (economics) pour la société et pour la classe (classroom) » est également un acteur significatif de cette conjoncture intellectuelle.

Trois pluralismes

Pour qui réfléchit à ce que doit être un enseignement de l’économie attractif, ces critiques étudiantes sont un élément à prendre sérieusement en compte. Dans le cadre de cet article, c’est plus particulièrement la question du pluralisme qui sera examinée. Dans une tribune publiée par le journal Le Monde en janvier 2010, je distinguais trois manières d’être pluraliste. La première est celle qu’on associe le plus communément à l’idée même de pluralisme ; ce que je propose de nommer “pluralisme théorique”. Il s’agit d’accepter le fait que le paradigme néoclassique ne constitue qu’une partie de la pensée économique. À côté de ce courant, existent d’autres traditions théoriques également fécondes, également légitimes, notamment l’institutionnalisme, le post-keynésianisme, le marxisme, l’évolutionnisme, la théorie de la régulation, l’école autrichienne, les sraffaiens, l’économie des conventions, etc. Cette diversité doit être considérée comme une richesse dont il faut savoir tirer profit. Par exemple, dans son fameux manuel Economics, Paul Samuelson, lorsqu’il en vient au concept de profit, présente et discute pas moins de six approches dont celle de Marx. L’idée ici est la suivante : lorsqu’on introduit un concept, par exemple capitalisme ou profit, il convient de ne pas cacher qu’il fait l’objet de plusieurs définitions concurrentes ; autrement dit, qu’il est un objet controversé. Les bénéfices d’une telle méthode sont multiples. D’une part, cela éclaire chaque définition. En effet, en explicitant ce qu’elle n’est pas, contre quoi elle s’est construite, on comprend mieux de quoi il s’agit véritablement, ce qui fait sa valeur spécifique. Les convictions acquises au terme de ce processus sont d’autant plus solides qu’elles reposent sur une pleine connaissance des alternatives qui n’ont pas été retenues. On est alors bien plus armé pour les défendre. Par exemple, pour comprendre la force de l’hypothèse de l’homo œconomicus, il est utile de comprendre ce que sont les autres conceptions qui ont été explorées sur ce même sujet. Sans une telle démarche, il est à craindre que la seule présentation axiomatique de l’hypothèse considérée semblera bien énigmatique et, pour tout dire, peu convaincante. Mais il est un autre bénéfice, non moins utile. Cette stratégie didactique permet de prendre conscience de la complexité, non seulement de la réalité économique elle-même, mais également du travail conceptuel qu’il faut développer pour l’appréhender et la modéliser.

Une deuxième manière d’être pluraliste consiste à défendre un enseignement de l’économie qui associe étroitement les autres sciences sociales, pour l’essentiel : anthropologie, droit, histoire et sociologie. Pour ma part, je vois dans ce pluralisme disciplinaire un impératif absolu parce que je défends l’idée que, sur nombre de questions, il n’est pas possible de tenir un point de vue strictement économiste dans la mesure où cela conduirait à amputer le réel de dimensions fondamentales et, ce faisant, à proposer une analyse de la réalité déficiente. La monnaie nous en fournit une illustration exemplaire. En effet, elle a une dimension politique et sociale qui suppose des outils spécifiques, étrangers au raisonnement économique stricto sensu. Pensons simplement aux phénomènes de confiance : la confiance en la monnaie est le résultat d’un processus collectif qui repose en grande partie sur l’adhésion d’une communauté d’individus à certaines représentations et croyances collectives. Or l’analyse de ces réalités communautaires trouve ses développements les plus significatifs en anthropologie et en sociologie, voire pour certains aspects en droit, et non pas en économie qui, dans une très large mesure, les ignorent. Dans un article intentionnellement provocateur[1], j’ai défendu que même pour ce qui est de l’étude des évaluations financières, pourtant matière économique par excellence, la sociologie durkheimienne nous fournissait de meilleurs outils que la théorie économique fortement limitée par son individualisme méthodologique.

Enfin il est une troisième manière d’être pluraliste, celle qu’illustrent l’histoire de la pensée économique ou la réflexion épistémologique, à savoir des approches qui prennent pour objet le projet de l’économie politique en tant que tel. Être pluraliste en ce sens conduit à interroger l’histoire de ce projet de même que ses conditions épistémologiques de possibilité, en particulier la question brûlante de sa scientificité. Ce pluralisme des approches traite de questions qui, bien qu’absentes à la fois du pluralisme théorique et du pluralisme disciplinaire, sont essentielles pour la formation d’un jeune économiste.

L’économie n’est pas une science normale

L’enseignement pluraliste que j’appelle de mes vœux conjuguera ces trois dimensions, ce qui conduira à une transformation en profondeur de la matière enseignée. Il n’est pas douteux cependant que la mise en œuvre de ces préconisations sur une large échelle suppose au préalable une mutation dans la manière dont les économistes appréhendent leur discipline. Elle suppose prioritairement d’abandonner l’idée selon laquelle l’économie serait une science comme une autre ; ce que Kuhn appelle une « science normale[2] ». En effet, l’adhésion à cette thèse justifie le plus souvent une pratique de l’enseignement qui s’oppose entièrement au pluralisme théorique puisqu’il s’agit alors simplement de faire connaître aux étudiants le paradigme dominant, perçu par ses partisans, sinon comme la vérité, du moins comme sa meilleure approximation à un moment donné. Pour qui voit les choses de cette manière, quel sens y a-t-il à enseigner des paradigmes alternatifs ou des conceptions jugées totalement obsolètes ? Ce ne serait que pure perte de temps. Les physiciens n’enseignent plus ni le phlogistique, ni le calorique.

Tel est l’obstacle majeur à la constitution d’un enseignement pluraliste : la croyance selon laquelle l’économie est une « science normale » et qu’en conséquence, seules les conceptions proposées par cette dernière méritent d’être enseignées. Pour certains, ce n’est pas par sectarisme ou étroitesse d’esprit que les partisans de la science normale rejettent avec vigueur l’approche pluraliste mais parce qu’ils jugent le pluralisme théorique, non seulement parfaitement inutile, mais, bien plus, foncièrement néfaste dès lors qu’il encombre l’esprit des étudiants de raisonnements et de propositions qui, à leurs yeux, ont été démentis. On comprend qu’un esprit rationnel fasse tout pour éviter une telle inanité. C’est là le nœud du problème : la question de l’enseignement et de sa réforme souhaitable ne saurait être dissociée de la question épistémologique, « quelle est la nature des connaissances que produit la discipline économique ? », et de la réponse qu’on lui apporte. Si l’on pense que les sciences sociales ne doivent pas être mises sur le même plan que les sciences de la nature et que l’économie, à la manière des autres sciences sociales, ne produit que des connaissances partielles et révisables parce qu’elles sont fortement dépendantes des contextes historiques, alors le pluralisme est une option souhaitable et même primordiale. Si, à l’opposé, l’on croit à des hypothèses et des résultats validés par la science, on s’opposera énergiquement au pluralisme théorique. On sait que les économistes sont divisés sur cette difficile question. Les deux camps possèdent des argumentaires fournis.

L’économie, une science expérimentale?

Où en est-on aujourd’hui ? La conjoncture est-elle favorable au pluralisme théorique ? Pour en juger, examinons ce qu’il en est des évolutions actuelles de la théorie économique. Il est notable que ce soit précisément autour de cette question épistémologique que se jouent les mutations de grande ampleur que connaît l’économie contemporaine. En effet, une conception nouvelle s’impose peu à peu dans les institutions de recherche et d’enseignement internationales selon laquelle l’économie serait devenue une science expérimentale. C’est cette « bonne nouvelle » dont le projet CORE[3] s’est fait le propagandiste. Il faut ici comprendre le qualificatif « expérimental » dans son acception la plus large puisqu’il recouvre aussi bien l’économie expérimentale au sens strict, à la Vernon Smith, celle faite en laboratoires, que l’économie à la Esther Duflo, celle des expérimentations aléatoires contrôlées, mais aussi, plus largement, l’économie à la Thomas Piketty qui a pour trait caractéristique de s’appuyer fortement sur les approches quantitatives historiques. En fait, c’est toute la génération montante des jeunes économistes qui se reconnaît aujourd’hui dans ce mot d’ordre, contre la génération précédente qui se voit critiquée de n’être « toujours pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques et les spéculations théoriques, et souvent très idéologiques, au détriment de la recherche historique et du rapprochement avec les autres sciences sociales[4] » comme l’écrit Thomas Piketty qui fait figure de leader dans cette révolution générationnelle. On peut parler, à propos de cette transformation paradigmatique, d’un virage empiriste car il s’agit bien de donner la priorité aux faits et d’en finir avec les jeux mathématiques stériles.

Le projet CORE est, dans le cadre de cet article, d’autant plus intéressant à analyser qu’au travers de son manuel, intitulé L’Économie, il propose également un projet pédagogique. Qui plus est, cette proposition originale se veut une réponse aux critiques formulées par les étudiants à l’encontre de l’enseignement traditionnel. Dans la préface du manuel, la parole leur est d’ailleurs donnée par l’intermédiaire de Camilla Cea, étudiante chilienne, qui n’hésite pas à écrire : « Nous voulons changer la manière dont l’économie est enseignée. » Nous avons là, semble-t-il, un terrain commun. Mais, en fait, quand on y regarde de plus près, l’analyse critique dont le manuel se fait le relais porte uniquement sur les points (1) et (2) du programme défendu par le mouvement Autisme-Économie. L’exigence pluraliste est laissée totalement de côté, ni même simplement mentionnée. Néanmoins, aux yeux de cette étudiante, qui a rejoint l’équipe CORE, la réussite est totale : « Grâce à [CORE], je crois à nouveau qu’étudier les sciences économiques peut nous aider à comprendre les défis économiques du monde réel et nous préparer à les affronter ». Que faut-il en penser ? Qu’en est-il du pluralisme théorique ?

On aurait pu penser que ce virage empiriste qui se montre si critique à l’égard des dérives théoricistes offrirait un terrain propice au développement d’un enseignement pluraliste. Il faut constater qu’il n’en est rien. Sans entrer dans le détail de ce que sont ses analyses, ce qui n’entre pas dans le cadre du présent article, ce manuel a pour cadre théorique la théorie des jeux qui est présentée sans jamais être justifiée autrement que, sur le mode de l’évidence, par le fait que, puisqu’il s’agit d’analyser des interactions entre des individus, la théorie des jeux s’impose. Ce manuel déroule cette ligne argumentative, de manière unilatérale sans jamais se confronter avec d’autres points de vue. On constatera, par exemple, l’absence de la pensée marxiste à l’exception d’une énigmatique référence portant sur un point secondaire à la section 6.4. Autrement dit, il s’agit d’un manuel non pluraliste. C’est là une parfaite illustration de notre analyse précédente : le dogmatisme en matière pédagogique est étroitement lié à une certaine attitude épistémologique, à savoir le fait de considérer qu’on est du côté de la science[5]. Dans ces conditions, quelle utilité y aurait-il à présenter des débats théoriques datés ? C’est là une position parfaitement assumée. Yann Algan qui est le responsable de la version française du manuel fait valoir qu’il faut « sortir des débats entre orthodoxes et hétérodoxes qui aboutissent à détourner les jeunes de cette science[6] ». Il me semble au contraire que ces débats sont une richesse comme en témoigne, exemple parmi mille autres, la controverse des deux Cambridge quant à la nature du capital. À l’évidence, deux conceptions de ce qu’est l’économie sont ici en concurrence, qui ont chacune leur cohérence et leur légitimité.

Un pluralisme sélectif

Concluons. Aujourd’hui comme hier, mais pour des raisons qui évoluent, le pluralisme théorique – qui a été au centre de mon analyse – est fortement menacé dans l’enseignement supérieur de l’économie. Seules les approches compatibles avec le nouveau paradigme dominant ont droit de cité, comme la psychologie ou les neurosciences. Autrement dit, le pluralisme tel qu’il est pratiqué est très sélectif puisque tous les courants de pensée énumérés en début d’article en sont exclus. Le nouveau paradigme expérimental parce qu’il pense détenir tous les outils nécessaires à sa réussite ne voit pas pourquoi il s’embarrasserait de controverses périmées. À l’époque du big data, quelle peut être l’utilité d’encombrer son esprit de toutes ces vieilleries ? Pour mieux connaître la réalité, la voie est toute tracée : construire des bases de données avec l’idée que plus les données dont on dispose à propos d’un phénomène sont nombreuses, plus notre connaissance de la réalité sera aiguë. Selon nous, il n’en est rien : on peut décrire avec soin, pendant des années, la chute des pommes en combinant toutes les données historiques disponibles (force du vent, forme de la pomme, nature de l’arbre, …), sans jamais découvrir la loi de la gravitation. L’analyse empirique est certes indispensable mais elle ne suffit certainement pas. La compréhension du monde passe nécessairement par l’établissement d’hypothèses théoriques qui doivent être présentées pour ce qu’elles sont : « des hypothèses ». À cette fin, je ne connais pas de meilleur outil que le pluralisme.


[1] Orléan André, « La valeur économique comme fait social : la preuve par les évaluations boursières », Revue de la régulation, n°18, 2ème semestre 2015. https://regulation.revues.org/11441

[2] Il y a science normale lorsque la communauté scientifique, ou un groupe au sein de celle-ci, adhère à un paradigme. Kuhn écrit : « La science normale … est fondée sur la présomption que le groupe scientifique sait comment est constitué le monde. Une grande partie du succès de l’entreprise dépend de la volonté qu’a le groupe de défendre cette supposition, à un prix élevé s’il le faut » (La structure des révolutions scientifiques, page 29).

[3] « CORE » est l’acronyme de l’initiative en version anglaise :  Curriculum Open Access Ressources in Economics.

[4] Le capital au 21ème siècle, page 63.

[5] Soulignons qu’il s’agit d’une forme très soft de dogmatisme puisqu’il se contente de ne pas citer les approches concurrentes. À partir de la même thèse, l’économie devenue science expérimentale, Pierre Cahuc et André Zylberberg ont été bien plus loin, jusqu’à préconiser d’exclure ceux qui ne pensent pas comme eux : « débusquer le négationnisme économique » est leur expression. Il est heureusement rare de voir des universitaires proclamer qu’il faut « se débarrasser » de leurs collègues au prétexte qu’ils seraient de « faux savants ».

[6] Sur le site lopinion.fr, un entretien qui a pour titre : Yann Algan (Sciences Po) : « Il n’est plus possible d’enseigner l’économie comme si les 30 dernières années n’avaient pas eu lieu ».

André Orléan
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