La cause animale ne cesse de se faire entendre : la création d’un secrétariat d’État à la condition animale est demandée par une vingtaine d’intellectuels et de scientifiques[1], le parti animaliste a vu le jour en France[2]. Le mouvement de défense des droits des animaux, avec ses courants divers, prend de l’ampleur dans le monde entier. Les véganes, qui sont les plus radicaux, sont à l’origine du développement d’une kyrielle de produits nouveaux, portés par des innovations dans les procédés de production : le nombre de restaurants véganes, de boutiques alimentaires et vestimentaires, ainsi qu’une nouvelle offre agroalimentaire ne cessent de croître. Barcelone s’est déclarée première ville ‘vegan friendly’ du monde, Berlin est réputée pour son quartier exclusivement végane, la gastronomie végane se sophistique en Californie…

La cause animale en sa version la plus aboutie est l’abolition totale de l’esclavage animal, sous quelque forme qu’elle soit, et la reconnaissance des droits des animaux non humains à vivre sur notre terre. Or la contrainte de production que représente le respect des droits des animaux porte en elle les germes d’un bouleversement des techniques de production. Ainsi un « choc végane » est susceptible d’être à l’origine de cette destruction créatrice chère à Schumpeter et d’apporter un ‘changement qualitatif et discontinu de l’évolution économique’, ce que l’on appelle le développement. Nous proposons d’en faire une première évaluation sur les secteurs de l’économie française.

 

L’exploitation animale dans les activités économiques

L’exploitation animale n’est pas aisément repérable dans notre appareil statistique. Pour la nourriture, la production animale (bovins, porcins, équidés, ovins, caprins, volailles et lapins) ainsi que les chiffres d’affaires et l’emploi des industries agroalimentaires sont fournis par le ministère de l’Agriculture ; par ailleurs, on trouve quelques données chiffrées sur la pêche et l’aquaculture au ministère de l’Environnement et de la Mer.

En revanche, toutes les autres activités reposant sur la production et l’exploitation animales[3] sont très partiellement approximées : l’INSEE estime à 7,4 millions d’euros la production ‘d’autres animaux’ sans qu’il soit possible d’obtenir le détail des activités qu’elle génère[4]. Que ce soit en terme de chiffre d’affaires ou d’emplois, il est aujourd’hui impossible d’obtenir de la part des ministères concernés (Recherche, Environnement, Culture) des données économiques de ces activités. Seul le chiffre d’affaires tiré de l’exploitation des équidés (courses et équitation, hors viande) est estimé à 11,2 milliards d’euros[5].

Néanmoins, afin de projeter les conséquences économiques de l’abolition de l’esclavage animal, nous mettons en regard l’activité de ces secteurs exploitant directement les animaux avec ceux utilisant les produits issus de cette exploitation : c’est précisément au niveau de cette interface que peuvent apparaître les innovations susceptibles de se substituer à cet esclavage.

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En effet, les produits et services tirés de l’exploitation animale sont utilisés quotidiennement et irriguent d’importants et nombreux secteurs de l’économie : la nourriture (viandes, poissons et crustacés, œufs, produits laitiers et miel) ; l’habillement, l’ameublement et la décoration (cuirs, laines, soies, graisses, poils, plumes et duvets) ; les produits des secteurs de la chimie, des cosmétiques et de la pharmacie non seulement les utilisent mais leur commercialisation s’appuie en outre sur des tests effectués sur les animaux afin d’en mesurer la dangerosité ; enfin, l’exploitation des animaux participe aux activités de loisirs tels que spectacles, sports, et autres activités ‘récréatives’.

En termes d’activité, notre estimation du chiffre d’affaires de la production/exploitation des animaux avoisine les 60 milliards, soit le cinquième de celui des industries qui en dépendent, part qui se réduit à 3% si l’on tient compte d’industries qui y sont liées moins directement comme la restauration, l’hôtellerie et le commerce.

Concernant les effectifs salariés, hormis les effectifs agricoles et bien qu’il ait été impossible de comptabiliser les emplois attachés à l’expérimentation et à l’exploitation animales, ils sont probablement peu importants. En revanche, dans le secteur agricole proprement dit, une réflexion plus approfondie est nécessaire incluant reconversions et formations en adéquation avec les innovations. C’est là une véritable opportunité de remettre en question un système agricole dévalorisé, en le réorientant vers le maraîchage et les fruits ainsi qu’en intégrant par ailleurs les récentes techniques de production des micro-fermes et de l’agriculture permaculturelle[6].

 

La destruction créatrice attendue d’un choc végane

Un choc végane peut s’apparenter à une innovation majeure dans la mesure où (i) il modifie les habitudes et comportements des consommateurs et (ii) il modifie la structure de l’offre en introduisant de nouveaux marchés et de nouvelles techniques de production. Concrètement, l’innovation majeure se nourrit d’innovations mineures (que l’on observe déjà), qui détruisent les actifs et compétences des industries aux technologies anciennes pour en créer de nouvelles. En ce sens, c’est bien plutôt la mesure des actifs des secteurs touchés par un choc végane qui est pertinente pour appréhender la destruction créatrice à en attendre.

Le graphique propose une première évaluation de ce phénomène attendu. La variable utilisée est l’actif immobilisé total[7] pour chaque secteur ou groupe, ramené en pourcentage du total de tous les secteurs.

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Le premier constat est que les secteurs pas ou peu touchés par un choc végane comptent pour près de 60% des actifs immobilisés totaux. À plus long terme, dans l’hypothèse où une révolution végane, à la fois technologique et culturelle, devait vraiment porter ses fruits, ces industries seraient également touchées (forestières, extractives, énergétiques et la construction).

L’actif immobilisé des secteurs bénéficiant d’un effet de substitution prépondérant est lui particulièrement faible. Y sont retenus la restauration et l’hébergement, dont l’adaptation à un choc végane ne remet pas en cause les actifs existants mais entraîne une évolution des savoir-faire vers une nouvelle gastronomie, utilisant de nouveaux produits, plus diversifiés.

C’est surtout l’agriculture qui devrait profiter le plus d’un choc végane : la ‘technologie alimentaire carniste’ repose sur la production de protéines végétales destinées à produire du bétail pour en consommer les protéines animales. Il serait plus efficace, plus écologique et plus sain, de se nourrir directement de protéines végétales. Une telle réorientation technique aura pour effet de libérer les terres aujourd’hui cultivées pour nourrir les cheptels et de stimuler la production par le développement des technologies alimentaires et textiles recourant plus au végétal : on peut citer par exemple la mise au point de la production de cuirs à partir de la culture de champignons[8].

Les secteurs où les effets de destruction et ceux de substitution s’opposent de façon complexe représentent 30% de l’actif total. Les destructions d’actifs concerneraient tous les services liés aux animaux vivants (commerce de gros, transport, expérimentation animale[9], activités artistiques et de loisirs). Dans ces secteurs, la part de l’exploitation animale est faible et pourra être substituée par le développement des produits et services innovants. Par exemple les nouvelles technologies peuvent remplacer les zoos[10] et les parcs animaliers, ou encore les comédiens grimés en animaux feront bien plus rire les enfants que des félins faisant des galipettes sous la menace d’un fouet.

Pour le secteur du commerce, ce que l’on observe déjà avec le phénomène du ‘bio’ sera plus ample puisque le végane ne se limite pas à l’alimentaire : de nouvelles marques et de nouvelles enseignes obligeant les acteurs existants à s’adapter.

Les secteurs directement touchés par un choc végane représentent en termes d’actif total immobilisé un peu plus de 5% de l’ensemble de l’actif immobilisé et 46% de celui des industries manufacturières. La destruction sera la plus absolue pour les activités de transformation et conservation de la viande, des poissons et crustacés ainsi que la fabrication de graisses animales (il s’agit des sous-classes NAF 10.1, 10.2 et une partie de la 10.4 qui représentent ensemble 14% du total actif des industries alimentaires). Cette destruction devrait être bien moindre pour les produits laitiers et la boulangerie-pâtisserie (sous-classes NAF 10.5 et 10.7, soit 5,7% de ce même total). Pour ces derniers secteurs, le changement de matières premières n’impose pas un remplacement radical des actifs immobilisés : les yaourts, fromages et laits végétaux, qui se développent, requièrent les mêmes installations ; la pâtisserie végane utilise les mêmes fours et c’est plus le savoir-faire des pâtissiers qui devra évoluer.

Le constat est le même pour les secteurs du textile, du cuir, et par suite de l’habillement, de la chaussure, et des meubles. Ces activités étant déjà relativement modestes dans l’économie, leur actif total immobilisé l’est également, à 10,5 milliards soit 1,4% de l’actif manufacturier. De surcroit, la recherche et le développement de nouvelles matières, faites à partir de procédés moins polluants, pourraient permettre un accroissement du poids économique de ces filières.

Il est plus délicat d’anticiper les transformations des industries chimiques et pharmaceutiques résultant de la fin programmée du modèle d’expérimentation animale. L’utilisation de technologies d’expérimentation plus modernes (la génomique, la bio-informatique et l’épi-génétique) laisse envisager une plus grande transparence des tests de dangerosité susceptible d’un meilleur contrôle externe des seuils de tolérance aux risques.

Pour finir, la destruction totale d’activités résultant d’un choc végane concerne 1,5% de l’actif total immobilisé de l’ensemble de l’économie, soit une centaine de milliards d’euros. Il s’agit donc des actifs immobilisés totaux de la production animale, de la pêche et de l’aquaculture. Il est important  de préciser qu’il s’agit là d’une destruction économique liée à l’activité pratiquée et non pas d’une destruction physique : ces actifs pourront être reconvertis pour d’autres usages, en particulier, dans le cas des petites exploitations d’élevage, il conviendra de poursuivre les soins des animaux car l’abolition de leur esclavage n’entraîne pas leur disparition.

 

L’exploitation animale : une technologie archaïque

Le statut d’être sensible doté d’une subjectivité propre des animaux non humains, tant terrestres que marins, n’est plus à démontrer. La philosophie, la biologie, le droit, la science politique et même la géographie se sont emparés du thème de la condition animale pour faire avancer la reconnaissance de leurs droits. Il serait temps que la science économique s’en empare à son tour – comme elle l’a fait au moment de l’abolition de l’esclavage des humains.

D’autant que, économiquement, le choc végane est en cours, comme l’attestent la baisse depuis 2011 des abattages et des échanges extérieurs d’animaux issus d’un secteur de l’élevage chroniquement en crise, l’impasse de la pêche, la barbarie du modèle d’expérimentation animale jusqu’aux interdictions de plus en plus fréquentes des cirques avec animaux dans les villes et les régions.

Ce thème de recherche passe d’abord par l’amélioration de la mesure statistique des secteurs exploitant les animaux, la prise en compte des dommages tant environnementaux que sanitaires dont ils sont les vecteurs, la définition de modèles économiques permettant d’intégrer les animaux dans notre société humaine sans les exploiter. Ce thème de recherche doit surtout permettre de construire une politique économique qui ne se contente pas de soutenir par la subvention publique des activités d’un autre âge mais, bien au contraire, qui définisse une ‘nouvelle frontière’, éthique celle-là, et en organise la transition en soutenant les investissements en recherche et innovations, l’information, la formation et les reconversions, pour offrir des produits et des services de substitution de qualité, à la hauteur de notre savoir scientifique.

Pour conclure : Go vegan ! Cela nous mènera bien plus loin qu’un petit pas sur la lune.


 

[1] http://editionslesliensquiliberent-blog.fr/appel-secretariat-condition-animale/

[2] Il en existe déjà dans les pays suivants : Allemagne, Australie, Chypre, Espagne, États-Unis, Finlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, Turquie. https://parti-animaliste.fr/liens-internationaux/

[3] Animaux produits ou asservis à des fins d’expérimentation ou de divertissement (corridas, cirques avec animaux, parcs animaliers et zoos, animaux de compagnie).

[4] Base ESANE, CA par branches d’activités 2013, INSEE

[5] Annuaire Ecus 2015, ifce-OESC

[6] Sur ces techniques, voir les conclusions de l’étude réalisée par l’INRA : http://www.inra.fr/Chercheurs-etudiants/Agroecologie/Tous-les-magazines/Ferme-du-Bec-Hellouin-la-beaute-rend-productif

[7] L’actif immobilisé total du secteur de la production animale a été estimé à partir des effectifs animaux (SAA, AGRESTE) et de la répartition de l’actif total immobilisé par type d’exploitation tirée du Réseau d’information comptable agricole (RICA). Pour l’agriculture, l’actif total est tiré de l’enquête RICA pour les OTEX hors élevage. Pour tous les autres secteurs, l’actif immobilisé total est la somme des actifs immobilisés incorporels, corporels et financiers de la base ESANE (secteurs NAF de A à S, au niveau CPF4-5).

[8] (En anglais) https://www.youtube.com/watch?v=gZQGeQp4v-4

[9] Suite à l’initiative citoyenne européenne « Stop vivisection », la Commission Européenne a reconnu la nécessaire fin programmée de l’expérimentation animale : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-5094_fr.htm

[10] Plusieurs initiatives existent déjà utilisant les nouvelles technologies (hologrammes, univers virtuels, réalité augmentée) pour mettre en scène les animaux, notamment au Pérou et à Dubaï : https://www.youtube.com/watch?v=VTdmWCZCfdI

Véronique Seltz
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