La  transition énergétique indispensable pour rester dans une trajectoire climatique « sous les deux degrés » compatible avec l’accord de Paris, est, économiquement et  financièrement,  à notre portée. Nous en avons les moyens et les outils. Mais elle ne pourra se faire tant que deux obstacles ne seront pas contournés : le niveau apparemment élevé des dettes publiques, et le rendement excessif de la « finance casino[1] ».

Rappelons d’abord que le coût d’une dérive climatique au-delà des 2°C est très élevé. L’ordre de grandeur souvent avancé de 20% du PIB mondial est encore optimiste : les catastrophes naturelles, mais aussi les dérèglements de la biosphère sont susceptibles de dépasser toute mesure.. Rappelons aussi que les sommes à investir pour décarboner l’économie mondiale et rester en deçà des 2°C sont du même ordre que celles qu’il faudrait investir en continuant sur une trajectoire sans transition énergétique. La Commission mondiale pour l’économie du climat a estimé le montant global de ces investissements à trajectoire inchangée à 89 000 milliards de dollars au total au cours des quinze prochaines années. Cela représente 6 000 milliards de dollars par an, ou 8% du PIB mondial. Le coût des investissements dans la trajectoire de transition vers le bas carbone serait très proche, à 93 000 milliards de dollars. La transition, c’est donc d’abord une réorientation massive des flux financiers  vers des énergies décarbonées,  de l’efficacité énergétique, des nouvelles mobilités, des villes plus compactes, de la reforestation… Il faut ajouter qu’une moindre dépendance aux fossiles évitera aussi l’aggravation des conflits liés à leur raréfaction. Adopter un mode de développement bas carbone  n’est pas seulement un impératif face au changement climatique. C’est aussi une opportunité d’investissements pour relancer l’économie mondiale, dans un contexte inquiétant de stagnation au Nord et de ralentissement au Sud.

Pour ce faire, contrairement à une idée reçue, l’argent ne manque pas. Du côté des ménages, il existe dans les pays développés et émergents une épargne importante. Les taux d’intérêt très bas et la financiarisation des économies attirent l’épargne vers des produits financiers complexes à rendement plus élevés, mais risqués.  Pour leur part, dans un contexte de croissance incertaine, les grandes entreprises versent des dividendes considérables et rachètent massivement leurs propres actions plutôt que de lancer dans de nouveaux investissements.   Quant aux banques, rappelons qu’elles ont un pouvoir de création monétaire. Elles peuvent donc répondre à la demande de crédit… à condition que celle-ci existe !

Le sujet n’est donc pas à proprement parler le manque d’argent. Il y en revanche deux grosses barrières à l’investissement dans la transition énergétique et il s’agit de les faire tomber. La première est le poids de l’endettement, à commencer par celui des Etats. La seconde est le fait que les flux financiers privés se dirigent beaucoup trop peu vers l’économie bas carbone, qui offre des rendements moins élevés que les produits purement financiers comme les dérivés qui existent actuellement sur le marché.

 

Contourner la contrainte de l’endettement public

Une grande partie des investissements de la transition relève des pouvoirs publics. C’est vrai chez nous, et cela l’est encore plus au Sud. Ce n’est pas le secteur privé qui va financer un barrage ou des réseaux électriques en Afrique ! Plus précisément, le secteur privé exige pour ce type de projet des garanties fortes du secteur public, qui pèsent sur le budget des Etats, lorsqu’ils sont encore assez solides pour que leur garantie soit acceptable par le secteur privé. Le problème est que pour se financer, les Etats ont fait le choix, à partir des années 1970, d’avoir de plus en plus recours aux marchés internationaux de capitaux[2]. Aujourd’hui, les Etats sont très endettés et leurs créanciers privés leurs disent : si vous ne réduisez pas les déficits, les dépenses publiques, les investissements, nous allons relever nos taux d’intérêt, ou ne plus du tout vous prêter. Cette dépendance aux marchés financiers n’obéit cependant à aucune nécessité économique. Nous pourrions très bien revenir à des circuits de financement collectant et dirigeant l’épargne des ménages vers des projets bas carbone, avec par exemple des mécanismes de garanties publiques. En ce qui concerne les pays du Sud, où les investissements sont jugés plus risqués, les banques publiques de développement, telles l’AFD française, la KfW allemande, la Banque mondiale, sont des acteurs clés, non seulement pour investir, mais pour sécuriser les placements privés.

Cependant, pour qu’il y ait de l’investissement, il ne suffit pas de pouvoir accéder à des capitaux bon marché. Il faut aussi qu’il y ait une demande. C’est par exemple la limite de la politique d’assouplissement monétaire de la Banque centrale européenne. Ses opérations de rachat massif de titres de dette déjà émis ont certes fait baisser les taux d’intérêt, mais n’ont pas permis de relancer les économies de la zone euro car il n’y a pas de demande. Mario Draghi, qui dirige la BCE, l’a lui-même reconnu, en déclarant qu’il était nécessaire de compléter la politique d’assouplissement quantitatif par des mesures de relance budgétaire. De plus en plus de voix, au FMI et à l’OCDE notamment, s’élèvent pour que les Etats adoptent des programmes d’investissements publics pour relancer la croissance.  A cet égard, le plan Juncker va dans le bon sens, mais il est beaucoup trop dépendant des financements privés et de leurs critères de sélection des investissements, notamment concernant les infrastructures. Il serait tout à fait possible aux membres de l’Union européenne, engagés à ne pas dépasser les 3 % de déficit public, d’ouvrir des négociations visant à leur permettre de sortir les investissements publics verts de la comptabilisation en dette publique au sens des accords de Maatstricht.  Cette voie  est accessible assez facilement  comme l’ont montré Olivier Blanchard et al. dans un rapport au CAE [3] Et c’est aussi ce que propose Jean Pisani-Ferry le directeur de France-Stratégie[4].

 

Diriger les flux financiers privés vers l’économie bas carbone ? 

Il faut tout d’abord renforcer tout un ensemble de mesures bien connues qui relèvent de la politique fiscale et industrielle. Les unes, comme la taxe carbone ou les normes sur les véhicules et le bâtiment, visent à pénaliser l’usage des énergies fossiles, et à rentabiliser les projets « verts », tandis que les autres,  comme les tarifs de rachat éolien ou photovoltaïque, soutiennent la demande « verte ». Il faut inciter les investisseurs et les banques à aller vers les actifs « verts ». Il existe toute une panoplie de mesures, comme par exemple l’assouplissement de exigences de fonds propres de la régulation prudentielle bancaire pour les projets décarbonés et, inversement, leur renforcement dans le cas de prêts liés aux énergies fossiles. La Fédération Bancaire Française vient d’ailleurs de faire une proposition qui va dans ce sens : elle demande que les prêts et les financements verts bénéficient d’un « green supporting factor », coefficient de réfaction du besoin en capital. En effet, la régulation bancaire actuelle, dite « prudentielle », oblige les banques à conserver un certain montant de capital lorsqu’elles accordent un prêt, pour faire face aux risques de celui-ci. Réduire cette exigence en capital permettrait aux banques de prêter au secteur « vert » à des taux plus bas. A ce stade la Banque de France semble s’y opposer, au motif que la politique monétaire n’a pas à se transformer en politique sectorielle. Cet argument de principe est faible, car la transition énergétique concerne potentiellement tous les secteurs de l’économie, bien au-delà de celui des énergies renouvelables auxquelles elle est trop souvent assimilée. Le « vert » n’est pas un secteur, mais un critère discriminant au sein de chaque secteur, qui permet de choisir entre des activités plus ou moins émettrices de GES. A mesure que les émissions de GES seront nécessairement plus contraintes, de manière voulue (augmentation du coût du carbone émis), ou subie (le niveau insupportable de la pollution obligeant à revoir les processus), les critères « verts » sont amenés à se durcir progressivement. La transition énergétique est  une condition de survie de l’économie voire de l’humanité, et tous les instruments d’orientation du financement de l’économie sont à utiliser.

Il  est  par ailleurs fondamental de  réguler  la finance, et que les régulateurs réduisent les opportunités de gains dans les placements financiers à hauts rendements donc à hauts risques. Tout d’abord, cela réduit la probabilité de survenue d’une nouvelle crise financière, désastreuse pour l’économie et encore plus pour la transition qui nécessite des investissements importants qui seraient à nouveau gelés en cas de crise. Rappelons que le PIB des économies avancées se situe aujourd’hui entre 10 et 15% en dessous du niveau qu’ils auraient atteint sans la crise financière de 2008. Ensuite, la spéculation sans frein accroît la volatilité des cours des matières premières et de l’énergie alors que les investisseurs réclament tous de la visibilité et de la clarté sur les anticipations des prix futurs, qui sont la base de toutes les prises de décision économiques et financières. Le manque de prévisibilité actuel sur les prix peut être directement attribué à la financiarisation excessive de l’économie, et c’est un frein majeur à l’investissement, donc à la croissance. Un prix de référence pour le carbone émis n’est pas efficace dans un monde où le prix du baril de pétrole ne cesse de faire du yo-yo. Et c’est vrai pour les autres sources d’énergie.  Enfin les hauts rendements de ces activités, orientées à  court terme,  attirent une partie de l’épargne détenue par les investisseurs institutionnels qui du coup se détournent de la transition, dont la rentabilité est plus faible car fondée sur des valorisations de moyen et long terme. Cela leur pose d’ailleurs des problèmes croissants, leurs engagements de paiement (retraite et assurance) étant eux sur le long terme.

Malheureusement, depuis la crise de 2008, nous n’avons  pas beaucoup avancé en Europe comme vient de le montrer le début de panique bancaire provoqué par la révélation de l’ampleur des prêts pourris qui figurent au bilan de la Deutsche Bank. Il reste ainsi toujours aussi urgent en 2016 qu’en 2008 de séparer banques d’affaires et banques de dépôt afin que les premières n’aient plus la possibilité d’éponger leurs pertes avec l’argent des déposants et donc, de faire appel à l’Etat comme prêteur en dernier ressort en cas de difficultés. Notons que la loi américaine Dodd-Franck va de ce point de vue plus loin que nous en Europe. Sa section 619 interdit, dans certaines conditions, qu’une « entité bancaire » spécule pour elle-même, ou ait une quelconque implication financière ou responsabilité managériale dans un hedge fund (fond spéculatif) ou un fonds de « private equity » (capital risque et capital développement). Elle ne restreint pas cette interdiction aux seuls fonds américains, ce qui serait trop facile à contourner.

Il faut également avancer sur la mise en œuvre de la taxe sur les transactions financières, qui avance à la vitesse de l’escargot, mais avance quand même[5] . La valeur sociale (les bénéfices calculés au niveau de l’ensemble de la société, et non seulement dans les comptes des banques) du trading à haute fréquence, est nulle ou négative. Les gains obtenus par les investisseurs habiles ont pour contrepartie les pertes d’autres catégories d’intervenants sur le marché, et en particulier l’Etat. Par ailleurs, ces activités attirent les ingénieurs et chercheurs de haut niveau qui ont bénéficié d’un investissement important de la collectivité dans leur formation, et qui sont ainsi détournés des activités d’intérêt général comme celles dont la transition a justement besoin : gestion territoriale, recherche sur les nouvelles technologies, etc… Sanctionner le trading haute fréquence ne pose de problèmes qu’aux acteurs qui  ont investi dans cette technologie très capitalistique plus nuisible que favorable à l’économie. Quant aux opérations de couverture de risques, qui ont une valeur, elles seront juste rendues un peu plus coûteuses, traduisant mieux la réalité du risque systémique que la spéculation dans son ensemble fait subir à l’économie.

Pour conclure, nous pourrions aussi suivre l’exemple très intéressant de la Chine.  Elle module les taux de réserve obligatoire imposés à ses banques selon la destination des prêts qu’elles distribuent. Pour freiner la bulle immobilière, qui contribue par ailleurs à l’étalement urbain et aux émissions parce que les nouveaux habitants des villes doivent se loger loin du centre, elle a récemment relevé ce taux à 19 %. Jusqu’aux années 1970, la France pratiquait cette modulation, mais avec la dérégulation bancaire, elle applique depuis un taux uniforme de 0,5 %. On ne réussira pas la transition énergétique tant que l’Etat n’aura pas les moyens d’assumer son rôle de régulation et d’orientation, y compris dans le secteur de la finance.

 

Conclusion

Les acteurs financiers ont pris récemment compte des enjeux climatiques[6] . Le développement international en cours de la finance climat est indéniablement une bonne nouvelle. Pour autant, il nous semble nécessaire de mener de front le combat pour que la finance soit davantage régulée dans l’ensemble de ses compartiments.  Les rendements excessifs, la volatilité, l’instabilité dûs à une finance débridée sont des obstacles à lever dans la lutte contre le changement climatique, comme plus généralement pour un monde plus juste et durable.

 

Un article d’Alain Grandjean (1980) et Mireille Martini

 

  • Alain Grandjean

Diplômé de l’Ecole Polytechnique et de l’Ensae (1980), économiste, auteur de nombreux ouvrages, il est fondateur et associé de la société de conseil Carbone 4. Il est coauteur avec Pascal Canfin du rapport « Mobiliser les financements pour le climat » remis au président de la République en juin 2015. Voir aussi le blog d’Alain Grandjean : https://alaingrandjean.fr/

  • Mireille Martini

Financière, diplômée de l’Essec (1985), elle a travaillé en financement de projets à la CDC et à la BERD à Londres et est rapporteure de la commission Canfin-Grandjean sur le financement de la transition énergétique.

Ils sont co-auteurs du livre  Financer la transition énergétique, Les éditions de l’Atelier, septembre 2016, récipiendaire du Prix du Livre des Economistes de l’Energie et nominé pour le Prix du Livre de la Fondation de l’Ecologie Politique, qui reprend de manière pédagogique et documentée les principaux points évoqués dans cet article.


[1] Le monde financier lui-même l’évoque en ces termes :« Nos marches financiers sont devenus un casino comme ceux de Vegas, Macao ou  MonteCarlo, qui parient sur le fait qu’une offre de crédit illimitée générée par les banques centrales peut réussir  à regonfler les économies globales et revigorer la croissance nominale du PIB à des niveaux plus faibles, mais quand même acceptables dans le monde actuel très endetté.  » Bill Gross, gérant de l’un des plus gros fonds obligataires mondiaux, à l’agence Reuters,  repris dans le Guardian du 4 octobre 2016

[2] Voir L’ordre de la dette, Benjamin Lemoine, éditions la découverte

[3] Réformer le pacte de stabilité et de croissance, Décembre 2004.

[4] Voir « Combattre la prochaine récession », Avril 2016

[5] Voir l’amendement parlementaire au projet de Loi de Finances 2017 approuvé en France le Mercredi 19 Octobre 2016.

[6] Voir l’article récent de Novethic : « La Finance Verte rassemble ses forces »

Alain Grandjean et Mirelle Martini
Les derniers articles par Alain Grandjean et Mirelle Martini (tout voir)