Cet article reprend les principaux messages et arguments de la table ronde « Quelle vision prospective pour la transition énergétique ? » qui a eu lieu lors du colloque « Le futur en héritage » organisé le 27 mai 2021 à la mémoire de Jacques Lesourne par l’Académie des Technologies, l’ANRT, le CNAM, EDF, Futuribles International, l’IFRI. Présidée par Olivier Appert, ancien président de l’IFPEN, membre de l’Académie des Technologies, cette table ronde a réuni Jean-Paul Bouttes, ancien directeur de la stratégie d’EDF, Vincent Charlet, délégué général de la Fabrique de l’Industrie, Cécile Maisonneuve, présidente de la Fabrique de la Cité. Denis Randet a été l’un des organisateurs du colloque, au titre de l’ANRT.

1- La transition énergétique, un sujet éminemment systémique…

On résume trop souvent la transition énergétique au slogan : ‘Sauver la planète’. Comme le disait Jacques Lesourne, cest dans lair du temps. En réalité, c’est un sujet immense, avec des dimensions multiples : économique, sociétale, environnementale, géopolitique. Il doit être abordé dans une approche de développement durable, et il est nécessaire de penser le temps long propre à ce secteur, tout en intégrant les incertitudes et les contraintes de court terme. Aujourd’hui, face à l’urgence climatique, on fixe des objectifs, et ce n’est qu’après qu’on s’interroge sur les moyens de les atteindre et sur les coûts que cela implique. Ce n’est pas comme ça qu’on atteindra un optimum. Une approche prospective systémique est indispensable, notamment pour éviter de se heurter à des blocages économiques et sociaux, comme on l’a vu malheureusement avec la crise des gilets jaunes.

exposé à des préjugés importants…

Le ministre de l’économie a déclaré : « La tour Eiffel est éclairée avec de lhydrogène » ; la ministre de la transition écologique : « Le développement d’éoliennes en mer est vital pour le pays ». Cela illustre le paradoxe de la situation actuelle : là où nous avons absolument besoin d’une pensée systémique, on est dans une pensée qu’on peut qualifier de totémique.

L’hydrogène est le nouveau grand totem, la solution miracle, universelle. En matière de mobilité, par exemple, il va régler les problèmes des deux-roues, des trois-roues, de la voiture, des trains régionaux, des trains longue distance, du transport maritime, des ferrys. En réalité, pour la mobilité, il faut considérer trois systèmes : les transports, l’habitat, l’emploi. Sur les dix dernières années, les deux tiers de la croissance des aires urbaines se sont faits hors des métropoles, c’est-à-dire hors de la zone des transports en commun, là où l’on n’utilise que la voiture. Ce n’est pas en dix ans que nous allons changer ça : ce sera le travail d’une génération, bien plus long que de faire monter en puissance le véhicule électrique.

Quand on ne sait pas comment s’en sortir, on dit : « Les usages vont changer ». C’est un autre totem.

Il y a aussi des tabous. C’est le cas du signal-prix, on l’a vu avec les gilets jaunes. Pourtant, c’est l’un des principaux moyens pour modifier les usages. À défaut, on est obligé d’être répressif ou normatif, et on fait des lois, sans savoir si vraiment elles pourront être appliquées.

et qui doit tenir compte des contraintes démocratiques et des situations particulières

Parfois on appelle idéologie une idée qui a juste le mauvais goût d’être populaire. Les aspirations, les attachements à la consommation ou à la non-consommation sont là, et c’est une donnée du problème : ’En démocratie, le peuple a raison’. Les contradictions se situent aussi au niveau local. Un élu municipal peut perdre une élection pour une simple affaire d’ immeuble. Il ne peut pas faire autrement que d’écouter les gens. Et que veulent les gens ? Des vélos et des pistes cyclables partout. Pas trop loin de chez eux, mais que l’on ne réduise pas la largeur des rues et qu’on ne les prive pas de places de parking. Les élus sont bien obligés de prendre en compte ces incohérences.

Toutefois, l‘idéologie de la décroissance ne devrait pas perturber significativement le débat. Le cas des gilets jaunes est plutôt une confirmation de ce que l’appétit de croissance et de consommation est très viscéralement partagé.

Lorsqu’on propose un système qui dans l’ensemble paraît avoir un impact neutre ou raisonnable en termes économiques ou même en termes d’emploi, et qui peut promettre une certaine efficacité sur le bilan carbone — il y a eu les enchères, la taxe carbone, la taxe carbone aux frontières, etc. —, quelques entreprises sont tellement exposées qu’il en va de leur survie. On se heurte aux limites de la pensée systémique. On n’échappera jamais à faire de la dentelle et du sur-mesure.

La Commission européenne vient de rouvrir le débat sur la possibilité d’un ajustement carbone aux frontières. Très vite, les esprits s’échauffent : « Les Allemands vont vouloir une taxe à la consommation, les Français non parce que gilets jaunes… ». En fait, un sidérurgiste allemand pense à peu près comme un sidérurgiste français, mais les positions prises par les pays résultent de la construction d’un consensus entre des secteurs qui ont des contraintes, des business models extrêmement différents et des poids différents dans leurs économies respectives. On n’échappe pas à une forme de subsidiarité. Si, dans des pays aussi importants en Europe que la France et l’Allemagne, les acteurs économiques ont des contraintes et, de ce fait, des préférences différentes, on ne peut pas faire autrement que de bâtir un cadre de manière ascendante. Il n’y a pas une réponse scientiste « J’ai fait mes calculs, et je peux vous dire que la stratégie de l’énergie doit être définie à ce niveau-là plutôt qu’à tel autre ».

En matière de mobilité, on tire la même conclusion : on ne traitera pas de la même manière la transformation des systèmes de mobilité dans un centre urbain métropolitain, dans une périphérie, dans une zone rurale. Cette idée de dentelle — qui n’empêche pas l’approche systémique— est indispensable pour mettre en œuvre très rapidement la transition. Et pour y embarquer les gens, ce qui est nécessaire étant donné l’ampleur des transformations envisagées.

2- Priorité massive et immédiate à l’électricité, avec des technologies mûres

L’évolution du climat est une vraie préoccupation, mais il faut avoir en tête les ordres de grandeur. Net Zero Emission pour l’énergie mondiale à l’horizon 2050, cela veut dire à peu près dix ans plus tôt pour l’électricité. Elle est le levier à actionner en priorité. Pourquoi ? D’abord, elle est le premier coupable : 25 % de l’ensemble des gaz à effet de serre, 35 % à 40 % du CO2 énergie (à cause du charbon). Mais aussi — miracle — c’est avec elle que l’on a des technologies non émettrices mûres au niveau de la production (les renouvelables, le nucléaire, le captage-stockage du CO2), et c’est sur elle qu’on pourra basculer une partie des usages. Il faut donc aller plus vite encore dans l’électricité, car c’est moins dur que de transformer les process industriels de l’acier, du ciment, etc., – mais sans vouloir électrifier directement des domaines comme les avions, les camions, où l’on aura encore longtemps besoin de relais.

On devrait avoir un frisson à l’idée de ce que cela signifie. Aujourd’hui, le système énergétique est à 80 % fossile, et l’électricité est fossile pour presque deux tiers. Un système électrique mondial décarboné à l’horizon 2040, c’est une transformation immense demain, pas après-demain.

Il faut tout de suite arrêter de construire de nouvelles centrales à charbon et à gaz — sauf si on capte le CO2. Il faut déployer massivement les technologies qui sont déjà prêtes industriellement : les éoliennes, le photovoltaïque, le nucléaire, le captage-stockage du CO2.

Attention aux enjeux économiques : sans des actions fortes, les coûts de l’énergie, qui comptent aujourd’hui pour 6 ou 7 % du PIB mondial, pourraient être  multipliés par 3 ou 5, et on reviendrait cent ans en arrière. Outre l’innovation technique, la qualité de la mise en œuvre d’un déploiement massif doit faire partie intégrante de la stratégie.

Concevoir à l’avance les instruments économiques

Pour les taxes aux frontières et permis d’émission, l’expérience a montré qu’il faut quinze à vingt ans entre le moment où l’on commence à penser de telles institutions et le moment où cela fonctionne. Si nous ne réfléchissons pas au moins vingt ans à l’avance au champ des possibles en termes technologiques, géopolitiques ou industriels, nous aurons ce qui vient de se produire en Europe : le système de concurrence dans le marché électrique qu’on avait démarré en 1995 n’est arrivé à maturité qu’en 2015. Conçu pour un développement massif de centrales à gaz CCGT, il ne sert pratiquement plus qu’à faire de l’ajustement en temps réel, puisque 99 % des investissements passent par des mécanismes hors marché (obligations d’achats, PPA, mécanismes de capacité…). Les instruments économiques ne sont que des outils à l’aval d’une vision ouverte et long terme des enjeux géopolitiques, industriels et technologiques…

3- Le retour de la géopolitique

L’illusion de l’autonomie

Dans l’imaginaire, il y a l’idée qu’avec la transition énergétique, on va enfin sortir de la géopolitique, mais aussi — fondamentalement — d’un monde du fossile (charbon, pétrole) et, partant, de la dépendance ou des tensions avec un certain nombre de pays. Or, le monde de l’énergie décarbonée est tout aussi instable que le précédent. On ne va pas dépendre du pétrole et du gaz, mais de l’approvisionnement en métaux. Nous n’en avons pas fini avec les sujets miniers.

On avait fait des technologies renouvelables un autre monde. On comprend maintenant qu’il n’en est rien. Le retour de la géopolitique va être massif. Avec les renouvelables, il y aura moins de combustibles, mais, comme ce sont des énergies peu denses, on aura besoin de beaucoup plus de matériaux pour construire les centrales, du ciment aux terres rares en passant par le cobalt, le nickel, etc. Il va falloir anticiper leur approvisionnement.

Nous sommes en plein dans les effets système : biodiversité, occupation de l’espace, ponction sur les ressources et les matériaux rares. Ce qui va peut-être aussi se rappeler à notre esprit, c’est l’importance des cycles de vie : le bilan carbone d’une trottinette électrique limitée à six mois d’usage est pire que celui d’un véhicule individuel.

La stratégie chinoise

La Chine a une stratégie. Les Chinois n’ont pas beaucoup de pétrole et de gaz. Ils ont du charbon, mais c’est polluant, et donc ils ont depuis quinze ans une stratégie de maîtrise totale des filières industrielles, à la fois pour prendre des parts de marché à l’exportation et pour maîtriser sur le plan géopolitique leur approvisionnement dans les moyens électriques qui vont être au cœur de la transition énergétique chinoise, sans dépendre de l’Europe et des États-Unis, et bien sûr en maîtrisant les coûts. Aujourd’hui, ils sont trois fois moins chers pour les centrales charbon, deux fois moins pour les centrales nucléaires — y compris les EPR. Idem pour l’éolien et le photovoltaïque. C’est de moins en moins grâce à leur coût de main-d’œuvre, qui pèse peu sur des objets industriels comme ceux-ci. Pour le photovoltaïque comme pour les batteries, ils ont compris que le problème n’est pas d’avoir juste les usines d’assemblage. Il faut avoir la chaîne amont, tous les produits intermédiaires, les intrants chimiques, le verre, etc. De la même façon, ils ont comme stratégie la maîtrise des équipements de réseau : ils essayent de racheter des réseaux de transport d’électricité partout en Europe, pour vendre leurs matériels et devenir incontournables sur ces produits et équipements essentiels.

Juste quelques chiffres pour illustrer la stratégie chinoise. Le cobalt est un métal critique dans le domaine de la transition énergétique. Aujourd’hui, 60 % de la production est réalisée en République démocratique du Congo. La moitié de cette production est contrôlée par des entreprises chinoises, et, pour que le verrouillage soit complet, 60 % du traitement du cobalt mondial est réalisé en Chine.

On a besoin dune géopolitique européenne

De plus en plus de politiques en faveur de la transition énergétique sont décidées au niveau européen, mais le paradoxe est que l’Union n’a pas compétence en matière de politique énergétique, en particulier sur le mix énergétique des pays. Or, force est de constater que les pays européens ont des systèmes énergétiques très différents. C’est le résultat de leur histoire et de leurs ressources. Comment les mobiliser autour d’objectifs communs, malgré leurs intérêts qui très souvent divergent ? Comment concilier ces actions communautaires avec ce qui se passe au niveau local ? Et puis, quel rôle peut jouer l’Europe au niveau international ?

Dans les débats intra-européens, on parle beaucoup ‘renouvelable versus nucléaire’. Le vrai sujet, c’est le charbon. Quand est-ce qu’on s’en débarrassera vraiment en Allemagne, car l’exemplarité de ce pays ne peut pas être sous-estimée ? Et le grand non-dit derrière tout cela, c’est le rôle du gaz. Ce qui se passe en Belgique aujourd’hui est symptomatique.

La sortie de la Grande-Bretagne pose un problème important. Ces dix dernières années, elle venait, astucieusement, contrebalancer les positions allemandes, en particulier sur le nucléaire, le captage-stockage du CO2. En matière de renouvelables, elle avait des ambitions très fortes sur l’offshore, mais avec la préoccupation de mettre derrière un tissu industriel. Inutile de dire qu’avec leur sens des réalités économiques et industrielles les Britanniques étaient bien plus efficaces pour convaincre la Commission européenne.

Si la France sait ce qu’elle veut, et défend ses intérêts à Bruxelles (ce qu’elle ne fait plus sur ces sujets-là, ni dans les autres instances internationales, depuis dix ou quinze ans), on pourra essayer de faire levier pour un projet commun. L’expérience montre qu’on peut arriver à des compromis efficaces. Le point de départ est que chaque pays soit capable de dire ses intérêts et d’apporter des avantages comparatifs.

Il n’y a pas de miracle, mais quand on entre dans les problèmes de manière précise et déterminée, avec les bonnes questions, on peut faire des choses, comme sans doute revisiter le droit européen de la concurrence.

Et au niveau européen nous avons quand même deux repères : un objectif à 2050 et un outillage sur un signal prix.

Le rôle essentiel de l’État est mal organisé en France

Plus on va vers une économie mondialisée, plus le rôle de l’Etat est important pour construire une vision collective et organiser les interactions entre un nombre croissant d’acteurs. Cela suppose de s’appuyer sur des compétences industrielles, scientifiques et systémiques. Elles sont particulièrement faibles aujourd’hui en France et en Europe, où on a laissé les marchés se mettre en place à l’ombre de l’hyperpuissance américaine, même si depuis un an ou deux on voit réémerger ces préoccupations.

Une politique industrielle doit s’appuyer sur une vision à long terme de l’État qui tienne la route. Il s’agit que l’État anticipe les infrastructures publiques dont il est responsable, comme le réseau d’électricité, et qu’il les mette en œuvre à temps, en respectant les budgets. Ensuite, en faisant levier sur les appels d’offres publics concernant des investissements clés comme les renouvelables, qu’il incite à investir dans des moyens cohérents avec ses objectifs, qu’il mette des clauses d’achat local, qu’il s’occupe de la formation et des compétences, qu’il mette en place la fiscalité énergétique ou les taxes douanières. Ce qui compte, c’est la cohérence de cette dizaine de leviers.

Le problème majeur de notre planification publique réside dans la fragmentation des compétences. Elles existent, au sein de l’État et dans la société, mais elles ne sont pas sollicitées de manière structurée pour prendre des décisions au service de l’intérêt général. Ces quinze dernières années, la Chine et les Etats Unis se sont dotés de structures étatiques avec des profils scientifiques et industriels de haut niveau (NRC et ARPA-E). Dans ARPA-E, les gens autour de la table ne sont pas que des fonctionnaires, mais les meilleurs scientifiques de l’Académie des sciences, les meilleurs retraités de General Electric ou Westinghouse pour le nucléaire, ou viennent d’entreprises privées ou de start-up pour les renouvelables.

La fragmentation est aussi celle des services de l’État, la multiplication des agences, le silotage et la segmentation du travail sur ces problèmes énergétiques.

Il y a quinze ans, l’énergie a été rattachée au ministère de l’environnement, ce qui est une exception française. Ce n’est pas le cas en Allemagne, en Chine, en Grande-Bretagne, aux États-Unis. Notre politique énergétique est orientée par les préoccupations environnementales au détriment des dimensions sociétales et économiques du développement durable.

4- Conclusion

Notre approche de la transition énergétique est à revoir, en particulier sa partie électrique, ramenée à des énergies renouvelables parées de toutes les vertus. Que l’opinion y soit sensible est naturel. Il faut donc se doter d’une vision prospective juste et partagée, ce qui est d’abord la responsabilité de l’État. Celui-ci a laissé les compétences correspondantes et ses propres instruments d’intervention se disperser.

L’Europe est en elle-même un risque supplémentaire de dispersion, alors que dans le jeu géopolitique à haute tension que constitue l’énergie – ce qui reste vrai avec les renouvelables -, le niveau européen est indispensable. Raison de plus pour que les pouvoirs publics français s’organisent.

Sur le terrain immédiat, il faut, contre les vents de la mode, privilégier les technologies déjà industrielles, et entreprendre dès maintenant un effort qui devra être massif et long si l’on veut tenir les objectifs mondiaux de décarbonation.

 

Mots-clés : transition énergétique – prospective – électricité – rôle de l’Etat – géopolitique – Europe – économie.

 

Cet article a été initialement publié le 24 janvier 2022.

Olivier Appert & Denis Randet
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