Toutes sortes de défis s’accumulent aujourd’hui aux portes de l’Union européenne (UE) : stratégiques, environnementaux, économiques… Même si l’idée européenne ne suscite pas chez tous le même enthousiasme, la mise en avant du concept d’ »Europe-puissance » indique qu’une réponse est recherchée via la poursuite de son intégration. Le récent contrat de coalition en Allemagne la mentionne explicitement, on peut s’attendre à ce qu’elle sous-tende la présidence française du Conseil (1er semestre 2022), et le tout nouveau traité franco-italien se place également dans cette perspective. Plus d’Europe donc, oui mais laquelle, si l’on veut convaincre les citoyens de ses bienfaits et les partenaires de sa réactivité ? Celle des Etats comme aujourd’hui, avec ses procédures lentes et complexes, une Europe fédérale, souvent rêvée mais jamais trouvée, ou l’Europe des régions, la panacée selon certains ?

1. L’Europe est d’abord celle des Etats car ils sont signataires du Traité dont découle la légitimité. Même si d’autres institutions ont des pouvoirs d’initiative et de contrôle (Commission, Parlement, Cour de Justice, ..) c’est quand même in fine la vue du Conseil, sur instruction des Etats membres, qui s’impose. Certes, le dialogue interinstitutionnel peut faire évoluer cette vue, mais il est clair que rien ne peut aboutir s’il y met son veto. Ne citons à l’appui que l’adoption des perspectives financières, une fois tous les sept ans.

Cette Europe des Etats frappe par sa complexité qui l’a jusqu’ici plutôt freinée. Des questions de taille jouent, et le poids des « grands » Etats (France, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne), face aux « moyens » (Roumanie, Portugal, Pays-Bas, ..) ou aux « petits » (Pays baltes, Slovénie, Chypre, ..) en est une. Une surreprésentation alléguée des grands pays, par exemple à travers le couple franco-allemand (pourtant vu comme indispensable à tout progrès) peut créer l’impression, juste ou non, que les intérêts des autres ne sont pas correctement pris en compte. Mais un modèle qui donnerait à tous le même poids serait lui aussi injuste (l’Allemagne compte 82 millions d’habitants, Malte 400 000). Le nombre de voix dont dispose chaque Etat au Conseil, ainsi que celui de ses représentants au Parlement, vise à trouver un équilibre entre ces exigences contradictoires. Il en est de même de la règle du vote à l’unanimité, conçue comme une sauvegarde, mais qui peut aussi paralyser l’action ou favoriser les pressions et les marchandages. Des procédures qui proviennent d’une UE à six ont cessé d’être optimales à vingt-sept. On n’a jamais bien résolu le dilemme élargissement/approfondissement, et là où il faudrait de la fluidité, on a créé lourdeur et complexité.

La complexité résulte aussi de l’organisation propre à chaque Etat. Certains, fédéraux comme l’Allemagne, l’Autriche et la Belgique, ne le sont pas de manière identique, tandis que d’autres comme l’Espagne ou l’Italie sont fortement régionalisés, ou sont régionalisés d’une autre manière, comme la France ou la Pologne. D’autres encore sont unitaires (Portugal, Irlande, …), et pour d’autres enfin leur petite taille, qui les apparente à une région, leur permet d’éviter la question. Bref, la manière dont est adoptée une décision est fondamentalement différente d’un pays à l’autre. La perception et la discussion des enjeux n’y sont souvent pas comparables, ce qui rend d’emblée leur transposition au niveau européen assez complexe. Il existe une asymétrie entre le rapport de l’UE aux Etats qui la composent, réglé par un traité identique pour tous, et le rapport bien plus diversifié de chacun de ces Etats à ses propres régions.

Un troisième et important facteur de complexité provient de l’histoire même des Etats, ainsi que de leurs particularités sociales et culturelles. Ces éléments se matérialisent par des manières de sentir et de comprendre qui s’avèrent fort différentes, voire désynchronisées. Que l’on songe à l’expérience des guerres, notamment les deux guerres mondiales, que tous n’ont pas vécues de la même manière et n’interprètent pas aujourd’hui de façon identique. Une différence heureusement à nuancer par un rejet commun de la guerre pour parvenir à ses fins. De même, le fait d’avoir subi ou non la dictature communiste et la sujétion à ce qui fut l’URSS, même si ces évènements s’éloignent dans le temps, semble induire une appréciation différenciée du rapport  centre/périphérie ou quant à la poursuite de l’intégration. On attend toujours l’émergence de partis véritablement transnationaux, d’une opinion publique à l’échelle de l’Union, ainsi qu’une perception plus commune de certains enjeux tels que climat, défense et sécurité, ou questions migratoires. Il y a un hiatus entre la lenteur des progrès, réels cependant, et la vitesse d’accumulation des défis !

2. Théoriquement, une alternative à l’Europe des Etats serait une Europe fédérale. Dans l’esprit des « pères fondateurs », la Commission préfigurait ce qui, le moment venu, pourrait se transformer en matrice d’un gouvernement fédéral. On sait qu’il n’en est rien, même si l’idée fédérale garde des partisans. Mais ceux-ci savent que cette question n’est pas à l’ordre du jour. Des pays comme la France, et plus encore le Royaume-Uni jadis, et d’autres encore, n’ont jamais été disposés à procéder aux transferts de souveraineté qu’une telle perspective implique. C’est du reste un dilemme analogue à celui de la poule et de l’œuf : on ne peut procéder à de tels transferts que si l’on est convaincu que le niveau supérieur assurera la même protection et les mêmes services que ce qu’assuraient les Etats auparavant. D’une part, cela ne s’improvise pas et, d’autre part, il ne peut y avoir de place pour le doute. Le contrat social est en jeu.

Pourtant, il y a déjà quelques éléments de fédéralisme, donnant à l’UE un caractère inédit et quelque peu hybride. Que l’on songe à la politique de la concurrence ou à la politique commerciale, où c’est bien la Commission qui est à la manœuvre. En outre, des évolutions sont possibles, par exemple sous la pression de la nécessité. Dans les années 90, on opposait volontiers la démarche communautaire à la démarche intergouvernementale. Depuis, cette dernière s’est imposée. Pourtant, l’Union ne peut se contenter d’être la somme des intérêts particuliers de ses membres, qui n’est souvent qu’un dénominateur commun assez peu ambitieux. On a besoin qu’un acteur prenne en charge l’intérêt commun, lequel transcende les intérêts particuliers, notamment dans le contexte d’une compétition économique mondiale et des nouveaux défis environnementaux. Ceux-ci imposent des réponses globales. Ce qui implique que de nouvelles compétences soient reconnues au fur et à mesure à l’Union.

L’euro, âgé de vingt ans, est un succès, même s’il n’a pour l’heure pas permis la convergence des économies, au contraire. Depuis le départ des Britanniques, dix-neuf des vingt-sept Etats membres en font partie, mais six des huit autres y ont vocation de par leur traité d’adhésion. Le Danemark lui est lié par un taux de change fixe, il ne reste donc que la Suède qui soit véritablement en dehors. Il a réduit les frais de transaction, favorisé les échanges et le tourisme, et grâce aux comparaisons de prix plus aisées, a contribué à améliorer la compétitivité. Son rôle international est certes moins affirmé que ce que l’on attendait et le dollar a gardé sa force et ses privilèges, mais le renforcement de l’euro peut toujours survenir, si l’on s’en donne les moyens. C’est cependant une construction incomplète, donc fragile, dans la mesure où la politique monétaire de la BCE ne s’accompagne ni de politiques budgétaires communes, ni de fiscalités harmonisées, et qu’il y manque une véritable Union bancaire. La violente crise de 2011-2012, qui aurait pu lui être fatale, a mis en évidence ces fragilités, où tant l’existence des déficits excessifs de certains, que la pratique du dumping fiscal ou social par d’autres ont mis en péril la solidité de l’ensemble. Si le « whatever it takes » du président de la BCE (Mario Draghi) a calmé les assauts de la spéculation, la nécessité de consolider l’édifice est apparue clairement, et subsiste. On frémit rétrospectivement à l’idée de ce qui serait advenu des pays les plus endettés, dont la France, si l’euro avait sombré. Par son existence même, et par la nécessité de sa sauvegarde, il est donc porteur de plus d’intégration. En effet, le fort endettement qui persiste chez de nombreux membres, ainsi que la difficulté croissante de collecter des ressources fiscales suffisantes laissent aujourd’hui moins de marges pour des pratiques non solidaires entre les membres du club. Dans ce domaine aussi, il faut s’attendre à des progrès. Entre autres idées, la perspective de doter l’UE de ressources propres (par exemple la taxe carbone, ou taxe GAFAs) en fait partie.

L’adoption en 2021 d’un plan de sauvetage post-Covid de 750 milliards d’euros, qui autorise pour la première fois la Commission à s’endetter pour le compte des Etats les plus vulnérables, fut saluée par Olaf Scholz, à l’époque ministre allemand des finances, comme un « moment hamiltonien » de l’Europe. Il se référait au moment où les treize premières colonies américaines, au lendemain de la guerre d’indépendance, décidèrent de mutualiser leur lourde dette, jetant ainsi les bases de ce qui allait devenir les Etats-Unis fédéraux. Le premier ministre espagnol P. Sanchez déclara lui aussi à ce moment-là que l’on pouvait désormais songer à une Europe plus fédérale. Bien sûr, on est encore loin d’une feuille de route, et personne ne jette de lumière sur la façon de résoudre les considérables difficultés qui subsistent. On doit plutôt considérer ces déclarations comme des balises destinées à signaler qu’en dépit de tout, l’option fédérale reste de mise.

3. C’est dans le contexte de cette tension dynamique entre une réalité (Europe des Etats) et un projet non dénué d’utopie (Europe fédérale) que se place la discussion sur l’Europe des régions. On aurait pu croire cette discussion close depuis les années 90, avec la création du Comité des régions qui donne à ces dernières une place dans l’architecture de l’UE. Bizarrement, des forces politiques ne croient pas ce débat clos, et attendent leur heure. Leur maxime : « l’Europe sera celle des régions, ou ne sera pas » repose sur l’idée que si le niveau européen se renforce, un autre deviendra nécessairement superflu. Ce serait alors le niveau des Etats, vu leur efficacité et leur représentativité insuffisantes. Les régions, dans leur ensemble dix fois plus nombreuses, deviendraient alors les « building blocks » et se partageraient les fonctions régaliennes avec l’UE dans une subsidiarité de bon aloi. L’antagonisme grands / petits Etats disparaîtrait, et si l’exemple des USA montre qu’il est possible de fonctionner à 50, alors pourquoi pas à 270 ? On gagnerait en proximité du citoyen ce que l’on perdrait en bureaucratie et en doubles emplois.

Les tenants de cette thèse se trouvent dans les pays où les régions ont un rôle important, telle l’Allemagne, dont les Länder sont caractérisés comme des régions à « pouvoir constitutionnel » et, de façon plus générale, dans les pays fédéraux. Il convient de rappeler qu’en Allemagne, la Constitution dispose que les Länder sont les dépositaires de la souveraineté, la fédération ne recevant de compétences que dans la mesure où ils les lui ont déléguées. Cette particularité distingue l’Allemagne d’autres Etats tels la France, où les processus de dévolution de compétences sont « descendants » et non pas « ascendants ». Elle explique une vigilance particulière des Länder, qui veulent éviter que leur rôle soit affaibli à l’occasion de possibles transferts de souveraineté de leur Etat membre vers l’UE. Et elle permet aussi de mieux cerner le débat entre prééminence ou non du droit communautaire sur le droit national, où le tribunal constitutionnel allemand s’est récemment illustré.

Les nationalistes de la Nouvelle Alliance Flamande (NVA) en sont d’autres représentants. Parti le plus voté en Flandre, il y est au pouvoir, mais pas au niveau national, car son peu d’appétence au dialogue a poussé une improbable et cependant effective coalition de sept autres partis à le contourner. Au niveau européen, ils sont de ceux qui déplorent le moindre poids des « petits » Etats. En même temps, ils n’aiment pas le leur, la Belgique, qu’ils perçoivent comme inutile, voire néfaste, car imposé de l’extérieur en 1830, et espèrent son « évaporation ». Ils sont aussi de chauds partisans de l’indépendance catalane, dont ils protègent le leadeur Puigdemont dans sa fuite peu glorieuse, et où ils voient un autre exemple de la tyrannie des Etats, espagnol en l’occurrence. Ils sont en faveur de l’indépendance écossaise, et voient dans le nationalisme corse, ainsi que dans le regain des langues régionales, quoique limité, les signes avant-coureurs de la disparition de ce jacobinisme honni et centralisateur propre à l’Etat français.

Dans le contexte de chacun de ces cas, on peut comprendre la préférence régionale de ces acteurs. Elle rappelle s’il en était besoin l’incroyable diversité institutionnelle et politique de l’UE, et la nécessité d’en tenir compte. Il est en revanche plus difficile d’imaginer que l’Europe des régions soit une proposition valable pour l’ensemble de l’Union. Cette vision assez égoïste, surtout portée par des régions riches et puissantes parle peut-être davantage d’elles et de leurs ambitions que de l’Union. Car les disparités de tous ordres sont plus grandes entre régions qu’entre Etats, et cette formule pourrait aboutir à drainer encore plus de pouvoir et de richesses vers les plus fortes, sans bénéfice pour les plus faibles. Le niveau régional ne ferait probablement rien gagner en simplification, au contraire. Surtout, on ne voit pas pourquoi les Etats renonceraient à leurs prérogatives actuelles au profit d’un périlleux saut dans l’inconnu.

Bien sûr, l’UE fonctionne tant bien que mal, et souvent en mode crise, il semble donc indispensable de la rendre plus effective. Ses réalisations ne sont cependant en rien négligeables. En revanche, une refondation en profondeur de ses institutions, par exemple via un nouveau traité, exigerait un effort tellement démesuré qu’il semble hors de portée. C’est pourquoi, même si dans l’absolu on peut en reconnaître le besoin, il est peu probable que ce débat soit mené, car il y a plus de risques de s’y enliser que de bénéfices à en attendre.

Une solution, préconisée par J. Habermas, serait peut-être de se contenter de faire dialoguer et interagir les institutions des différents niveaux telles qu’elles sont et là où elles sont. Il faudrait alors seulement leur demander de gagner en pragmatisme et en flexibilité et, surtout après l’expérience désolante du Brexit, d’éviter à tout prix d’investir une énergie considérable dans une entreprise de réforme dont on peut si mal discerner les contours.

 

Mots-clés : Union européenne – Europe fédérale – Europe des régions – Euro – Changement climatique – Plan de récupération post Covid – Réforme des institutions

Eric Dufeil