Le préambule de la Constitution de 1946 garantit à tous la protection de la santé. Une bonne santé est dans l’intérêt de tous, il s’agit indubitablement d’un sujet d’intérêt général. La création du régime général de la Sécurité sociale par des ordonnances en 1945, à partir du programme du Conseil national de la résistance, est dans le droit fil de cette garantie. C’est une réussite : 75 ans après sa création, la Sécurité sociale n’est pas remise en cause et fonctionne. Cependant, le système n’est pas sans défauts, on en évoque quelques-uns dans cet article.

Un système solidaire jusqu’à un certain point

La création du régime général n’a pas fait disparaître quelques régimes spéciaux et les mutuelles qui pré-existaient mais il s’est peu à peu étendu pour couvrir désormais la quasi-totalité des résidents en France. Aujourd’hui, presque tout le monde (actifs, ayants droit, étudiants, retraités, bénéficiaires de la Couverture Maladie Universelle, etc.) bénéficie d’une couverture de base : en 2019, on compte plus de 62 millions d’assujettis au régime général et un peu moins de 5 millions d’adhérents aux régimes spéciaux (pour l’essentiel salariés et exploitants agricoles, militaires, SNCF, RATP, professions notariales). Presque tout le monde bénéficie également d’une assurance complémentaire : les entreprises doivent en souscrire une pour le compte de leurs salariés depuis 2016 et une Complémentaire santé solidaire a été instituée en 2019 pour les personnes à revenus modestes. Il n’en reste pas moins que, par exemple, 13 % des chômeurs n’ont pas de complémentaire.

Il est important de souligner que pour ce qui concerne le régime général, le coût d’assurance ne dépend en aucune façon de l’âge, ni de l’état de santé, ni du « risque » : il est strictement proportionnel aux revenus des assurés. En effet, les prélèvements sociaux en matière de santé sont un pourcentage des revenus, sous la forme de cotisations sociales ou bien de contribution au titre de la CSG et de la CRDS. Les bien-portants paient pour les malades.

Il n’en est pas de même pour les organismes complémentaires qui sont gérés soit par des mutuelles (structures à but non lucratif soumises au Code des mutuelles), des compagnies d’assurance (sociétés à but lucratif soumises au Code des Assurances) ou des institutions de prévoyance. En effet, on peut ici observer plusieurs disparités qui les distinguent du régime général :

  • Le coût et les prestations négociés par les entreprises pour le compte de leurs salariés et de leurs ayants droit peuvent différer d’une entreprise à l’autre, selon la taille de l’entreprise, l’« état de santé » de son personnel, les négociations avec le comité d’entreprise, etc.
  • Les retraités négocient directement avec la « complémentaire » le montant de la cotisation et le contrat, c’est-à-dire le niveau des remboursements de certains soins. Il va de soi que les moins bien pensionnés auront de la peine à souscrire un contrat très protecteur. On estime le coût de la couverture à 7 % du revenu des retraités en moyenne.

Le système en place couvre donc plutôt bien l’ensemble de la population mais avec des modalités complexes, issues de l’histoire, et des inégalités persistantes. Pour que la solidarité (« la sécurité sociale ») joue pleinement, il semble logique de viser un financement uniforme, par exemple, une proportion de tous les revenus quelle que soit la situation de chacun. La « loterie » des couvertures des organismes complémentaires (contrats collectifs) ou bien la dépendance des remboursements au choix d’un contrat individuel (retraités) dérogent trop au principe du régime général. On peut aussi se poser la question du financement des dépenses de santé par l’impôt. Doit-on envisager une progressivité des contributions en fonction des revenus ou de la richesse ? A l’inverse, le nombre d’ayants droit ne modifie aucunement le montant des cotisations du régime général.

Les dépenses de santé, combien ?

La consommation de soins et biens médicaux (CSBM) s’élève à 208 Mds€ en 2019, soit 11,4 % du PIB, ratio stable depuis une dizaine d’années ce qui est plutôt dans le haut de la fourchette des pays de l’OCDE si on excepte les Etats-Unis, largement au-dessus. Les soins hospitaliers représentent un peu moins de la moitié (75 Mds€ pour l’hôpital public, 22 pour le privé) tandis que les soins ambulatoires, 111 Mds€, se partagent essentiellement entre les dépenses chez le médecin ou l’auxiliaire médical et les médicaments.

Toujours en 2019, la Sécurité sociale a financé 78,2 % de la CSBM, les organismes complémentaires 13,4 %. L’essentiel du solde, le « reste à charge » des ménages est de 6,9 %, soit le taux le plus faible des pays de l’OCDE.

Dès l’origine du régime général a été institué le ticket modérateur, c’est-à-dire la part des soins non remboursée par le régime général. L’organisme complémentaire prend en charge tout ou partie de ce ticket modérateur : la part des complémentaires est très variable puisqu’elle s’élève à 16,5 % pour les soins de ville (dépassement d’honoraires), à 40,3 % pour les soins dentaires et près des trois quarts pour l’optique. Les autres soins pris en charge par les complémentaires sont les chambres individuelles à l’hôpital, les prothèses auditives. De fait, tous les soins qui, historiquement, sont très mal couverts par le régime général, ainsi que les divers déremboursements ont favorisé le développement des organismes complémentaires mais n’ont pas empêché un reste à charge élevé dans certains secteurs : 23 % des soins en dentaire, 24 % en optique, 56 % pour des prothèses auditives. Les choses bougent depuis la réforme « 100 % santé » engagée à partir de 2019 : il s’agit de proposer des produits auditifs, dentaires et oculaires qui sont pris en charge à 100 % par le régime général + les complémentaires. Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de cette réforme (reste à charge résiduel, orientation des assurés vers les produits retenus par la réforme).

Sans que l’on dispose de données précises sur ce sujet, il ne fait pas de doute qu’une partie de la population évite certaines dépenses de santé en raison de leur coût ou plutôt de leur faible remboursement. Tout le monde n’a pas un accès égal aux soins.

On observe une progression régulière des dépenses de santé depuis plusieurs décennies. Elle est essentiellement due, en vrac, à la généralisation de la couverture, au niveau de vie, au vieillissement de la population, aux progrès médicaux qui sont souvent onéreux et, sans doute, à la liberté de consultation et de prescription. Une meilleure santé est un atout, les dépenses médicales ne sont pas seulement un coût mais également un atout pour réduire la maladie, augmenter l’espérance de vie en bonne santé, améliorer le bien-être. Il n’en reste pas moins que diverses mesures ont été prises par les gouvernements qui se sont succédé pour tenter de réduire cette progression : « rationalisation » de l’offre hospitalière, tarification à l’acte dans les hôpitaux, encouragement au recours à la chirurgie ambulatoire, objectif de santé publique pour les médecins libéraux, déremboursements, contrôle de la consommation et des prix de certains médicaments, etc.

A ce stade, plusieurs sujets sont à creuser face à cette consommation.

Comment décider de ce qui est indispensable à la bonne santé de chacun ? Aujourd’hui, les médecins prescripteurs des soins décident pour leurs patients mais les médecins ont un biais médical. Qui décide de comment est produit ce qui est prescrit ? Qu’est-ce qui est du ressort de la solidarité ? Quels sont les médicaments, les lunettes, les prothèses qui doivent être pleinement remboursés ? Quels dépassements d’honoraires sont-ils justifiés ? Qui doit contribuer à ces débats ?

D’un point de vue plus général, la part des dépenses de santé dans la consommation des ménages doit-elle faire l’objet d’une norme ? Après tout, ce souhait de plafonnement est absent pour d’autres postes tels que les transports, les loisirs, l’alimentation ou même le logement. Même au sein du secteur de la santé, le plafonnement n’est pas omniprésent : des médicaments peuvent être onéreux, les dépassements d’honoraires ne sont guère encadrés. Est-ce parce que les cotisations sociales entrent dans le calcul des prélèvements obligatoires que le sujet est si sensible ? On a vu pourtant que la crise du COVID a fait exploser la norme : en cas d’urgence, le « quoi qu’il en coûte » emporte tout sur son passage. La santé est-elle une urgence permanente ? Un débat qui ne soit pas restreint aux spécialistes ou aux décideurs doit avoir lieu.

La « gestion » des organismes complémentaires, la gestion de la Sécu

Les coûts de gestion des organismes complémentaires, en vive croissance, dépassent désormais ceux de la Sécurité sociale (plus de 7 Mds€ chacun). Ils représentent 27,5 % des dépenses remboursées par les complémentaires contre 4,6 % pour l’assurance-maladie. L’origine de ces frais très importants provient de la double gestion des mêmes dossiers et surtout des frais marketing (publicité, démarchages) très significatifs que les organismes complémentaires engagent pour grignoter des parts de marché, sans intérêt pour la collectivité puisque le « marché global » ne croît pas au bon vouloir de l’offre et que le contenu des prestations est réglementé. Une rationalisation du système s’impose de manière évidente : il faut éviter les doublons, éviter des couvertures par trop différenciées selon les contrats souscrits, asseoir les cotisations sur les revenus. Il restera aux complémentaires à se réorienter sur des marchés encore trop mal couverts : prévention (la France semble être particulièrement faible dans ce domaine), accompagnement, santé au travail, actions territoriales.

La gestion des mutuelles échappe largement aux usagers (qui a déjà participé aux élections au sein des mutuelles ? combien de votants ?). Pour ce qui concerne les compagnies d’assurance, la gestion dépend de leur conseil d’administration. Les institutions de prévoyance ont un conseil d’administration paritaire. Néanmoins, les organismes complémentaires sont contrôlés par la puissance publique. Mais qu’en est-il du régime général ?

Les créateurs de l’assurance maladie obligatoire avaient prévu que les bénéficiaires aient un rôle prépondérant dans la gestion des organismes de sécurité sociale. De nombreux acteurs ont intérêt à une saine gestion : les pouvoirs publics, les employeurs, les professionnels de la santé, les représentants des salariés, les associations à caractère social sans parler des organes de contrôle comme l’IGAS et la Cour des Comptes.

Mais, de fait, en raison de l’inquiétude provoquée par la hausse des dépenses et son impact sur les comptes publics, l’Etat ou plus précisément l’exécutif a pris les rênes en 1996. Rappelons que la Sécurité sociale, toutes branches confondues, a un budget supérieur à celui de l’Etat. La loi de financement de la Sécurité sociale est désormais votée chaque année par le Parlement, sans parler de lois pluriannuelles. La gestion paritaire est désormais restreinte aux caisses d’assurance-maladie, pour la bonne exécution des directives données au niveau national, sous le contrôle étroit des ministères de tutelle. Les autres parties prenantes, et elles sont nombreuses, en sont réduites à exprimer de temps en temps leur désaccord avec la politique suivie.

Il n’est pas illégitime que le Parlement ait son mot à dire sur les budgets de la « Sécu » et sur des évolutions pluriannuelles. Mais outre que le Parlement ne fait en général qu’approuver ce qui a été décidé par l’exécutif, il paraît pour le moins troublant que les citoyens ne soient que très rarement consultés (la santé n’est qu’un des sujets des campagnes électorales). La santé concerne tout le monde, il est dommage que seuls quelques-uns soient réellement aux manettes.

 

Mots-clés : Sécurité sociale – Assurances complémentaires – Santé

Alain Minczeles