Nous entrons dans une campagne présidentielle qui sera comme chaque fois un moment dintenses débats plus ou moins bien alimentés en statistiques sur les grands défis de la collectivité nationale. Ce sera loccasion de redécouvrir combien nos débats sont polarisés et peu constructifs. Cet article décrit le lancement ce mois-ci de la plateforme collaborative R! pour « Réconcilions-nous ! » qui veut nous redonner le goût du débat constructif dintérêt collectif, et ce que cette approche apporte sur le thème de la statistique.

Le caractère peu constructif de nos discussions politiques

Le débat collectif est de plus en plus clivé. Nous partageons probablement l’objectif politique au niveau le plus général : celui d’une France et d’une planète meilleures à vivre pour tous. Mais nous avons de plus en plus de mal à débattre de ce qui fâche sans nous fâcher et de façon constructive. La campagne de l’élection présidentielle qui s’ouvre est un moment important de discussion sur nos défis collectifs, mais le risque existe de passer moins de temps sur les grands défis du pays que sur les défauts de tel ou telle candidat ou candidate.

Nos discussions ressemblent souvent à des duels où l’on cherche à blesser l’adversaire plutôt qu’à voir ce qui peut faire compromis, et les statistiques sont souvent les armes de ces duels. La tendance est plutôt à l’aggravation des fractures.

La plateforme R! au service de la discussion-négociation

La plateforme collaborative R! (R! pour Réconcilions-nous !) est créée ce mois de novembre (reconcilions-nous.fr). Elle cherche à redonner le goût de la discussion-négociation, en la rendant ludique et efficace. Tous les thèmes peuvent être discutés sur R! et 200 sont déjà ouverts : les incontournables (Politique, Argent, Viabilité de la planète, …) et d’autres plus inattendus, comme l’Orthographe ou les Statues (celles qu’on érige et celles qu’on renverse). Mais il ne suffit pas d’ouvrir des discussions sur une page, car il est facile d’enliser une discussion. L’originalité de R! est sa méthode pour rendre les discussions constructives.

  • Une question par page

Une première façon d’enliser une discussion est de mélanger les thèmes. Chaque thème sur R! est donc traité sur une page différente avec pour chacun la même question : quels problèmes d’intérêt collectif pose le thème et quels défis mobilisateurs et consensuels en tirer ? Les thèmes connexes sont renvoyés à leur propre page, et les discussions sur la faisabilité du défi sont renvoyées sur la page de ce défi : le constat posé sur le thème est séparé des solutions possibles.

  • Une avance par étape

Une seconde façon de brouiller une discussion est de mélanger le constat et les solutions, le long terme et le très court terme. R ! se construit par étapes. La page de chaque défi ne pose à son tour qu’une seule et même question, sur les problèmes que soulève le défi et leurs réponses de long terme. Chaque réponse de long terme a sa propre page sur laquelle on discute d’actions à court terme pour avancer vers la réponse (si elle est consensuelle) ou la tester (si elle ne l’est pas). Puis chaque action a sa propre page. On a donc trois étapes sur chaque thème, consacrées respectivement aux défis, aux solutions long terme, et aux actions immédiates.

  • Une construction collective

Le texte de chaque page est discuté et modifié en continu, à partir de la ou des discussions organisées dans le forum au bas de la page. Ce forum est ouvert à (et visible de) tous les inscrits sur le site. Il est animé par un ou une bénévole R! qui facilite les dialogues et fait émerger de quoi construire puis améliorer le texte de la page.

  • Des discussions-négociations non partisanes

Une autre façon de rendre une discussion peu constructive est d’en faire un affrontement. Les discussions sur R! sont conduites dans l’optique d’essayer de se mettre d’accord. Des bénévoles y veillent pour éviter tout dérapage agressif ou partisan en s’appuyant sur la charte du site. R! privilégie les arguments, évite les attaques sur des personnes ou des groupes de personnes, et évite même les jugements, positifs ou négatifs, sur un parti ou une personne politique : ils polarisent inutilement les participants, qui ont déjà à leur disposition bien d’autres réseaux que R! pour mener des discussions partisanes ou agressives.

  • Des textes brefs et clairs

Une dernière façon de bloquer la discussion est de la restreindre aux spécialistes. Chaque texte doit être clair, simple et court pour rester discutable par tous et améliorable par chacun. Les auteurs des idées présentées sont renvoyés à des pages d’enrichissement. Entre spécialistes, les noms des grands penseurs sont des raccourcis utiles ; mais dans une discussion associant des non-spécialistes, ce sont des barrières, des arguments d’autorité ou des marques de supériorité (un non-spécialiste n’osera pas corriger une idée attribuée à Pascal, un spécialiste va contester que Pascal ait vraiment voulu dire ça, et la discussion tournera au débat de spécialistes).

Une illustration concrète : statistique et intérêt collectif

La suite de cet article reprend le thème Statistique tel qu’il figure dans R! à la date de parution dans Variances. Ce thème a été ébauché en priorité, compte tenu de l’importance des chiffres dans les discussions politiques, et aussi de la formation statistique de plusieurs personnes à l’origine de R!

Quels problèmes d’intérêt collectif posent la statistique et les chiffres et quels défis mobilisateurs en tirer ?
    • Les chiffres de nos grands débats collectifs

Comment avoir les bonnes statistiques pour nos grands débats collectifs ? Où avons-nous des “trous dans la raquette” ? Un défi serait l’alimentation non partisane en chiffres des débats nationaux.

Plus précisément, un déséquilibre dans nos statistiques vient du déséquilibre dans nos valeurs (discuté ailleurs) entre valeur marchande et valeurs morales : nos échanges marchands s’appuient sur des statistiques abondantes, mais il subsiste des lacunes statistiques sur d’autres thèmes, en dépit d’évolutions positives (les problèmes et les défis concernés sont discutés sur chacun des thèmes) :

    1. Le dérèglement climatique, pour mieux intégrer la mesure de la nature.
    2. Le travail, pour mieux intégrer la mesure de la qualité du travail.
    3. La croissance avec une mesure partagée du progrès humain.
    4. La sécurité et le besoin de nous accorder sur une mesure du sentiment d’insécurité.
    5. L’immigration avec le besoin de chiffres qui nous rapprochent sur son impact.

La Covid 19 a illustré une autre attente : des chiffres pour suivre les situations d’urgence et de mobilisation nationale, à intégrer dans le défi de s’accorder sur ce qu’entraine une urgence nationale.

    • Mesurer les différences ? Le risque de communautarisme contre le risque de discrimination

L’intérêt national est de bien vivre ensemble dans notre diversité. Les statistiques peuvent nous aider à identifier des problèmes… ou les aggraver. Les problèmes liés à l’islam et aux religions, ceux liés aux discriminations raciales sont aussi discutés ailleurs, et conduisent à une interrogation : mieux suivre les réalités par religion ou par couleur de peau aggraverait-il les clivages ou les discriminations, ou aiderait-il à les résorber ? La tradition française est la très grande prudence sur les statistiques scientifiques religieuses ou ethniques. Mais parallèlement la liberté reste la règle pour les sondages d’opinion sur ces questions sensibles, alors que ces outils sont scientifiquement fragiles et souvent partisans. Le débat collectif s’en trouve déséquilibré. Un défi serait de disposer de statistiques scientifiques sur les questions religieuses et ethniques.

    • Des chiffres indépendants des intérêts particuliers ou partisans

Les chiffres sont indispensables au débat collectif. Faciles à mémoriser et à utiliser, ils donnent un air de vérité scientifique à ce qu’on dit. Mais ils sont donc régulièrement tordus par des intérêts particuliers ou des intérêts politiques partisans. Protéger nos débats renvoie au défi d’institutions indépendantes qui certifient la qualité des informations du débat collectif. C’est particulièrement important pour les sondages d’opinion politiques.

Les sciences sociales et notamment l’économie produisent beaucoup de statistiques utilisées dans les débats sur des décisions collectives de façon péremptoire. Mais ni la statistique, ni aucune science sociale ne peuvent trancher seules un débat : elles ne peuvent jamais décrire exactement ce qui va se passer et ce que vont faire des personnes, seulement l’éclairer. Elles ne disent pas ce qui est vrai, elles proposent seulement des scénarios à interpréter avec prudence. Le défi serait que les statisticiens et ceux qui utilisent leurs travaux donnent toujours le mode d’emploi de leurs résultats, notamment sur les limites de leur utilisation pour des décisions.

    • L’anonymat de nos données personnelles

La protection de notre domaine privé et de nos données personnelles est une autre source d’inquiétude : que va-t-on faire de cette collecte de données personnelles plus gigantesque chaque année ? Les croisements de données publiques sont soumis à des règles légales qui interdisent de remonter à des données personnelles, sauf intérêt national. Mais ces données sont de plus en plus collectées par des entités privées pour des raisons marchandes, sans vrai contrôle sur leur croisement en dépit des règles nouvelles (RGPD). Le défi serait de garantir l’anonymat des données personnelles collectées.

    • “Je ne suis pas une statistique”

Les statistiques nous font peur quand nous avons l’impression qu’une décision importante sur nous va être prise à partir de quelques chiffres : pour une orientation scolaire, l’attribution d’un prêt, un recrutement… Ce thème et les défis qu’il soulève du point de vue de l’intérêt collectif sont discutés ailleurs, à propos des algorithmes et de l’intelligence artificielle.

    • L’éducation à la statistique

Puisque les chiffres tiennent une telle place dans le débat collectif, comprendre ces chiffres devrait faire partie de l’éducation de base de chaque jeune, et le défi correspondant serait que chaque jeune maitrise les forces et les faiblesses des arguments chiffrés.

Que faire de cette ébauche pour renforcer limpact positif des statistiques sur lintérêt collectif ?

Cet exemple montre qu’il reste des années de travail pour disposer d’un outil collectif exhaustif de discussion-négociation : beaucoup de pages manquent ou se limitent à un titre. Mais il montre aussi comment chacun peut commencer à agir « pendant les travaux » :

  • en réagissant au texte Statistique, dans le forum au bas de sa page sur le site : aucun des auteurs de cet article n’aurait rédigé le texte actuel, mais il nous satisfait comme une ébauche, ouverte et améliorable en continu ;
  • en aidant à construire les pages des défis déjà identifiés, dégager leurs solutions long terme, puis des actions immédiates vers chaque solution ;
  • et en creusant déjà certaines actions immédiates. Par exemple, le défi que « chaque jeune maitrise les forces et les faiblesses des arguments chiffrés » pointe une solution Long terme : « une formation à l’emploi d’outils chiffrés», qui pointe elle-même une action Court terme : « la création d’un outil en ligne illustrant les pièges de la statistique pour un public lycéen ». Créer cet outil peut être un rôle de la communauté R! : identifier, synthétiser, améliorer et mieux diffuser les outils qui existent déjà.

 

Mots-clés : statistique – intérêt collectif – intérêt général – plateforme numérique

Jean-Marc Béguin, Jérôme Cazes & Alain Minczeles
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