Visage des confins – © Evelyne Huet

C’est une expérience singulière pour un quasi « même promotion », mais inculte en art contemporain, de rencontrer Évelyne dans la galerie réputée où elle présente trente-trois de ses saisissantes créations (« Visages d’immensité », galerie Schwab Beaubourg, 35 rue Quincampoix, Paris 4ème, jusqu’au 27 novembre 2021). Je découvre une personnalité aussi originale que son œuvre. Le tableau ci-contre, qui fait l’affiche de son exposition, reflète bien son style unique. D’un côté, presque angoissant, mais de l’autre éblouissant de couleurs. Deux Évelyne, mais conciliables ? Deux vies, mais entremêlées ? J’ai choisi cette approche binaire, j’espère qu’elle ne m’en voudra pas. 

1980-2008. Première vie, les années mathématiques 

Évelyne sort de l’ENSAE avec le sentiment d’avoir eu la chance de profiter d’une école, qui, par la richesse du contenu de ses enseignements et la qualité de ses enseignants, est pour elle, dans son vocabulaire imagé (peut-on le reprocher à une peintre ?), un « gisement d’intelligences jubilatoire ». Elle en sort fascinée par la mathématique, les probabilités et la statistique théorique au point de choisir, à la sortie de l’école, de les enseigner à l’université.  Très vite, sans abandonner l’enseignement qu’elle aime profondément (en partie parce qu’elle n’a pas à souffrir d’une hiérarchie intempestive), elle fonde, puis dirige, une petite société de conseil, l’Institut de Recherche et d’Études Quantitatives. Grâce à la constitution de bases de données, avant même l’ère Internet, l’IREQ guide les entreprises en réflexion stratégique, modélisations économique et financière, prospective et communication. L’entreprise grossit, jusqu’à avoir plus de trente permanents (dont, évidemment, des ENSAE), près de cinq cents collaborateurs (dont des enquêteurs) et même plusieurs antennes à l’étranger, dont à New York, Munich et Budapest. Elle décroche de gros clients, comme EDF et Framatome, que l’IREQ conseille par exemple dans leur aventure dans le nucléaire civil en Chine, ou la Commission européenne, la Banque de France et d’autres établissements financiers. Bref, une vie trépidante et passionnante, avec des sujets toujours renouvelés, et, surtout, qui comptent dans la vie des gens.

Si on s’arrêtait à cela, on ne pourrait que saluer une belle réussite, mais pas si originale que cela.

Ce serait oublier la deuxième Evelyne, l’artiste. Et là, je vais employer les mots insolites qu’elle lance, avec une grande fraîcheur, pour décrire son approche de la mathématique. Pour elle, cette science a une dimension « onirique ». Les nombres imaginaires, les fonctions holomorphes, l’infini insaisissable, la mathématique raconte l’impensable, l’infiniment abstrait. Il y a une « esthétique » dans les mathématiques qu’elle va jusqu’à représenter dans un de ses tableaux, très abstrait, intitulé « La beauté des mathématiques ».[1] Parfois, elle le reconnaît, elle va un peu trop loin. N’a-t-elle pas qualifié, dans un commentaire d’un article de Variances, la mathématique de « science féminine » opposée à la physique, « science masculine » ? Les sciences ont-elles un genre ?

Cette première vie va être stoppée net avec la crise des « subprimes », en 2008. L’IREQ, qui avait notamment des clients à Wall Street, voit ses contrats s’éteindre les uns après les autres, ces firmes considérant que ce type de conseils ne sont plus prioritaires. Alors, plutôt que de ramer à contre-courant, Évelyne décide de se consacrer presque totalement à sa deuxième dimension : la peinture. C’est quelque chose qu’elle faisait déjà, comme une activité secondaire. Cela va devenir sa nouvelle vie.

2007-2021. Deuxième vie, les années peinture

Evelyne a toujours peint. Sa première participation à une exposition renommée date de 2007. C’est là que Openartcode, un réseau d’artistes internationaux, la repère et la coopte. Elle peint alors, question matière et technique, de manière classique, sur toile, à l’acrylique, avec cependant une forte originalité : avec ses doigts. Son genre est déjà établi, ni abstrait, ni figuratif, ce qui fait son caractère unique, une sorte d’exception culturelle. Ses œuvres sont déjà imprégnées de formes saisissantes, surtout de femmes, sur un fond uni d’une couleur éclatante. Une période prémonitoire d’une problématique très contemporaine sur les violences faites aux femmes. Une autre source d’inspiration, qui reviendra plus tard, réside dans les princesses africaines. Aujourd’hui elle a étendu ces expériences à toutes les conditions humaines.

Sacralité 1 – © Evelyne Huet

Elle opère un tournant technique en 2013 en passant à la peinture « digitale ». Elle peint sur tablette, toujours avec son doigt et pas, comme d’autres, avec un stylet pour garder une sensation physique et ne pas perdre son pouvoir sur ses créations. Ainsi, alors que ce serait si facile avec ce logiciel très puissant, elle n’efface jamais ce qu’elle a commencé. L’image digitale est ensuite imprimée sur papier très épais et enchâssée sous Plexiglas, en grande dimension, avec une technique de très haute qualité, dite « Diasec ». Elle retient les meilleurs imprimeurs. Il n’y en a que deux capables de faire cela, l’un à Bruxelles, l’autre à New York. Le tout donne un rendu époustouflant, avec des couleurs puissantes garanties d’une intégrité absolue pendant cent ans.

Et, partant d’expositions de groupes aux quatre coins du monde, elle commence à rayonner jusqu’à bénéficier d’une exposition personnelle à New York en 2017, où un critique d’art américain réputé, Robert C. Morgan, la repère et la soutient. Si c’est à New York qu’elle a d’abord réussi, c’est qu’en France, on ne la comprenait encore pas bien. Mais c’est aujourd’hui chose faite, notamment grâce à Christian Noorbergen, critique d’art et conférencier renommé sur la place de Paris, auteur d’une centaine de préfaces de catalogues et de livres d’art, et également de la magnifique monographie publiée sur elle chez Lelivredart à l’occasion de son exposition parisienne.

Mais la nouveauté ne s’arrête pas à la technique Diasec. Pour cette exposition parisienne, les œuvres d’Evelyne sont disponibles sous la forme, dernier cri, de « NFT » (non-fungible token) avec paiement en Ethereum et inscription des titres de propriété sur la blockchain. La galerie a même créé un immeuble virtuel dans lequel on peut effectuer des visites virtuelles permettant de voir les tableaux exposés.

Pour finir, je reviens sur mon approche binaire car je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a un mystère dans sa personnalité. Évelyne est d’une gentillesse, d’une simplicité, d’une humilité, d’une retenue remarquables. En même temps, en contemplant ses tableaux, on ressent comme une angoisse, une révolte, une violence intérieure. On pense au fameux « Le Cri » de Munch. D’ailleurs, elle-même dit que quand elle commence une peinture, c’est comme une écriture automatique, elle ne sait pas à quoi elle va aboutir. Je vous l’assure ; il y a quelque chose de secret au fond d’elle, qui fait que cet aboutissement ne laisse pas indifférent ! Alors, allez admirer son exposition et échangez avec elle. Si vous êtes un alumni de l’ENSAE, elle vous accueillera les bras encore plus ouverts. Elle a adoré cette école, « gisement d’intelligences jubilatoire » …

 


[1] Ce tableau ne figure pas dans son exposition parisienne mais est visible sur son site internet : Hommages Archives – Evelyne Huet – Digital Paintings. J’ai eu l’impression que cette œuvre avait quelque chose d’une représentation de la « théorie des cordes », théorie extrêmement abstraite, mi-physique, mi-mathématique (à laquelle je ne comprends d’ailleurs rien…).

François Lequiller