• Le rapport de l’ONU analysant les « contributions déterminées au niveau national », c’est-à-dire les engagements des Etats visant la réduction de leurs émissions, a conclu à l’insuffisance des actions annoncées pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris.
  • Il convient donc que les Etats revoient leur stratégie. Dans ce cadre, un outil conceptuel utile est fourni par la formule de Kaya.
  • En décomposant la production d’émissions en fonction de facteurs spécifiques, population, richesse, intensité énergétique et intensité carbone, cette formule permet d’appréhender la sensibilité des différents leviers.

Philippe Aurain


Les rapports se suivent[1] et se ressemblent : la trajectoire des émissions de carbone ne permet pas d’anticiper, au regard des efforts déjà programmés aujourd’hui, une hausse du réchauffement limitée à 1,5°C comme l’ambitionne l’Accord de Paris de 2015. Il faudra faire plus. La formule de Kaya est, dans ce contexte, un outil d’analyse utile.

 Les pays signataires de l’Accord de Paris se sont engagés à définir des engagements nationaux individualisés pour chacun d’entre eux et rapporter leurs progrès tous les 5 ans. Ces « Contributions Déterminées au niveau National » (NDC, Nationally Determined Contributions) sont enregistrées dans le registre de l’UNFCCC (United Nations Framework Convention on Climate Change)[2].

L’ONU vient de publier une analyse[3] de ces contributions dans le but d’évaluer leur capacité à atteindre les objectifs des Accords de Paris (limiter le réchauffement à 1,5°C). Le graphique ci-dessous illustre le niveau d’émission de gaz à effet de serre (GES) tel qu’il est prévisible au regard des engagements actuels des différents pays.

Le graphique présente également 4 scénarios issus du dernier rapport du GIEC (AR6) : les scénarios dénommés Shared Socio-Economic Pathway (SSP), correspondent à différents niveaux d’émission / forçage radiatif (impact en rayonnement) / hausse de température. Le scénario favorable de maintien de la hausse de température sous 1,5°C est le SP 1,9 (1,9 réfère au forçage, c’est-à-dire le nombre de Wm2 supplémentaires dus aux émissions dans ce scénario).

Le graphique montre que la trajectoire NDC (engagements internationaux actuels en rouge) correspond au scénario SSP2 4.5 du GIEC, lui-même associé à une hausse de température de 2,7°C (hausse d’ici 2100 en référence à l’ère préindustrielle 1850/1900).

Les émissions totales projetées en fonction des NDC en 2030 s’élèveraient à 16,3 % au-dessus du niveau de 2010 alors que le respect de la trajectoire 1,5° C nécessiterait qu’elles se situent à 45 % en deçà du niveau de 2010.

Lanalyse via la formule de Kaya

L’économiste Yoichi Kaya a proposé en 1993 dans son ouvrage « Environment, energy and economy : strategies of sustainability » une formule décomposant les volumes d’émissions de CO2 en plusieurs ratios.

Les émissions globales anthropiques[4] de CO2 se décomposent ainsi :

Il s’agit d’une équation « comptable » et non d’un modèle, elle est donc toujours vérifiée.

En effet, les émissions de CO2 dépendent :

  • de l’accroissement de la population,
  • de la richesse par habitant (PIB/population),
  • de l’intensité énergétique de la production (Energie/Pib) c’est-à-dire combien faut-il d’énergie par unité de production,
  • de l’intensité en COE de l’énergie utilisée (CO2/Energie), c’est-à-dire combien l’énergie utilisée émet-elle de CO2.

 ❖ La population mondiale va croître de 25 % d’ici 2050[5]. Dans un monde où la problématique est de baisser l’impact anthropique, cette croissance démographique constitue un défi. Notons que la population active (proxy 15-64 ans) va décroître et la population totale va vieillir (augmentation des plus de 65 ans), ce qui va induire moins de revenus et plus de charges sociales. L’urbanisation va progresser, ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle (du point de vue des émissions de CO2) : les villes sont plus efficaces en termes énergétiques et l’urbanisation réduit l’accroissement de population mais elle correspond aussi à une hausse des revenus et donc des émissions (cf. infra).

Source Banque Mondiale, calculs LBP.

❖ La richesse mondiale par habitant va doubler[6] en 30 ans ce qui, toutes choses égales par ailleurs, augmentera les émissions de CO2.

Dans ses projections à 2050, l’OCDE prévoit un doublement de la richesse par habitant en parité de pouvoir d’achat. Or il est démontré qu’il existe une relation forte entre la richesse individuelle et le niveau d’émissions associé à la consommation individuelle.

Ainsi, dans son rapport « Combattre les inégalités des émissions de CO2 »[7], Oxfam met en évidence le lien entre les émissions liées à la consommation et les niveaux de revenu de la population mondiale :

  • Au niveau global, les 10 % les plus riches de l’humanité ont été à l’origine de plus de la moitié (52 %) des émissions cumulées entre 1990 et 2015.
  • Au cours de ces 25 années, les 10 % les plus riches de la planète ont consommé un tiers (31 %) du budget carbone mondial encore disponible pour limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C, alors que les 50 % les plus pauvres n’ont consommé que 4 % de ce budget.
  • Si les 10 % les plus riches continuaient à émettre au même rythme qu’aujourd’hui alors, à eux seuls, ils épuiseraient le budget total nécessaire au respect de la limitation de la hausse de température à 1,5°C d’ici 2033 et ce, même si les émissions du reste de la population mondiale devenaient nulles dès aujourd’hui.

Au niveau national, la relation entre richesse des nations et émissions est illustrée ci-dessous dans une étude publiée par OurWorldindata[8]

❖ La baisse de l’intensité énergétique est une tendance historique forte.

L’intensité énergétique (consommation d’énergie primaire par unité de PIB en KWh/$) a décrû au rythme de 1,1 %  par an entre 1965 et 2016, soit -44 % sur la période[9]. Par ailleurs, la baisse semble s’être nettement amplifiée en fin de période, pour se situer autour de -2 % annuel en 2015/2016 (cf. graphique infra). Cette tendance reflète le gain considérable en efficacité énergétique de nos modes de production et probablement la tertiarisation des économies.

Source Ourworldindata, calculs LBP.

❖ L’intensité en carbone de la production d’énergie a faiblement baissé au cours du temps.

L’intensité en carbone de l’énergie produite est mesurée en rapportant les émissions de CO2 à l’énergie primaire[10]. Elle a baissé de 0,12 % par an depuis 1965, portant la baisse totale à 14 % sur la période. Nous pourrions être surpris de ces chiffres relativement faibles et paradoxaux au moment où l’évolution du mix énergétique fait les gros titres des journaux.

Source Ourworldindata, calculs LBP.

L’explication provient de l’évolution historique du mix énergétique[11]. Si la part du pétrole est passée de 39 % à 31 % en 25 ans au bénéfice du gaz naturel (graphique infra), l’ensemble des hydrocarbures (pétrole, gaz et charbon) a vu la sienne passer de 85 % à 82 % c’est-à-dire être finalement relativement stable. La hausse des énergies renouvelables à 5,7 % a un peu plus que compensé la baisse de la part du nucléaire passée de 7 % à 4 %.

 

Répartition des énergies primaires monde en %

Source BP statistical review.

❖ Evaluations des émissions 2050 via la formule de Kaya en projetant les tendances.

Première idée : nous conservons les deux hypothèses concernant la population et la richesse par habitant :

    • La première croît de 25 % sur la période (0,75 % par an)
    • La deuxième double sur la période (+2,5 % par an)

Et nous faisons varier

    • L’intensité énergétique du PIB de -1 % à -3 % par an (pour rappel -1 % sur les 50 dernières années et -2 % sur les 10 dernières)
    • L’intensité en CO2 de l’énergie de 0 à -1 % (pour rappel -0,25 % sur les 50 dernières années et – 0,4 % sur les 10 dernières)

Nous obtenons le niveau d’émissions en 2050 (milliards de tonnes de CO2 en ordonnées). En abscisse, nous rappelons la variation d’intensité énergétique (énergie / PIB) et les points correspondent à des niveaux d’intensité en CO2 (CO2/PIB).

Si nous supposons par exemple que les émissions brutes[12] doivent être inférieures à 15 milliards de tonnes[13] en 2050, nous constatons qu’aucun scénario ne remplit l’objectif, même en supposant des progrès sur l’intensité énergétique et l’intensité en CO2 par rapport à ce que nous sommes capables de faire aujourd’hui.

En faisant varier uniquement la population et la richesse et en prenant des valeurs très optimistes pour les deux autres paramètres (intensité énergétique -3 % par an et intensité en CO2 en baisse de 1 % par an), le graphique montre les émissions en ordonnées (Gt de CO2) par taille de la population attendue en abscisse (Md d’habitants) et la progression de la richesse par habitant en pourcentage annuel sur les points.

Le calcul illustre que sous les hypothèses fixées d’évolution des intensités en énergie et en CO2, un mix stabilisation de la population / faible accroissement de la richesse permettrait d’atteindre l’objectif d’émission brute annuel de 15 Gt que nous avons choisi comme référence.

Sous ces hypothèses[14] , le calcul illustre que, à population constante, il faudrait que la richesse croisse de moins de 1 % par an. A richesse constante, la population pourrait croître au rythme prévu de 0,75 % par an.

Limites de l’exercice :

  • L’objet du calcul présenté est d’illustrer les apports de la formule de Kaya. Son intérêt est de pouvoir évaluer les progrès à réaliser sur chacun des facteurs, comparer les ambitions aux tendances historiques pour en évaluer la difficulté, et de fournir un cadre général pour réaliser des arbitrages.
  • Les limites du calcul présenté sont nombreuses. Citons-en trois. Le seuil d’émissions brutes (15 Gt) a été choisi arbitrairement. Les variables ne sont pas forcément indépendantes (notamment richesse et intensité en CO2) et tous les pays n’évoluent pas au rythme « moyen ». Ainsi, un pays émergent économe en CO2 pourrait par exemple augmenter sa richesse sans porter son intensité énergétique au niveau de celle des pays développés (possiblement en dirigeant le surcroît de richesse vers la production d’énergie décarbonée). Par ailleurs, les tendances ne reflètent pas les ruptures déjà en cours. Par exemple, la croissance chinoise a déjà dépassé son pic. Son intensité en CO2 va probablement décroître très rapidement car son mix énergétique est très émetteur aujourd’hui (57% de charbon).

❖ En conclusion

Les résultats obtenus par ces simulations très simples ne prétendent pas appréhender toute la complexité du sujet.

Mais les « règles de 3 » de la formule de Kaya nous permettent d’avoir à l’esprit quelques contraintes importantes :

    • En utilisant les chiffres issus des tendances historiques, et même en supposant certains progrès, les réductions des intensités en énergie et CO2 sont insuffisantes pour atteindre l’objectif de 15 Gt que nous avons arbitrairement retenu ici.
    • Se reposer sur ces leviers suggère donc des ruptures technologiques très fortes et des investissements considérables, et/ou l’identification de zones géographiques ou de secteurs industriels pour lesquels il existe des progrès nettement plus importants que ce que montrent les tendances historiques et/ou encore des changements drastiques de mode de consommation.
    • La sensibilité des émissions à l’accroissement de richesse (niveau et répartition) et à la croissance de la population est importante.

 

Les analyses et prévisions qui figurent dans ce document sont celles du service des Etudes Economiques de La Banque Postale. Bien que ces informations soient établies à partir de sources considérées comme fiables, elles ne sont toutefois communiquées qu’à titre indicatif. La Banque Postale ne saurait donc encourir aucune responsabilité du fait de l’utilisation de ces informations ou des décisions qui pourraient être prises sur la base de celles-ci. Il vous appartient de vérifier la pertinence de ces informations et d’en faire un usage adéquat.

 

La version originale de cet article été publiée dans la revue Rebond de La Banque Postale du 13 octobre 2021

Mots-clés : formule de Kaya – changement climatique – émissions de CO2


[1] IPCC_AR6_WGI_SPM.pdf ;

[2] All NDCs (unfccc.int)

[3] National determined contributions under the Paris Agreement. Synthesis report by the secretariat (unfccc.int) ; LULUCF (Land Use, Land Use Change and Forestry) est l’impact net des pratiques agricoles, forestiers, artificialisation, etc.

[4] Relatives aux activités humaines.

[5] Banque Mondiale ; Population estimates and projections | DataBank (worldbank.org)

[6] OCDE, https://www.oecd-ilibrary.org/economics/data/oecd-economic-outlook-statistics-and-projections/long-term-baseline-projections-no-95_data-00690-en

[7] Combattre les inégalités des émissions de CO2 : La justice climatique au cœur de la reprise post COVID-19 (oxfamfrance.org)

[8]Hannah Ritchie and Max Roser (2020) – « CO₂ and Greenhouse Gas Emissions ». Published online at OurWorldInData.org. Retrieved from:https://ourworldindata.org/co2-and-other-greenhouse-gas-emissions

[9] BP Statistical Review of World Energy; Shift Project; Maddison Project Database; UN Population Prospects <https://ourworldindata.org/grapher/energy-intensity>

[10] Global Carbon Project (2020) dataset: Friedlingstein et al, Global Carbon Budget 2020, Earth Syst. Sci. Data, 12, 3269–3340,  https://doi.org/10.5194/essd-12-3269-2020, 2020.

[11] https://www.bp.com/content/dam/bp/business-sites/en/global/corporate/pdfs/energy-economics/statistical-review/bp-stats-review-2021-full-report.pdf

[12] Le renforcement des processus de capture et transformation ramènerait ce chiffre brut à zéro en net.

[13] Le seuil est discutable et choisi ici arbitrairement pour illustration : nous supposons que certaines émissions seront inévitables et neutralisées par des technologies spécifiques. Par exemple, un rapport de l’IEA évalue à environ 8 Gt l’atténuation par capture : Net Zero by 2050 – A Roadmap for the Global Energy Sector (windows.net)

[14] Encore une fois, elles sont arbitraires. Les résultats ne sont donc pas des vérités définitives et ne constituent que des éléments nous permettant d’évaluer les sensibilités des paramètres.

 

Philippe Aurain
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