Ce n’est pas que la vie soit courte, c’est que le temps passe vite.
Henri Jeanson (Le Saint)

À quelle vitesse s’écoule le temps ?

La question de la vitesse du temps est pour le moins déconcertante. De prime abord, on se demande s’il s’agit d’une boutade destinée à amuser la galerie, d’une énigme recelant quelque sens caché, ou d’une véritable interrogation appelant une réponse claire et précise. Ou peut-être les trois ?

Comment une formulation en apparence aussi simple peut-elle nous plonger dans un tel abîme de perplexité, ouvrir sur un pareil champ de complexité et, surtout, donner lieu à des réponses aussi variées et parfois contradictoires ? En voici un authentique florilège, recueilli au fil des ans auprès de proches ou d’étudiants :

– La vitesse du temps est nulle car, à l’évidence, celui-ci ne s’écoule pas : sur quel support glisserait-il, dans quel réceptacle se déverserait-il ?

– Le temps s’écoule à une vitesse infinie, puisque l’instant présent n’est pas sitôt apparu que déjà il a disparu.

– La vitesse du temps est égale à « un » : une seconde par seconde, une minute par minute, une heure par heure, un jour par jour, un mois par mois, un an par an, etc.

– Le temps s’écoule à la vitesse d’une heure par vingt-quatrième de rotation de la terre autour l’axe de ses pôles.

– Le temps est immobile et c’est l’espace qui traverse le temps mais plus ou moins vite, selon que l’on se déplace à pied ou en TGV.

– La vitesse du temps est variable : lente quand je m’ennuie ou suis dans l’attente, rapide quand je m’amuse ou suis occupé.

Comment résister au plaisir d’ajouter à cette liste la sentence-couperet prononcée par un élève de l’ENA, où j’eus l’honneur d’officier comme répétiteur de mathématiques dans les années 80 ?

– Je me suis renseigné, Monsieur : la question de la vitesse du temps ne figure pas au programme. Je n’ai donc pas à vous répondre.

Comme nous le verrons, chacun de ces stimulants retours, à l’exception peut-être du dernier, possède son once de pertinence et de vérité… certains toutefois davantage que d’autres. Mais comment trier le grain de l’ivraie, comment discerner « la » bonne réponse ?

On pourrait certes nourrir l’improbable espoir qu’à force de poser et reposer la question, de quelque esprit puissant ou innocent jaillira un jour une fulgurance menant au Graal. Il apparaît néanmoins plus raisonnable de ne pas céder à cette tentation de l’empirisme fou et de tenir pour hypothèse réaliste que si la question se prête à autant de réponses, ou n’en admet aucune (ce qui revient au même), c’est parce qu’elle est mal posée.

Dès lors, la voie vers la compréhension consiste à envisager une méta-question, quant à elle dépourvue de toute ambiguïté : peut-on bâtir un cadre conceptuel cohérent, dans lequel on sache définir une vitesse du temps et la mesurer ?

Telle est très exactement l’ambition de notre essai.

Un adage intrigant

Les mots disent le temps… comme dans cet adage, lu dans un almanach :

Quand on est jeune, les journées sont courtes et les années sont longues.
Quand on est vieux, les journées sont longues et les années sont courtes.

La formule pénètre l’esprit, s’y installe puis s’y agite sans relâche, priant avec insistance que l’on élucide son message paradoxal. Comment une accumulation de journées courtes (longues) pourrait-elle composer une année longue (courte) ? Après réflexion, il apparaît que la reformulation suivante, en évacuant la tournure paradoxale, énonce le même constat, avec certes moins d’élégance mais davantage de transparence :

Quand on est jeune, les journées semblent courtes et les années sont pleines.
Quand on est vieux, les journées semblent longues et les années sont creuses.

Sous cette forme, l’adage s’interprète en termes de flux et de stock. Il affirme tout simplement qu’un flux d’activité intense alimente les journées d’un jeune et les lui fait paraître courtes (il n’a pas le temps de voir le temps passer), tandis qu’en en se cumulant, ces journées engrangent un stock d’expériences considérable, si bien que les années, riches en acquis, lui semblent rétrospectivement avoir duré longtemps. À l’inverse, le faible flux d’activité présumé d’une personne âgée lui fait paraître les journées longues (elle a tout le temps de voir le temps passer), tandis qu’en se cumulant, ces journées ne capitalisent qu’un faible stock d’expériences, si bien que les années, pauvres en acquis, lui semblent dans l’après-coup n’avoir duré qu’un trop court moment.

Dans cette explication de texte, flux d’activité et stock d’expériences se réfèrent à des évènements marquants, à des acquisitions cognitives importantes. Ainsi, selon l’adage, un junior expérimenterait et apprendrait quotidiennement beaucoup, chaque journée serait ainsi un terrain permanent d’exploration et, de ce fait, lui semblerait courte ; alors que chaque année, emplie de nombreuses expériences nouvelles, lui paraîtrait une éternité. À l’autre extrême, un sénior ne découvrirait plus rien de véritablement nouveau, chacune de ses journées se traînerait dans une routine répétitive et tirerait en longueur ; quant à ses années, pauvres d’apports originaux, elles lui paraîtraient, à leur terme, réduites à quelques maigres instants.

Telle est du moins la manière caricaturale dont l’imaginaire populaire oppose les âges quant à la perception du temps. Bien sûr, adage n’est pas vérité et il ne s’agit pas là d’un fait universel. L’observation courante montre d’ailleurs qu’il est, hélas, des adolescents dont les journées s’enlisent dans l’oisiveté et s’agrègent en années perdues ; et qu’il est aussi, fort heureusement, des retraités pleins d’entrain dont les journées, débordantes d’occupations, nourrissent des années regorgeant de substance. Ainsi, les journées courtes et les années longues ne sont pas une garantie offerte à la jeunesse ; ni les journées longues et les années courtes, une fatalité frappant la vieillesse. En outre, si le triste destin promis par l’adage était inéluctable, alors la vie terrestre éternelle ne ferait sans doute plus figure d’une utopie désirable aux yeux de certains ; car à quoi bon l’éternité, si les journées y deviennent de plus en plus longues et les années de plus en plus creuses ? Woody Allen ne saurait mieux dire :

L’éternité, c’est long … surtout vers la fin !

Adage n’est pas raison… ni ne dit tout. Ainsi, pour être courtes, au sens de légères en termes d’apports « expérientiels », les années du quatrième âge n’en sont pas moins précieuses : les dernières qui nous soient données à vivre, elles constituent des ressources rares et épuisables. S’opposant à la modération du tempo des expériences vécues, cette rareté crée l’illusion d’une précipitation du temps. L’écrivain québécois Sylvain Trudel écrit « Le temps passe plus vite quand les jours sont comptés ». Selon cet angle de vue alternatif, les vieux jours ne seraient pas ressentis comme une transition douce vers le « ne plus être », ainsi que le suggère l’adage, mais plutôt comme la sourde anxiété de ne pouvoir vivre ce que nous aimerions encore vivre.

Contrairement à ce que les développements précédents pourraient laisser penser, s’intéresser à la perception subjective du temps n’est pas seulement utile à décoder les adages ! On peut même affirmer que ce sujet est omniprésent dans les sciences humaines : ainsi, un économiste rend-il compte de l’impatience des décideurs à l’aide d’un modèle d’actualisation qui déforme le temps, en « rapprochant » le futur du présent ; ou un technologue évoque-t-il l’accélération apparente du temps produite par un progrès technique soutenu ; ou encore, un historien de la longue durée découpe-t-il la temporalité d’une civilisation qui, de son émergence à son déclin, connaît plusieurs phases de percées technologique, culturelle et sociale, alternant avec des phases de relative stagnation.

Quand la langue nous parle du temps

La sensation que nous éprouvons d’un temps qui passe rapidement ou lentement, qui se contracte ou s’étire, s’exprime à travers nombre de tournures courantes de la langue. Le plus souvent, celles-ci confèrent métaphoriquement au temps des attributs cinématiques (rapide/lent) ou morphologiques (court/long). Citons-en quelques-unes.

Dans le registre cinématique :

Vivement dimanche !
Le temps me file entre les doigts.
Cette année n’a pas commencé que déjà elle s’achève.
Je ne vois plus le temps passer.
Les années s’enchaînent à toute vitesse.

Dans le registre morphologique :

Cette année aura été la plus longue de toute ma vie.
Le temps est si court que je n’ai le temps de rien.
La soirée traîne en longueur.
Cette attente est sans fin.
Donnons du temps au temps.

Pour sublimer notre perception du temps, littérature et poésie foisonnent de trouvailles créatives. Au travers de riches figures de style, elles chantent un hymne au dieu Chronos comme, par exemple, dans ces vers magnifiques de William Shakespeare, extraits de Roméo et Juliette, acte III, scène 5 :

Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour
Car dans chaque minute, il y aura tant de jours.

Cinématique et morphologie ici coexistent : du côté cinématique, on note la haute fréquence souhaitée pour les signes de vie ; du côté morphologique, la singulière contenance d’une minute renfermant des jours. Dans un phrasé plus prosaïque, l’anxieuse attente de Juliette a pour effet d’étirer « son » temps propre, jusqu’au point paradoxal où une unité de durée contiendra subjectivement plusieurs unités d’ordre supérieur.

Cette image d’un allongement du temps par démultiplication des unités de durée est également présente dans La valse à mille temps de Jacques Brel, dont les trois temps de rigueur, se changeant en mille, amplifient dans un facteur 333 la durée offerte aux amants :

Une valse à mille temps
Offre seule aux amants
Trois cent trente-trois fois le temps
De bâtir un roman

À sa façon, le chanteur Calogero poursuit le même filon :

Pourvu que les secondes soient des heures dans cet ascenseur…

Une alternative à la démultiplication, afin d’étirer virtuellement les durées, consiste à enrayer la course du temps, voire la stopper ! Dans son célèbre poème « Le lac », Alphonse de Lamartine personnifie le temps, afin de mieux lui adresser cette vibrante supplique :

Ô temps suspends ton vol et vous, heures propices, suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours…

Afin que les délices échappent à l’éphémère, qu’elles se libèrent du carcan où les enserre un trop court moment, il conviendrait en effet que le temps se presse moins… Et quoi d’autre qu’une ardente prière saurait l’exhorter à retenir son pas ? Johnny Halliday, dans son titre Retiens la nuit, n’est rien moins que lamartinien ; tout comme Eddy Mitchell dans sa chanson Rio Grande :

Le temps va s’arrêter pour mieux nous oublier.

À défaut de pouvoir retenir le temps, on peut enfin chercher à s’en extraire, à le regarder passer de l’extérieur, comme si son impermanence n’affectait pas la permanence de l’être. Ainsi, depuis le pont Mirabeau, Guillaume Apollinaire imagine-t-il que la Seine est le Temps, emportant des moments heureux de sa vie sans cependant l’emporter lui-même :

Sous le pont Mirabeau coule la Seine et nos amours…
Vienne la nuit, sonne l’heure
Les jours s’en vont, je demeure.

Perceptions cinématique et morphologique du temps

Cette incursion dans le champ linguistique nous montre que deux regards se croisent dans la perception du temps qui passe : d’une part, un regard morphologique observe la manière dont la chronologie du temps naturel se déforme pour créer une méta-chronologie de temps ressenti ; d’autre part, un regard cinématique observe comment se déroule la course apparente du temps naturel, vue comme le déplacement d’un point mobile – le glissement du présent –, méta-chronométré dans le temps ressenti. Les deux visions se rejoignent, en ce sens que bander l’arc de la chrono-perception (vision morphologique) porte en germe le mouvement que sa corde tendue imprimera à la flèche du temps (vision cinématique). Bien maîtriser l’équivalence entre vision morphologique et vision cinématique de la chrono-perception exige néanmoins quelque soin, à deux égards au moins.

Premièrement, tandis que les qualificatifs morphologiques « court » ou « long » s’appliquent directement à la mesure du temps ressenti, les qualificatifs sémantiquement équivalents dans la vision cinématique, respectivement « rapide » ou « lent », s’appliquent quant à eux au temps naturel, tel qu’il est méta-chronométré dans le temps ressenti.

Deuxièmement, parler dans l’absolu de durée ressentie courte ou longue, ou de temps naturel rapide ou lent, ne revêt pas de signification intrinsèque. Seules une contraction ou une dilatation temporelles sont signifiantes, en tant que rapport d’une durée ressentie à une autre durée ressentie. De même, seuls une accélération ou un ralentissement apparents du temps naturel sont porteurs de sens, en tant que rapport d’une durée réelle à une autre durée réelle.

Le temps naturel paraît accélérer (ralentir) s’il court de plus en plus vite (plus lentement) pour engendrer une même impression de durée ; autrement dit, si à un enchaînement d’égales durées ressenties correspond un enchaînement de durées réelles de plus en plus longues (plus courtes). Concomitamment, le temps ressenti se contracte (s’étire), car à une juxtaposition d’intervalles égaux dans la chronologie naturelle correspond une juxtaposition d’intervalles de plus en plus courts (plus longs) dans la méta-chronologie ressentie. Un temps en accélération apparente équivaut ainsi à une méta-chronologie résultant d’une déformation concave de la chronologie (cf. ligne supérieure de la Figure 1.1) ; tandis qu’un temps en ralentissement apparent correspond à une méta-chronologie résultant d’une déformation convexe de la chronologie (cf. ligne inférieure de la Figure). C’est un peu compliqué ? Nous y reviendrons…

Figure. Visions cinématique et morphologique

Du côté de chez Chronos

Espérant en apprendre davantage et m’emparer du trousseau des clefs du temps, j’ai souhaité rencontrer le plus grand maître du temps de tous les temps. C’est ainsi que, sous mon pseudonyme anagrammatique Caruso Celinni, je me suis rendu incognito sur l’Olympe, afin de rendre visite au Dieu Chronos. Ce dernier demeure à l’écart du jardin des Dieux, au tréfonds d’une grotte abritée des rayons du soleil. Il vit et travaille là, en reclus, au côté de son épouse Anankè, la Déesse de la Destinée, évitant avec soin la compagnie des autres Dieux, tout comme celle des mortels. Sa double réputation de misothéiste et de misanthrope est légendaire et je dois reconnaître qu’elle m’a fait un peu hésiter. Mais,  !

– Je te salue, Ô puissant Chronos !
– Que me veux-tu, présomptueux mortel ?
– Que tu m’instruises des mystères du temps, toi qui, assurément, en es l’expert incontesté !
– Et que veux-tu savoir ?
– Rien n’est plus simple : quel jour sommes-nous et quelle heure est-il ?
– Est-ce donc mon courroux qu’ici tu es venu chercher ? Sinon, grave est ta méprise ! Moi, vois-tu, je suis un Dieu, Je construis le temps, je le fabrique. Ce sont les mortels de ton espèce, et non pas Moi, qui se chargent de publier des dates et des calendriers. C’est là un misérable métier de « comptable » du temps, qui n’est en rien mon affaire ! As-tu une autre question ?
– Oui ! Depuis combien de temps suis-je entré ici et avons-nous entamé ce constructif dialogue ?
– Depuis exactement cinq chronins et sois certain que d’ici cinq autres chronins, et pas un de plus, tu auras quitté céans ! Une dernière question ?
– Euh oui… pourquoi te terres-tu ainsi dans l’obscurité, au fond de cet antre ?
– N’est-ce donc point évident ? Figure-toi que je n’entends pas courir le risque d’être influencé par la course du soleil ! Car c’est à lui, petit Hélios, de régler sa course sur mon Temps, et non pas à Moi, Grand Chronos de caler mon Temps sur son erre misérable ! Me suis-je bien fait comprendre ?
– Parfaitement, Ô puissant Chronos ! Mais voici qu’approche ton épouse, la sublime Anankè. Puis-je lui poser une ultime question ?
– J’en suis vraiment désolée, aimable étranger, mais ni toi ni moi ne saurions contrer la volonté de Chronos ! Or cent nanquins se sont écoulés entre le moment de ta venue et celui où mon Seigneur et Maître t’a signifié ton prochain départ ; et cent autres nanquins se sont encore écoulés depuis. Tu dois donc, hélas, prendre congé sur le champ !
– Auxdieux[1] donc, nobles et ombrageuses divinités… ! Mais ôtez-moi tout de même d’un doute : est-ce bien exact, ne suis-je pas dans l’erreur, compte-t-on bien vingt nanquins dans un chronin ?
– Pour ta gouverne, étranger, Anankè et moi-même créons le Temps ensemble et, si chacun de nous emploie son propre système d’unités, nous sommes en revanche parfaitement synchrones, ainsi que tu l’as correctement remarqué. C’est sur notre Temps que les astres du ciel fixent le leur. L’heure solaire, par exemple, comprend approximativement 223 chronins ou 4460 nanquins. Mais le Soleil et la Terre ont parfois la tremblote et les cadrans des horloges ont également leurs caprices, si bien qu’on ne peut véritablement se fier à eux. Quant à vous, les mortels, vous êtes pis encore que tous les corps célestes réunis ! Vous déformez le temps à l’envi, l’étirant ou le comprimant au gré versatile de votre subjectivité. Et si tel est, comme je le crois deviner, le sujet qui retient ton attention en particulier, ô téméraire Caruso, alors consacre-lui un mémoire et ne manque pas de me l’adresser. Je le lirai à mes rares chronins perdus et veillerai sans faute à te faire part de mes commentaires. Et maintenant, tu n’as que trop tardé !

Caruso n’a pas demandé son reste… mais ne s’est nullement découragé. Il a quitté l’Olympe plus résolu que jamais à faire connaître, aux dieux comme aux hommes, toute la vérité sur la perception du temps chez les mortels  ! Vous découvrirez le fruit de ses cogitations dans le prochain épisode…

 

Mots clés : temps – perception – langage – Olympe – Chronos – Anankè


[1] Ne pas confondre avec « Odieux ». « Auxdieux » est ici l’équivalent polythéiste de « Adieu ».

 

 

 

Nicolas Curien