De plus en plus nombreux, les palmarès universitaires sont très attendus par les établissements comme par les étudiants. Emily Ranquist /Pexels, CC BY

Le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche est désormais rythmé par les annonces saisonnières des résultats des « rankings ». Depuis 2003, date de parution du premier classement des universités mondiales par une équipe de recherche de l’université chinoise Jiaotong à Shanghai, les rendez-vous se sont multipliés.

À côté des classements généralistes établis annuellement par le groupe de presse britannique Times Higher Education (depuis 2004), par la société de conseil QS-Quacquarelli Symonds (depuis 2006) et par diverses autres équipes de recherche, médias et sociétés de services, ont fait leur apparition des classements spécialisés, par région et par discipline.

Le 26 mai dernier, la publication du classement thématique dit « de Shanghai » (Global Ranking of Academic Subjets) a déclenché, dans la plupart des pays, des prises de parole de ministres, présidents d’université, dirigeants d’organismes de recherche se félicitant des succès rencontrés par leurs établissements. La position dans ce classement devient, à leurs yeux, une variable de substitution pour mesurer l’excellence du socle scientifique disciplinaire des universités, voire des systèmes nationaux.

D’une année sur l’autre, la conquête de quelques places permettant d’approcher – si ce n’est d’intégrer – le peloton de tête des établissements mondiaux dans une discipline donnée est vue comme le résultat de nouvelles performances scientifiques, la reconnaissance de l’excellence des travaux des chercheurs, ou encore la consécration de la pertinence des stratégies nationales et des établissements mises en œuvre à cet effet.

Poids de la recherche

Deux mois avant la parution du classement général (Academic Ranking of World Universities), le classement thématique de Shanghai revêt une importance particulière en France. Caractérisé par une séparation historique entre organismes de recherche, universités et grandes écoles, le système d’enseignement supérieur français a longtemps échappé aux critères et aux indicateurs de performance scientifique élaborés par les chercheurs de l’université Jiaotong.

Ce n’est que récemment, au prix d’une suite de reformes conduisant au rapprochement et aux synergies entre entités aux statuts et aux missions différentes, que les établissements français ont fait leur apparition dans ce palmarès.

Les enjeux sont sans doute encore plus importants en Chine, qui compte déjà six universités dans le top 100 du classement généraliste mondial (Tsinghua, l’université de Pékin, l’université du Zhejiang, Shanghai Jiaotong, l’université de science et technologie de Chine, Fudan). Lorsque le classement s’établit par thématique – Sciences naturelles, Ingénierie, Sciences de la vie, Sciences médicales et Sciences sociales – puis par l’une des 54 disciplines identifiées, les universités chinoises occupent la première, la deuxième ou la troisième place mondiale, devançant ainsi des établissements tels que le MIT-Massachussetts Institute of Technology, l’université Stanford ou l’EPFL-Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, essentiellement dans les sciences de l’ingénieur.

Tsinghua est classée première mondiale en sciences de l’énergie, deuxième en télécommunications, génie chimique, nanosciences et nanotechnologies, science et technologie de transports, tandis que Jiaotong remporte la première place en génie maritime et en ingénierie biomédicale. Parmi les autres champs d’excellence de l’université chinoise figurent le génie civil, la mécanique et la métallurgie, le génie des mines.

Plus que les autres classements thématiques, celui de Shanghai vise à mesurer la performance scientifique des établissements à partir d’un certain nombre d’indicateurs quantitatifs que sont :

  • le nombre d’articles scientifiques publiés dans une discipline donnée ;
  • l’impact, c’est-à-dire le nombre de citations dans d’autres articles ;
  • le nombre de publications dans les revues scientifiques ayant un facteur d’impact élevé ;
  • le nombre d’équipes internationales impliquées dans les publications ;
  • le nombre de prix scientifiques remportés par les chercheurs de l’université évaluée.

Le choix de la méthodologie n’est pas innocent. Classer les universités selon les performances scientifiques indique que la recherche joue un rôle de plus en plus important dans la compétition internationale. À la fin des années 1990, l’émergence de l’économie de la connaissance (« knowledge economy ») a progressivement placé l’enseignement supérieur au cœur des politiques économiques, la croissance des pays étant considérée comme fortement dépendante de leur capacité à produire des savoirs.

Guerre des talents

Pendant toute la décennie 1990, la guerre des talents a consisté à attirer les flux de mobilité étudiante en provenance d’autres pays. La compétition entre systèmes universitaires et établissements s’est essentiellement jouée sur le marketing, le prix (c’est-à-dire les bourses) et l’attractivité des conditions de vie sur le campus.

Depuis, le jeu s’est décalé sur le terrain scientifique. Même dans le discours d’organisations internationales telles que l’Union européenne ou l’OCDE, le curseur se déplace, de la transmission des connaissances pour la formation de travailleurs hautement qualifiés vers la course à l’innovation, elle-même étroitement liée à la qualité et à la valorisation de la recherche scientifique et technologique.

Le défi est celui d’attirer des professeurs, des chercheurs et des doctorants de haut niveau, capables de contribuer à l’innovation de demain. La définition et la mesure de la qualité des établissements deviennent ainsi cruciales dans la stratégie de renforcement des capacités de recherche des universités qui se livrent à cette compétition mondiale. C’est précisément sur ce terrain que la Chine se positionne depuis plus de vingt ans.

Définir la qualité des universités est un exercice difficile du fait de l’hétérogénéité des statuts, des modèles économiques, des contraintes et des besoins de chaque discipline. On ne saurait quantifier la valeur intrinsèque des productions scientifiques qui pour la plupart se construisent sur les recherches préexistantes et contribuent aux productions à venir, parfois bien des années plus tard. Les critères et les indicateurs de qualité de la recherche sont donc contestés, au sens où ils font toujours l’objet de controverses.


Profitant de cet espace de discussion, et donc de négociation en vue d’un consensus international, la Chine s’est positionnée en introduisant, à son avantage, une nouvelle méthodologie. En effet, lorsque Jiaotong publie son premier classement mondial en 2003, aucun établissement chinois n’y figure. L’initiative de Shanghai se présente à l’époque comme une contribution méthodologique à l’espace international de l’enseignement supérieur, destinée à permettre aux universités chinoises de se comparer aux meilleurs établissements du monde (à l’époque essentiellement nord-américains et britanniques) et faciliter ainsi leur montée en gamme. C’était donc à l’origine une sorte d’outil de pilotage interne à la Chine, à finalité avant tout nationale.

Presque vingt ans plus tard, non seulement les universités chinoises se sont positionnées de plus en plus clairement dans le haut du classement mais la méthode de Jiaotong s’est aussi imposée comme l’un des principaux indicateurs de réputation des meilleures institutions académiques mondiales. En proposant ses propres critères de mesure de la qualité, la Chine, par le biais de l’université Jiaotong, a entrepris une véritable guerre internationale des standards.

Par analogie avec le domaine technologique et industriel, analyser le classement de Shanghai en tant qu’instrument d’un processus de standardisation permet de comprendre l’extraordinaire et fulgurante trajectoire de la Chine en matière scientifique ainsi que ses ambitions internationales.

Concurrence des standards

Le processus d’imposition d’un standard par rapport à un autre est fortement compétitif. Jusqu’aux années 2000, on ne mesurait pas la qualité des universités qui dépendait essentiellement de leur réputation, elle-même fondée sur le prestige et l’ancienneté. Il n’existait aucun classement comparant des universités de pays différents, même si chaque pays avait ses hiérarchies plus ou moins officielles.

Ainsi, compte tenu de l’histoire de la mobilité étudiante et scientifique, une telle mesure de la qualité avait fini par renforcer le prestige et l’influence des universités les plus réputées et accueillant le plus d’étudiants de l’étranger, à savoir les grandes universités de recherche des États-Unis, ainsi qu’Oxford et Cambridge au Royaume-Uni. Il aurait été impossible à la Chine de concurrencer les pays anglo-saxons sur ce terrain, car elle n’était pas encore un pays d’accueil mais plutôt un pourvoyeur de mobilité sortante.

Il fallait donc imaginer de nouveaux critères sur lesquels les acteurs chinois puissent avoir prise et construire progressivement leur qualité. C’est ainsi que les chercheurs de Jiaotong ont élaboré des indicateurs quantitatifs qui correspondent davantage aux atouts du système chinois.

Les résultats du classement de Shanghai traduisent en effet les positions de force de chaque pays en termes de moyens financiers consacrés à la recherche. Autrement dit, en passant du qualitatif fondé sur la réputation et sur l’enseignement, toutes disciplines confondues, au quantitatif de la production scientifique dans les sciences « dures » et la technologie, la Chine s’est donné les moyens de rivaliser avec les autres pays sur un marché que l’histoire tourmentée du XXe siècle lui avait rendu jusque-là inaccessible. Elle a misé sur des investissements croissants, ciblés sur un petit nombre d’établissements, et, en 2018, la dépense chinoise en R&D représentait 2,2 % du PNB.

En plaçant ses universités d’excellence dans le paysage des « world class universities », la Chine pourra ainsi poursuivre la dynamique entamée avec les réformes des années 1990. Elle a créé un système universitaire fortement différencié et à deux vitesses, pour devenir une « hyperpuissance scientifique » et attirer des talents (étudiants et chercheurs) venant d’autres régions du monde au bénéfice de son économie et de son industrie.

L’adhésion des autres pays à ses propres standards de la qualité universitaire offre aujourd’hui à la Chine de nouvelles perspectives géopolitiques. Les rankings, en tant que standards, sont en effet des vecteurs de transformation et d’adaptation transnationaux. Ainsi, par isomorphisme, l’enseignement supérieur mondial est en train de se conformer non seulement aux indicateurs de la performance établis en Chine, mais aussi aux normes sous-jacentes, qui sont de facto reconnues et légitimées au niveau mondial. En apparence idéologiquement neutre, la méthodologie de mesure de la qualité de l’enseignement et de la recherche véhicule une vision sociétale, même sans référence explicite au paradigme politique qui l’a générée.The Conversation


Alessia Lefébure, Directrice des études, sociologue des organisations, École des hautes études en santé publique (EHESP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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