Cet interview de Alain Bayet, directeur de la diffusion et de l’action régionale de l’Insee, a été réalisée pour Variances par Francis Vennat, lui-même ex-directeur régional. Il nous apprend ce que recouvre l’ « action régionale » à l’Insee, un domaine beaucoup moins connu que les autres spécialités de l’Insee. Les lecteurs de Variances qui, comme tous les Français, ont une accroche régionale, ont tout à gagner à connaître ces travaux.

FV : Pourrais-tu nous rappeler en quoi consiste l’« action régionale » ?

AB : Les établissements de l’Insee en région sont des unités de production chargées de collecter et de traiter les données « sur le terrain », qu’il s’agisse du recensement de la population, des relevés de prix, ou des enquêtes en face à face auprès des ménages. En leur sein, l’action régionale, c’est la déclinaison du « ée » (études économiques) de « Insee » au niveau des régions administratives. Les directions régionales de l’Insee réalisent, à la demande des acteurs publics en région (APR), ou en auto-saisine, des études pour répondre aux besoins du débat public au sein des territoires. Par territoire, on entend la région dans son ensemble, voire un ensemble plus large comme le bassin parisien autour de l’Île-de-France, mais ce peut être aussi un département, une métropole ou un établissement public de coopération intercommunale (EPCI), un quartier de politique de la ville, une zone autour d’une nouvelle gare, un parc naturel, bref toute maille pertinente pour les acteurs publics locaux. Environ 300 personnes à  l’Insee contribuent à ces missions/ces travaux.

À quelles demandes les directions régionales sont-elles amenées à répondre ?

La réponse au besoin d’un  APR est mise en œuvre dans le cadre de partenariats qui servent à définir à l’avance les thématiques à étudier et les restitutions visées (publication, conférence de presse, présentation en interne…), ainsi que les apports de ressources de chacun. Les APR sont les services déconcentrés de l’État (préfectures notamment), les collectivités locales et leurs groupements (Conseils Régionaux, Conseils Départementaux…), ainsi que tout acteur des politiques publiques locales (fédérations professionnelles (ex. : BTP), chambres de commerce et d’industrie, universités, comités de développement des métropoles, comités locaux du tourisme…). Les préfets sont un peu à part. Ils sont chargés de mettre en œuvre des décisions nationales, qui ne sont pas toujours éclairées par des études locales en amont. Leurs besoins dépendent alors en grande partie de leur propre appétence, disons personnelle, pour les études. Le préfet peut aussi nous solliciter pour le suivi local de la mise en œuvre des politiques publiques ou éclairer une situation de crise comme ce fut le cas lors de la crise sanitaire que nous vivons.

Ces partenariats permettent-ils de répondre à tous les besoins d’analyse des  problématiques locales ?

Non, il existe des problématiques pour lesquelles l’initiative revient aux directions régionales (DR) : soit parce qu’un partenariat local dans une DR mérite d’être étendu à d’autres régions; ainsi en est-il de l’étude de la DR d’Occitanie sur l’exposition de la population à des épisodes de canicule, partie d’un partenariat local avec Météo France ; soit parce qu’il s’agit de problématiques pour lesquelles la DR estime que l’Insee doit apporter un éclairage au débat public, même sans demande formelle, comme l’analyse des écarts de revenus ou de patrimoine en Île-de-France. Dans plusieurs régions, pour contribuer à repérer les sujets à traiter en priorité, existent des instances régionales regroupant des services de l’État, dont les services statistiques déconcentrés de certains ministères, des collectivités territoriales, des chambres consulaires, des agences d’urbanisme ou des observatoires locaux, comme le CRIES[1] en PACA ou en Île-de-France, ou encore le Piver[2] dans les Hauts-de-France.

S’agit-il toujours d’études approfondies ?

Pas seulement, car l’Insee dispose d’un patrimoine de données qui lui permet d’apporter son expertise de façon rapide et, néanmoins, synthétique. Ainsi, on peut évoquer les conseils que peuvent fournir les DR, que ce soit dans le cadre de réunions, ou par la production de documents internes. C’est particulièrement le cas avec les préfets de département ou de région. En général, cette mission revient au directeur régional qui dispose de nombreux matériaux d’études pour être en mesure de dresser un panorama riche des questions économiques et sociales. Ainsi, les directions régionales ont été récemment sollicitées pour des travaux sur les logements des étudiants, en lien notamment avec les observatoires territoriaux du logement des étudiants (OTLE).

On peut penser qu’il y a un intérêt pour que, dans le domaine des études, il y ait une coopération resserrée entre les unités de la direction générale et les services d’études des directions régionales. Qu’en est-il exactement ? 

Les unités de la direction générale contribuent à une mutualisation des outils communs d’études, par exemple pour l’analyse des quartiers de politique de la ville, l’orientation économique des zones d’emploi, la localisation des résidences secondaires ou encore l’analyse des effets économiques et sociaux de la crise sanitaire dans les territoires.  En 2020, en pleine pandémie, on a démultiplié ces coopérations, que ce soit pour l’analyse de la mortalité, du volume d’heures travaillées, des déplacements de population ou encore du tourisme. Il existe également des coopérations national/local ciblées, comme l’aide apportée par l’Insee pour accompagner la réflexion engagée par le ministère de la Justice sur la répartition, au niveau local, des compétences entre les différents tribunaux. Certaines analyses territoriales nécessitent des outils et des approches qui peuvent être spécifiques. Un événement invisible au niveau national peut être de première importance au niveau local. On peut penser à la fermeture d’une unité de production dont localement on peut avoir besoin de mesurer les effets directs et les effets induits. La méthodologie développée peut bénéficier d’échanges avec des experts de la direction générale, ce qui là aussi peut contribuer à des coopérations stimulantes.

La question qui est sans doute au centre de la capacité de conduire des études locales, ce sont les sources statistiques. Peux-tu nous faire un état des lieux ?

Si une enquête spécifique peut être nécessaire à l’échelon local, comme l’analyse des flux touristiques en Corse, ou les extensions d’enquêtes ménages réalisées régulièrement dans les DOM, il est impossible de disposer systématiquement de statistiques représentatives issues des enquêtes nationales à l’échelle de tous les territoires, compte tenu de la taille des échantillons. La mobilisation de sources administratives est alors indispensable, même si on en connaît les limites. Ainsi, la localisation de la donnée administrative n’est pas toujours signifiante notamment pour les entreprises, puisque de nombreuses données sont disponibles au niveau des sièges mais pas au niveau de chaque établissement. Il y a malheureusement une certaine instabilité potentielle des données administratives, l’exemple le plus frappant étant la disparition de la taxe d’habitation à laquelle l’Insee doit faire face à brève échéance pour adapter les dispositifs de production statistique qui en dépendent.

En revanche, l’exploitation des données d’état civil tout au long de l’année 2020 a permis non seulement de comptabiliser les décès et de fournir les analyses élémentaires sur l’évolution de la mortalité par âge ou par département, mais aussi de mener des études pour faire le lien entre « surmortalité » et densité de population. Autres exemples intéressants, la mobilisation des DSN des entreprises (déclaration sociale nominative) et des sources de chiffre d’affaires provenant des remontées des déclarations de TVA ont servi pour l’analyse des effets de la crise sur le secteur du tourisme. Le tissu d’établissements observé étant très majoritairement composé d’entités indépendantes nous ne rencontrons pas dans ces cas les problèmes de centralisation des données au niveau de l’entreprise.

Je pourrais citer également les perspectives offertes par de nouvelles sources, comme la base des transactions immobilières dont l’accès est ouvert par les services fiscaux, mais qui doit faire l’objet de traitements sophistiqués pour rendre la donnée brute exploitable pour l’analyse. On imagine très bien combien une telle source sera utile pour analyser les choix de localisation des ménages à un niveau territorial fin.

Le recensement de la population (RP) constitue une pièce maîtresse dans l’approche territoriale. Est-ce la seule ?

Le RP constitue certes une pièce maîtresse. Certaines évolutions récentes confortent cette approche : intégration de Mayotte au RP, évolutions du questionnaire, collecte par Internet et bientôt fourniture de données au « carreau » (territoire de 1 km carré !), mais ce n’est pas la seule : l’exploitation des répertoires et des données administratives (sources fiscales et sociales) permet de dresser d’intéressants portraits de territoires, et de mettre à disposition, au niveau infra-communal, des données carreau par carreau.

Dans ce panorama très riche au niveau démographique, l’analyse des économies locales n’est-elle pas le parent pauvre de l’action régionale ?

La principale difficulté en matière économique résulte du fait que l’unité d’observation (l’entreprise) conduit souvent à regrouper les agrégats économiques au siège ou au lieu de déclaration. Cependant, depuis longtemps, l’Insee procède à une répartition des données agrégées entre les établissements, comme pour la valeur ajoutée, en tenant compte de la répartition des emplois. Mais ce n’est pas si simple.  L’observation économique à un niveau géographique fin reste cependant un enjeu majeur pour l’action régionale, qui est mieux équipée aujourd’hui qu’hier en ce domaine. La crise sanitaire a été, en effet, un accélérateur pour l’utilisation de sources nationales qui étaient absentes, jusque-là, de la boîte à outils du statisticien public : données de téléphonie mobile, de consommation électrique, des transactions par carte bancaire, déclarations sociales mensuelles permettant de rendre compte de l’évolution des salaires et de l’emploi à un niveau détaillé, etc. Il s’agit de gisements de données prometteurs pour l’action régionale.

Les régions ont été redessinées en 2016. Est-ce que cela a eu un effet sur la conduite des études régionales ?

La définition des nouvelles régions ne constitue pas un bouleversement pour la nature des travaux de l’action régionale. D’abord parce que l’action dite régionale est d’abord une action territoriale : le périmètre régional est un maillon important, mais n’est pas le seul. Les périmètres des nouvelles régions sont parfois très vastes et souvent hétérogènes. Mais, de fait, c’était souvent déjà le cas avant la réforme. En dehors de quelques rares régions à l’identité plus affirmée, il existe une grande diversité de territoires au sein de chaque région : l’Occitanie ou Auvergne-Rhône-Alpes sont très hétérogènes, mais Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon et Rhône-Alpes l’étaient déjà beaucoup également. Les phénomènes marquants qui caractérisent le territoire, comme la « diagonale des faibles densités », la « façade atlantique », les « métropoles », le « littoral méditerranéen », les « zones de montagne », les communes hors attraction des villes, ne coïncident ni avec les anciennes régions, ni avec les nouvelles. Dit autrement, tout conseil régional a toujours eu à gérer des problématiques d’équilibre entre métropoles et territoires ruraux, de quartiers politiques de la ville et de zones aisées, de zones en déprise économique et de territoires dynamiques.

La réforme n’a eu que deux conséquences internes. Les directions régionales ont fusionné, elles sont devenues 15, départements et régions d’outre-mer compris, au lieu de 24. Les services d’études ont été regroupés pour gagner en efficience, en revanche les implantations sont demeurées inchangées : la production statistique continue de reposer sur une trentaine d’établissements correspondant au découpage des anciennes régions. Pour les relations avec les acteurs publics régionaux, nous avons bénéficié d’une réduction du nombre d’interlocuteurs pour ce qui est de l’échelon régional, qu’il s’agisse des services de l’État ou des conseils régionaux. Au total, nous conservons la même ambition de service rendu aux acteurs publics dans les régions redessinées.

On a déjà évoqué quelques enjeux pour l’avenir. Est-ce que tu pourrais nous en dire plus sur les besoins locaux auxquels l’action régionale se prépare déjà ? Je pense en particulier aux besoins mis en lumière par la crise sanitaire. L’Insee devra sans doute être en mesure d’en éclairer les répercussions sociales et économiques à un niveau local fin, ainsi que les formes émergentes d’activités (formes innovantes d’agriculture, circuits courts, économie circulaire, migrations, indicateurs de développement complémentaires au PIB…).

Les sujets que tu évoques ici constituent bien des axes de développement. La statistique publique innove : le service statistique du ministère de l’Environnement développe ainsi un suivi des objectifs de développement durable, en gardant en tête l’intérêt de disposer d’indicateurs au niveau des territoires. Un dossier y est consacré dans «  La France et ses Territoires » sorti le 29 avril dernier.

Le service statistique du ministère de l’Agriculture enrichit également son champ d’observation et d’analyse pour investir ces nouveaux domaines. Ainsi, le questionnaire du recensement agricole a été complété de façon à pouvoir appréhender de façon fine et locale les sujets émergents de circuits courts et d’agriculture biologique. En outre, ce service mène une expérimentation pour accéder à des données de gestion des parcelles, afin de pouvoir mesurer, là encore de façon très localisée, les utilisations de produits phytosanitaires par les agriculteurs.

L’Insee a développé un blog (dont Variances.eu reprend régulièrement les publications) qui sert aussi à éclairer des questions pertinentes pour les territoires. Je recommande ainsi les deux études suivantes :

https://blog.insee.fr/quitter-paris-pour-la-campagne-un-reve-de-citadin-mais-pas-encore-une-realite-statistique/

https://blog.insee.fr/connaitre-les-personnes-sans-domicile-est-encore-plus-important-que-les-denombrer/

La Commission européenne a entrepris des actions dans le domaine économique (green deal, subventions-prêts aux pays, centralisation des achats de vaccins…) qui montrent une possible montée en puissance de la coordination européenne. Quelle part l’action régionale compte-t-elle prendre dans la préparation, le suivi et l’évaluation des politiques publiques européennes ?

En rajoutant un échelon (ici, européen), on complique la gouvernance mais on gagne en potentiel de comparabilité et donc d’analyses de politiques publiques à un niveau transnational. Il y a deux exemples où l’action régionale a à y gagner, ou y gagne déjà.

L’analyse territoriale montre l’intérêt de zoomer sur les caractéristiques des zones transfrontalières, avec des spécificités marquées pour les frontières avec l’Allemagne ou la Suisse. La Suisse ne fait pas partie de l’UE, mais disposer de statistiques homogènes de part et d’autre de la frontière constitue un élément déterminant pour la qualité des analyses produites. Des associations ou des organismes contribuent, avec les DR de l’Insee, à rendre possibles ces analyses. On peut citer par exemple l’Observatoire Statistique Transfrontalier de l’Arc Jurassien (Ostaj) entre la Bourgogne–Franche-Comté et les cantons suisses limitrophes, ou l’Observatoire statistique transfrontalier (OST), qui couvre les départements français de l’Ain et de la Haute-Savoie, et les cantons suisses de Genève et de Vaud.

La grille communale de densité, qui classe les communes en 3 catégories – denses, de densité intermédiaire, peu denses – est définie au niveau européen et rend possibles les comparaisons des agglomérations et des métropoles, comme celle des territoires ruraux peu denses ou très peu denses. Au niveau européen sont centralisées des données sur les villes des différents pays. Des premières analyses sont déjà disponibles et vont permettre progressivement de ne plus comparer seulement Bordeaux à Toulouse ou Paris, mais aussi à Barcelone ou Valence, Anvers ou Munich…

Harmoniser les concepts au niveau européen demande pas mal de temps mais c’est indispensable pour analyser dans la durée l’effet de politiques publiques qui sont définies au niveau européen. L’action régionale de l’Insee est naturellement partie prenante de ces avancées.

Pour finir, peux-tu suggérer aux lecteurs de Variances  deux ou trois études régionales récentes particulièrement intéressantes ?

Pour ceux qui souhaitent disposer d’un panorama sur une région donnée, j’invite les lecteurs à découvrir les « Essentiels Régionaux » sur le site Insee.fr : pour chaque Région, une présentation d’ensemble est complétée par un jeu de six questions/réponses illustrées. En lien avec ce que je viens de développer sur la densité de population, j’invite les lecteurs à lire le dossier sur la nouvelle définition du rural dans l’ouvrage La France et ses territoires, déjà cité. Enfin, pour ceux qui souhaitent approfondir les effets territoriaux de la crise de 2020, ils peuvent consulter l’étude sur la déclinaison régionale des résultats de l’enquête menée par l’Inserm et la statistique publique dite « Epicov » (https://www.insee.fr/fr/statistiques/5351583).

Propos recueillis par Francis Vennat

Mots-clés : statistiques – études économiques – régions – territoires


[1]Comité Régional pour l’Information Economique et Sociale

[2] Plateforme d’Information et de Valorisation des Etudes dans la Région

Alain Bayet
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