En juillet 2020, Matthieu Courtecuisse, fondateur et CEO de Sia Partners, publiait « Réindustrialiser, c’est possible » aux éditions de l’Observatoire. En réponse aux questions de Variances, il nous expose les grandes lignes de son plaidoyer pour un réindustrialisation, développé dans son ouvrage.

Variances : Tu as publié en juillet dernier « Réindustrialiser, c’est possible » aux Editions de l’Observatoire. Quelle était l’intention de ton ouvrage ?  

Matthieu Courtecuisse : Principalement un objectif pédagogique, pour décrire la situation mais aussi pour introduire les conditions nécessaires d’une potentielle réindustrialisation. J’ai écrit ce livre au début du premier confinement parce que, dès le mois de mars, les Français ont été sidérés par les difficultés industrielles de notre tissu économique pour produire des masques, des équipements médicaux et même des médicaments. Pour la première fois, ils étaient face à une réalité cruelle : les politiques publiques depuis les années 80 n’ont cessé de grever la compétitivité industrielle de la France. Au-delà des chiffres terribles, avec un PIB industriel divisé par deux en proportion de l’activité française sur cette même période, l’opinion a enfin pris conscience du désastre. Il reste à savoir s’il peut y avoir un consensus politique pour reconquérir une partie de nos capacités. Tout cela est un peu injuste, car, pour la première fois depuis longtemps, un gouvernement avait pris quelques actions qui allaient dans le bon sens, et cela s’était traduit en 2019 par un nombre net de créations de sites industriels, ce qui n’était pas arrivé depuis plus de 20 ans.

V : Serais-tu devenu souverainiste ?

MC : Je crois qu’il y a confusion entre la souveraineté qui est un objectif et le souverainisme qui est une dystopie isolationniste, une apologie du repli sur soi qui cherche de façon aveugle des solutions sur son territoire surtout, quoi qu’il en coûte. Le souverainisme n’apporte que la paupérisation et l’affaiblissement. La souveraineté, c’est au contraire avoir la maîtrise de son destin, que ce soit en temps de paix ou de crise. Elle repose sur la compétitivité, l’échange, l’autonomie stratégique, l’esprit de conquête et les alliances.

V : Comment reconquérir notre souveraineté ?

MC : C’est peut-être contre-intuitif, mais si on veut réindustrialiser, une des conditions est de reconquérir de l’autonomie dans la sphère financière. La crise de 2009 combinée à une régulation financière différenciée entre l’Europe et le reste des pays de l’OCDE a installé une perte de parts de marché considérable de la finance européenne. La tendance s’aggrave encore et il faut réagir. En addition de la réforme fiscale du capital en 2017, trois mesures immédiates sont indispensables : créer des fonds de pension en France, encourager le rapprochement de banques européennes et lancer des monnaies digitales pour préparer la sphère monétaire du futur. Il faut plus de grands fonds d’investissement européens, lourdement investis dans le financement de l’innovation, incrémentale ou de rupture. Sans indépendance financière, nous ne pourrons pas réamorcer la conquête industrielle.

V : Quelle forme peut prendre cette reconquête ?

MC : Disons la vérité sur au moins deux points centraux : c’est un travail de long terme qui doit s’effectuer dans un contexte mondial défavorable. Ensuite, nous devons savoir si nous disposons ou non d’une vraie Europe soudée et cohérente car les options sont assez différentes selon la nature de coopération. Nous ne sommes pas tous dans la même situation et l’histoire récente nous montre pas mal de stratégies intra-européennes non coopératives. Peu importe pourquoi, le résultat est que la France accuse un double déficit budgétaire et des paiements courants, y compris en Europe. Nous sommes en position de faiblesse mais réjouissons-nous de voir que le plan de relance est un point de bascule : l’Europe a pris conscience qu’elle devait se doter de plus de substance et renouveler certaines de ses politiques, pour les adapter à la nouvelle grammaire de la mondialisation. J’en citerai quatre qui me semblent essentiels.

Premièrement, revoir les politiques de concurrence et la notion de marché pertinent. Les dynamiques concurrentielles ne peuvent plus être analysées de la même façon avec le numérique, et l’application du concept de contestabilité.

En deuxième lieu, il faut un prix du carbone aux frontières. Sans un prix reflétant la réalité du coût de l’externalité, il n’y aura pas de mouvement fort de relocalisation et en plus, nous raterons probablement les objectifs de l’Accord de Paris. Attention toutefois car c’est un chantier techniquement complexe.

Troisième priorité : une politique européenne de l’innovation avec des financements de la R&D de rupture repensés à l’aune d’une nouvelle gouvernance. C’est ce que réclame Philippe Aghion avec une DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) européenne.

Enfin, quatrième grand sujet : une politique d’approvisionnement en terres rares pensant l’autonomie stratégique. C’est une des thèses de mon livre. La Chine dispose d’un quasi-monopole des terres rares : 95 % de la production mondiale ! Ce sont des matières premières devenues stratégiques pour la numérisation de nos économies. La Chine a des positions très fortes sur des métaux précieux, avec 87 % de l’antimoine, composant essentiel pour les semi-conducteurs, 84 % du tungstène indispensable à l’industrie de la défense, 79 % du germanium au cœur de la fibre optique ou 51 % de la fluorine difficile à substituer pour la métallurgie. Impossible de fabriquer un avion et plus précisément une aile d’avion ou des panneaux solaires sans cet approvisionnement stratégique chinois. On ne pourra pas relocaliser contre la Chine mais seulement avec elle.

Ces sujets sont au cœur des négociations internationales des cinq prochaines années, et seule l’Europe peut les conduire. Cet agenda est un énorme défi et nécessite un changement du rythme de fonctionnement des institutions européennes, dans un monde qui accélère. Pour cela, nous avons besoin de responsables politiques nationaux qui continuent à porter l’idéal européen et en même temps, qui s’impliquent dans l’exécution. Il faut là aussi savoir dépasser l’horizon de la dystopie souverainiste.

V : C’est clair pour le volet européen mais au fond, que peut faire la France à son niveau ?

MC : Bercy doit repenser la fiscalité de l’épargne au niveau national et cesser de flécher l’épargne vers le financement de la dette souveraine ou le financement du logement social. Le Président de la République a décidé de relancer le Commissariat au Plan. Pourquoi pas ? L’Etat doit penser long quand les entreprises sont dans le court. Le Plan, à condition d’être rationnalisé avec les autres structures qui dessinent l’Etat stratège, peut faire œuvre utile, surtout avec un politique expérimenté et visible, car le défi pédagogique est immense.

V : Quels sont les domaines prioritaires pour le Commissariat au Plan ?

MC : A mon sens, il faut sensibiliser l’opinion publique dans cinq domaines. La démographie est la mère de tout : il faut analyser nos tendances démographiques réelles et préparer l’opinion à une bascule vers une immigration choisie et qualifiée, qui est la seule voie réaliste entre populisme et angélisme.

Ensuite, il faut que l’Etat assume enfin que la France est une puissance moyenne mais de premier plan : ce n’est plus le volume que nous devons viser mais la valeur sur les filières d’avenir. Sur le plan industriel, il faut choisir ses combats, les filières à prioriser en favorisant des logiques d’écosystème. Ce travail a déjà été engagé par la BPI qui fait un travail formidable.

Troisième domaine : rétablir une culture du fait scientifique et de l’innovation en France. Le débat absurde sur la 5G n’est que l’enfant de celui des OGM. On peut moquer un Président américain sur son absence de considération pour les faits scientifiques mais on ferait bien de balayer devant notre porte quand on voit la défiance des français vis-à-vis des vaccins ou quand on ferme Fessenheim tout en signant les Accords de Paris.

Quatrième défi : l’Etat doit se positionner en tant que réassureur de l’économie, en modélisant les grands risques systémiques et en anticipant les réponses, de concert avec le secteur privé. Depuis quelques années, nous avons créé le statut d’Opérateur d’Importance Vitale (OIV), entreprises assumant des missions d’intérêt général par leur criticité. Celles-ci ont des contraintes très fortes en termes de plans de continuité d’activité. Cela a bien fonctionné pendant le confinement et a permis une réelle résilience. Il faut étendre ce dispositif à d’autres secteurs comme l’assurance par exemple et surtout, redéfinir une nouvelle matrice des grands risques : les pandémies évidemment, mais aussi le terrorisme, le bioterrorisme, l’alimentation, les canicules de longue durée, la sécheresse, le black-out électrique, les cyberattaques de nouvelles générations, la perte de traçabilité… Pour aller au bout du raisonnement, cela signifie qu’il y a un coût de prévention à supporter, qui est loin d’être négligeable. Il faut une direction interministérielle des grands risques et des plans de continuité d’activité à l’échelon national couplée avec des forces d’intervention rapides, hybridées publiques/privées.

Je citerai enfin un cinquième pilier : la gestion des compétences et le big bang de la formation, initiale et continue. Là aussi, le gouvernement a entamé des grands chantiers, qu’il faut absolument développer et améliorer dans la durée, en donnant plus de place aux entreprises que ce qui a été accordé dans les projets initiaux. La crise va accélérer le besoin de reclasser massivement énormément de salariés, probablement entre 1 et 2 millions en France d’ici 24 mois. C’est du jamais vu.

V : Quelles sont les filières d’avenir à prioriser ?

MC : Ce sont d’abord les managers d’entreprises, les entrepreneurs et les investisseurs qui doivent prendre les choses en main pour dessiner ce qui doit être produit en France. Pas l’Etat planificateur qui ne doit être qu’un accélérateur et un accompagnateur. Il faut continuer à croire en notre potentiel dans les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique. Il faut relancer l’industrie pharmaceutique, qui a connu un déclassement incroyable en 10 ans du fait de normes absurdes spécifiques à la France. Dans les nouvelles industries, l’industrie des semi-conducteurs me semble jouable. Il faut que l’Etat se mette en mode agile pour accélérer les processus d’instruction de tous les projets industriels. De façon transverse, il faut afficher une ambition de robotisation massive des sites industriels existants. L’industrie française sera 4.0 ou ne sera plus, ou pas.

V : Tu as rapidement évoqué la formation. N’est-ce pas aussi un moment où le monde du travail voit ses fondamentaux évoluer ?

MC : La France doit faire un choix clair consistant à renouer avec la valeur ajoutée. Contrairement aux affirmations d’une économie de la connaissance, les politiques ont fait le choix de smicardiser la société française, depuis les premières lois Balladur sur les allègements de charge, puis les 35h et l’augmentation du SMIC sans aucun lien avec la productivité. Résultat : la société s’est smicardisée, appauvrie, avec un plafond de verre à 1,6 fois le SMIC. Ce choix de société a été largement inspiré par un syndicat dit réformiste. Il a détruit la mobilité sociale et désormais affecte les capacités françaises à remonter en valeur ajoutée. Il n’est pas possible de bâtir une économie de l’innovation tout en faisant supporter la majorité du coût du système social sur les salariés dont la rémunération mensuelle est située entre 1,6 et 4,5 fois le SMIC. Le développement du travail qualifié est un impératif pour relocaliser et remonter en gamme. Tout le système est aujourd’hui fait pour le décourager.

Il est d’autant plus important d’insister car nous sommes à un moment charnière. Le monde découvre le télétravail massifié. C’est un énorme défi car il va mettre en concurrence des métiers de service dans toute l’Europe qui étaient jusqu’à présent uniquement protégés par le rattachement à un lieu. Ce moment est terminé et depuis six mois maintenant, je constate déjà sur le terrain des délocalisations rampantes. Le télétravail, c’est la directive des travailleurs détachés puissance 10 ! Pour un salaire à 50.000 €, le coût du travail en France est supérieur de 35 % à celui de l’Allemagne ; et de  45 % pour les salaires à 100.000 €. Si les pouvoirs publics ne repensent pas rapidement, en 2030, nous nous préparons à une France sans cadres. Il est encore temps de s’en préoccuper !

 

Mots-clefs : relocalisation – compétitivité – industrie – souveraineté – innovation

Matthieu Courtecuisse
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