Dans sa préface au « Handbook of Transport Economics »[1], Daniel McFadden avance l’idée, paradoxale en la circonstance, que l’économie des transports n’est pas une discipline en soi, mais plutôt l’application à un champ d’activité particulier, les transports, des principes généraux de l’analyse économique. Il donne comme illustration de cette affirmation le fait que les références de base des mécanismes utilisés en économie des transports s’appellent Vickrey, Becker, Krugman et Allais, une liste à laquelle il aurait pu ajouter, en remontant un peu le temps, Nash, Pigou et le couple Cournot-Bertrand. Ce n’est, semble-t-il, que pour Dupuit et McFadden lui-même que le transfert se soit fait en sens inverse : c’est en cherchant à résoudre des problèmes concrets de transport qu’ils ont mis en évidence les notions de surplus collectif et de différenciation tarifaire pour le premier, de modèle de choix discret pour le second, qui ont ensuite été largement utilisées dans le reste de l’analyse économique.

Ces constatations n’épuisent pas le débat. En sens inverse, on peut par exemple remarquer le nombre extraordinairement élevé des revues traitant des transports et de l’économie. Une bibliothèque spécialisée comme celle de l’Ecole des ponts et chaussées en recense environ 200, même si  un certain nombre sont des revues professionnelles, et beaucoup sont à cheval entre l’économie et d’autres disciplines telles que la recherche opérationnelle, la psychologie, les nouvelles technologies informatiques, ou l’analyse politique.

Il convient donc d’aller plus au fond, et d’analyser le contenu des travaux qu’on range sous ce terme d’économie des transports, et là aussi la conclusion n’est pas univoque. On pourrait penser que ce contenu est bien réduit, au moins en termes d’apports scientifiques et de spécificité des recommandations aux décideurs : là où la théorie générale analyse dans le duopole deux firmes A et B, l’économie des transports transposerait simplement en parlant de la compagnie aérienne A et de la compagnie aérienne B ; là où la théorie recommande la tarification au coût marginal, l’économe des transports transposerait au cas des infrastructures en parlant de coût marginal d’infrastructure. Cette économie des transports ne serait plus alors qu’un jeu de mots. Si on analyse les idées sous-jacentes à cette présentation, on en trouve de trois ordres, qu’on va commenter successivement.

Les échanges entre l’économie des transports et les autres branches de l’économie

D’abord, historiquement, ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Pendant longtemps les économistes des transports vivaient dans une sorte d’autarcie ; ils comportaient une forte proportion d’ingénieurs et de gestionnaires du secteur par rapport aux économistes de profession[2], et ce, tout simplement parce que, à l’époque, se posaient des problèmes concrets dont l’économie ne fournissait pas de solutions. C’est ainsi qu’ont été bâtis les premiers modèles de trafic, qu’ont été abordés les problèmes du type « voyageur de commerce » par les outils de la recherche opérationnelle, ou que s’est développée la pratique de l’évaluation de projet. Ce n’est que plus récemment, disons il y a deux ou trois décennies, que les problèmes concrets cités plus haut ont fait l’objet de démarches théoriques fondées sur l’analyse économique et que le secteur a été investi par des économistes venant d’autres domaines, au premier rang desquels l’économie industrielle, l’économie de l’environnement et l’économie géographique. L’économie des transports a été en quelque sorte colonisée par chacune de ces trois spécialités : l’économie de l’environnement parce que la chose n’existait pas avant, et compte tenu des interactions fortes entre transport et environnement, qui sont de plus en plus prégnantes et d’actualité avec la montée des débats sur le changement climatique. L’économie industrielle a pris une place croissante avec la tendance à la libéralisation, le développement de la régulation et des franchises, et là aussi la synergie avec les transports a été importante. L’économie géographique est venue la dernière s’introduire dans l’analyse économique des transports : elle a comblé une incohérence ressentie par tous les décideurs, auxquels les économistes ne pouvaient pas fournir de mesure des effets des transports sur  l’activité économique.

L’adaptation des connaissances économiques générales au secteur des transports

Mais, ce sera le second point, cet échange n’est pas une simple transposition ou traduction. Les acquis ne peuvent pas être transposés purement et simplement sans adaptation en fonction des particularités du secteur et même des sous-secteurs qui le composent. Il faut savoir choisir les hypothèses, déceler l’importance relative des mécanismes en jeu, par exemple choisir les variables d’output dans les fonctions de production. Et ceci, l’économiste ne peut le faire qu’en se mettant dans la peau des ingénieurs et des managers, ou en dialoguant suffisamment avec eux pour une connaissance concrète du secteur. Un pont est à faire entre l’universalité de la théorie et son application sectorielle. Citons simplement les sophistications croissantes de la prise en compte du temps, à partir des travaux séminaux de Becker. Le temps est en effet un des paramètres fondamentaux des mécanismes en jeu dans les transports. A partir de l’idée du temps pris comme ressource rare, on a progressivement différencié la valeur du temps selon les modalités de son déroulement ; puis on a introduit la fiabilité et la valeur des décalages entre temps d’arrivées souhaités et réels. Ces avancées sont des approfondissements de la conception théorique générale initiale, qui constituait une percée de plus grande valeur scientifique. Néanmoins, sans ces approfondissements, la théorie initiale aurait été d’un pouvoir explicatif et prédictif beaucoup plus faible.

Un autre concept jouant un rôle fondamental en économie des transports est l’espace. Sans espace à franchir, il n’y aurait pas de transports. Les transports sont à l’origine de la rente foncière, leur présence change la concurrence entre entreprises, créant des pouvoirs de marché liés aux différences de localisation. Ils jouent un rôle fondamental dans l’économie urbaine et régionale, ainsi que dans l’économie des échanges internationaux, comme le met en évidence la Nouvelle Economie Géographique apparue sous l’impulsion de Paul Krugman.

Les transports sont enfin un domaine de prédilection pour la théorie des décisions, à commencer par les décisions des utilisateurs de ces transports : choix du mode de transport, de l’itinéraire, de la destination. La théorie des choix discrets aléatoires, fondée par McFadden, a été développée à partir de la modélisation du comportement des usagers des transports dont elle est devenue l’outil essentiel, et son utilisation s’est étendue à l’explication des comportements des agents dans l’économie urbaine et l’économie régionale.

L’économie des transports entre théorie et application

A côté de ces considérations relatives à la connaissance des phénomènes, il faut noter combien les développements de l’économie des transports sont tournés vers l’application. Cette orientation vers l’application est naturelle s’agissant d’une économie sectorielle, mais elle est probablement davantage marquée dans les transports, ne serait-ce peut-être que parce qu’elle a été investie d’abord par des ingénieurs soucieux, non de savoir désintéressé, mais de résolution de problèmes concrets. Elle fait comprendre d’abord l’importance du recueil et du traitement des données. La spécificité du secteur se traduit par des régularités statistiques imparfaites, par exemple concernant les élasticités de la demande, les taux de rendements des fonctions d’offre. Ces paramètres sont en général relativement « voisins » d’une situation particulière à l’autre ; les comparer et expliquer les écarts par des méta-analyses plus ou moins formalisées est d’un grand intérêt ; on le voit au succès de lecture qu’ont les articles sur ces thèmes dans les revues spécialisées. L’utilité n’est pas seulement l’enrichissement du savoir mais l’aide à la décision, qu’on ne peut pratiquer sans quantification.

Car l’économie des transports comporte essentiellement la fourniture de recommandations en direction des décideurs. Cette fonction de recommandation se retrouve dans toutes les économies sectorielles, mais elle est davantage marquée dans les transports. Cela tient au mélange étroit entre décision publique et décision privée qu’on y rencontre. Ainsi, même dans les pays les plus libéraux, les infrastructures de transport sont gérées par la puissance publique, soit directement, soit indirectement à travers des systèmes de franchises ou de régulation ; il en va de même souvent pour l’exploitation, ne serait-ce par exemple que pour les transports urbains et les transports régionaux de personnes. Enfin, là où règne le marché, la puissance publique intervient souvent, même indirectement, par exemple par les normes de construction des véhicules. Du coup, les décideurs publics ne peuvent laisser le marché guider les décisions dans ce secteur. Plus qu’ailleurs, ils doivent faire appel à l’économiste et à l’économie normative, qui fournit des recommandations sur ce qu’il convient de faire. Mais ils n’ont jamais d’objectifs aussi simples que ceux qui ont la préférence des économistes, à savoir l’optimum de Pareto, la maximisation du bien-être ou de la fonction d’utilité collective. Ils ont bien sûr des objectifs purement électoraux, mais ils se donnent des contraintes, liées (au moins le croient-ils) à l’impossibilité de faire accepter une décision qui comporterait un niveau trop fort d’inacceptabilité de la part de ceux auxquels elle s’appliquerait. Ils sont également souvent sensibles aux effets distributionnels autant qu’à l’efficacité, un sujet sur lequel se focalisent souvent les économistes. Enfin les transports, et les décisions qui les concernent, interfèrent avec d’autres politiques, l’aménagement urbain, l’organisation spatiale, l’environnement ou la politique énergétique. Les problèmes qui se posent dans ce secteur sont aussi très influencés par les évolutions technologiques et sociétales : ainsi actuellement, le changement climatique et l’irruption de l’informatique, comme il y a peu la gestion des entreprises publiques. L’économie des transports est ainsi soumise à un agenda qui ne dépend pas uniquement des chercheurs et des avancées théoriques, mais des préoccupations des décideurs, de l’évolution de la société et des surprises de l’histoire – telles les conséquences du Covid19 – et qui lui donnent une autonomie propre par rapport au mouvement de l’ensemble de l’analyse économique.

Conclusion

En économie, il est rare qu’une question simple ait une réponse simple. Celle qui initie ce texte ne fait pas exception. A l’issue de cet examen, on peut même se demander si elle a un sens précis. L’économie des transports n’est ni une discipline à part ni un simple domaine d’illustration parmi d’autres de l’économie en général. On doit plutôt la voir comme une branche dotée de caractéristiques fortes, outre le fait d’avoir été initialement investie par des ingénieurs. Elle est marquée par l’importance de l’espace, variable duale des transports, du temps, par son caractère appliqué tourné vers l’aide à la décision. On pourrait y ajouter son intérêt intellectuel particulier, qui est d’aborder à peu près tous les compartiments de l’analyse économique.

 

Un cas d’interaction entre l’économie des transports et l’économie générale : le Grand Paris Express

Le Grand Paris Express (GPE) est ce métro automatique en cours de réalisation qui entourera la capitale, à une vingtaine de kilomètres du centre de Paris.

En dehors de ses objectifs en termes de transports (décongestionner les RER dont plusieurs branches ont atteint leur trafic de saturation, faciliter les transferts de la voiture vers les transports en commun, moins agressifs pour l’environnement), le projet  constitue en fait la contribution du secteur des transports à un programme économique d’ensemble destiné à dynamiser la région Ile de France en promouvant le développement de centres tertiaires de haut niveau, en fluidifiant le marché du logement, en développant l’entrepreneuriat, gage d’une réduction du chômage et en corrigeant les déséquilibres géographiques entre l’est et l’ouest de la région. Le GPE participera à cette politique en favorisant la desserte des centres tertiaires, en  concentrant autour de ses gares davantage de population et d’emploi facilitant la densification, en rapprochant les emplois des logements, et en décongestionnant le centre parisien.

Ces effets hors du champ des transports mettent en jeu trois mécanismes qui font la part belle aux avancées de l’économie géographique (Prager 2019[3]).

Le premier concerne les conséquences du projet en termes de migrations de la population et des emplois : de nombreuses études quantifient l’impact favorable des infrastructures sur la croissance de la population et de l’emploi des agglomérations.

Le deuxième tient au déroulement du circuit économique : les effets premiers d’une réduction des coûts de transports vont avoir des conséquences sur l’ensemble de la vie économique et en particulier entraîner des déplacements de populations et de firmes. On peut évaluer la manière dont s’opère cette diffusion à travers des modèles d’équilibre général spatialisé. Ainsi le modèle UrbanSim met en évidence les déplacements d’emplois et de population et montre comment ces déplacements s’opèrent en faveur du voisinage des gares de la nouvelle infrastructure.

Le troisième mécanisme est celui des externalités d’agglomération : lorsque les emplois sont plus proches, soit physiquement, soit par la réduction des temps de trajet, leur productivité s’accroit; ce résultat fait l’objet de vérifications économétriques nombreuses qui permettent de quantifier l’effet correspondant : en gros, l’élasticité de la productivité à l’accessibilité est de l’ordre de 2 à 5 % selon les spécificités des situations, avec des effets particulièrement marqués pour les emplois à haute valeur ajoutée, tels que ceux concernant la recherche, les technologies avancées et les services de haut niveau.

Ainsi le projet du GPE concerne certes les transports mais, à travers les modifications que les transports entraînent dans le reste de l’économie, il devrait, en conjugaison avec les autres politiques publiques, conduire à un rééquilibrage géographique de la région, et à un développement de la productivité des emplois de la région, notamment pour les activités à haute valeur ajoutée.

 

Mots-clés : économie des transports – économie sectorielle – économie normative – économie géographique – comportement du consommateur – concurrence imparfaite


[1] A Handbook of transport Economics, de Palma, Lindsey, Quinet and Vickerman, 2008 Edward Elgar.

[2] Les deux ensembles se recouvrent. Jules Arsène Dupuit était ingénieur, ainsi que Maurice Allais.

[3] Prager JC  2019 : Le Grand Paris Express: les enjeux économiques et urbains” edited by Jean-Claude Prager, Economica, 2019

Emile Quinet
Les derniers articles par Emile Quinet (tout voir)